Les marques de mode cherchent-elles encore à faire scandale ?

Article publié le 28 mai 2019

Texte : Lisa Aït-Khaled.
Photo : collection « Clochards » de Dior signée John Galliano.
28/05/2019

Du défilé « Scandale » d’Yves Saint Laurent aux pénis exhibés chez Rick Owens en 2015, les polémiques collent à la peau de la mode, c’est un fait. Pourtant, si elles ont pu être manipulées à des fins médiatiques par l’industrie, celle-ci commence à prendre ses distances depuis qu’elles menacent de provoquer des sanctions économiques sans précédent, suite à la viralité des dénonciations sur les réseaux sociaux.

Novembre 2018. Dolce & Gabbana prépare son défilé à Shanghai. Pour l’occasion, la marque a réalisé une série de vidéos supposément humoristiques, où l’on aperçoit une jeune femme asiatique tenter de manger des mets traditionnels italiens à l’aide de baguettes. Pris à parti sur Instagram, Stefano Gabbana répond quelques messages privés à caractère raciste, qui ne font qu’empirer la polémique. L’affaire fait un tollé, les créateurs sont contraints de supprimer les vidéos, d’annuler leur show au sein de l’Empire du Milieu et de présenter de plates excuses publiques. Ce qui n’empêchera pas les sites de vente en ligne nationaux consacrés au luxe de retirer les produits de la marque de leur sélection, ni les appels aux boycotts de la communauté chinoise. Des clients qu’il ne fait pas bon se mettre à dos quand on sait que le cabinet de conseil Bain & Company prévenait en novembre dernier que « Les consommateurs chinois insufflent une tendance de croissance positive [du secteur du luxe] ». Dans le pays, les ventes sur ce segment de produits s’élevaient ainsi à 23 milliards d’euros en 2018, soit une hausse de 18% par rapport à l’année précédente.

Plus récemment encore, en février, c’est Gucci qui a fait les frais d’un scandale involontaire. La maison, propriété de Kering, a commercialisé un pull à col roulé noir, pourvu d’une bouche écarlate. Porté, il rappellait les blackfaces, caricatures racistes en vogue dans l’Amérique esclavagiste puis ségrégationniste. Retrait quasi immédiat du produit et excuses contrites de Marco Bizzarri, le PDG, et d’Alessandro Michele, le directeur artistique, n’empêchent pas la polémique et les déclarations de Spike Lee, T.I., Soulja Boy ou encore Russel Simmons à l’encontre de la marque italienne.

Une visibilité redoublée

Par le passé, marques et créateurs ont pourtant longtemps cherché à provoquer des scandales et polémiques en tous genres : une manière efficace de s’offrir une couverture médiatique à peu de frais. « Ce que je voudrais, c’est faire des bêtises » : voilà ce que répond Yves Saint Laurent à la journaliste Claude Berthod en mars 1968, lorsque celle-ci l’interroge sur ce qu’il aimerait faire dans la vie. Le jeune créateur, qui occupe le devant de la scène mode depuis qu’il a remplacé le défunt Christian Dior à la tête de sa maison en 1957, délivre sous son nom trois ans plus tard une collection nommée « Libération ». L’inspiration : la mode des années 1940, celle du Paris de l’Occupation. Les robes sont courtes, les talons hauts et pourvus de semelles compensées, les visages très maquillés… Dans le milieu, le défilé présenté le 29 janvier 1971 fait scandale. C’est d’ailleurs le nom que prend cette collection pour la postérité : une polémique assumée, au point qu’une exposition intitulée « 1971, la collection du scandale », est consacrée à cette ligne en 2015 au sein de la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, à Paris, ensuite devenue le Musée Yves Saint Laurent.

Provoqué à plein escient, le scandale propulse même certaines carrières. Chez Alexander McQueen, il prend la forme d’un jean. Le créateur, pour sa première collection après avoir reçu son diplôme de la Central Saint Martins, intitulée « Taxi Driver », propose un pantalon tellement taille basse qu’il dévoile une partie de la raie des fesses des mannequins. Surnommée « bumster », cette pièce devient un leitmotiv que le designer porte à son paroxysme lors de son défilé automne-hiver 1995, connu sous le nom de « The Highland Rape ». La collection, inspirée par l’histoire écossaise, est taxée de misogyne par la presse, qui lui offre par là-même une large visibilité. Le taille basse, lui, fait date et s’impose dans la culture pop, de Madonna à Britney Spears en passant par Christina Aguilera.

Photo : pantalon « Bumster » d’Alexander McQueen.

En 1996, Alexander McQueen est nommé directeur artistique de Givenchy, suite au départ de John Galliano pour Dior. Le fruit d’une stratégie élaborée par Bernard Arnault, PDG de LVMH, misant sur l’aura sulfureuse des deux créateurs anglais et les retombées médiatiques de leurs shows.

En 2000, John Galliano provoque un tollé avec la collection « Clochards », inspirée des personnes sans-abris qu’il croise dans les rues parisiennes. La polémique est telle que des manifestations sont rapidement organisées devant le flagship de la maison situé avenue Montaigne. Ce qui n’empêche pas Bernard Arnault, en 2004, de confier à l’Express : « Depuis que John est arrivé, les ventes ont été multipliées à peu près par quatre ». Et de poursuivre : « Lorsque je suis arrivé chez Dior, c’étaient les mères qui y amenaient leurs filles ; à présent, c’est l’inverse. »

« La jeune génération est extrêmement engagée, elle a des valeurs et veut agir en conformité avec ces dernières, elle ne laisse donc passer sous aucun prétexte ce qui y est contraire. »

La liste des polémiques s’est allongée au fil de l’histoire de la mode. Hors des podiums, elle est ponctuée par la campagne télé de Calvin Klein au début des années 1980 avec une Brooke Shields sexualisée alors qu’âgée de 15 ans seulement, censurée par plusieurs chaînes, ou encore celles d’Oliviero Toscani pour Benetton, de 1983 à l’an 2000, qui choquent à plusieurs reprises mais confèrent cependant une large visibilité à la marque dont les publicités sont parfois commentées jusqu’au sein des journaux télévisés.

Hors des sentiers du luxe, en 1999, Chantal Thomass, qui vient tout juste de récupérer sa marque de lingerie au terme d’une bataille juridique, est invitée par les Galeries Lafayette Haussmann à organiser un défilé au dernier étage du grand magasin. Mais elle a une autre idée en tête : investir les vitrines du grand magasin parisien avec trois mannequins en chair et en os, qu’elle fait poser en sous-vêtements sous le regard des passants. Un happening de deux semaines, qui fait rapidement l’objet des foudres des pouvoirs publics comme des associations féministes. Dans une interview accordée à Paris Match en 2014, la créatrice se rappelle : « Côté marketing, c’est une réussite internationale : les retombées internationales sont incroyables (…) on n’utilisait pas encore le mot buzz à l’époque. Je suppose que c’en fut un. Et ma marque a été relancée. »

Changement d’audience, changement d’ambiance

Dans son documentaire Scandales de la mode sorti en 2016, Loïc Prigent analysait les multiples polémiques ayant touché l’industrie. Images à l’appui, il revenait entre autres sur la collection masculine « Sommeil » de Comme des Garçons, présentée le 27 janvier 1995, date de commémoration des 50 ans de la libération d’Auschwitz. Un mannequin y défilait vêtu d’un pyjama rayée, et certaines pièces étaient tamponnées de séries de chiffres. De quoi provoquer l’ire du Congrès juif européen, dont le secrétaire général Serge Cwajgenbaum confiait aux caméras du journal télévisé de France 2, suite au défilé : « Nous attendons de la part des designers, des stylistes, de ceux qui font la mode, de ceux qui créent, de ceux qui font descendre leur créativité dans la rue, une prise de responsabilité, une certaine déontologie. On ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, de présenter n’importe quoi, de vendre n’importe quoi ». En réponse au scandale, la directrice artistique de la marque Rei Kawabuko a expliqué s’être inspirée de la mode britannique d’autrefois, et s’est déclaré navrée que certains des looks présentés aient involontairement rappelés les abominations de la Seconde Guerre Mondiale : les pièces concernées ont d’ailleurs été retirées de la collection.

Photos : Rick Owens, automne 2015.

Ce manque de vigilance de la part des équipes créatives et commerciales fait aujourd’hui parfois encore défaut aux designers. Mais si en 1995 Comme des Garçons sort à peine écorné de la polémique déclenchée, en supprimant une partie des vêtements au cœur des accusations, ce genre de dérapages peut aujourd’hui entraîner des retombées économiques sans précédent. Les décalages entre l’intention de la marque et l’effet perçu par les consommateurs ne pardonnent plus. Serge Carreira, maître de conférence sur le luxe et la mode à Sciences Po Paris, explique : « La problématique, ce n’est pas que le monde change, c’est qu’il a changé. Et c’est le rôle des créateurs d’être en adéquation avec le monde qui les entoure. Ils doivent partager des valeurs avec leur audience, plus encore qu’avec leurs clients, parce qu’aujourd’hui, l’essentiel pour une marque va au-delà de sa clientèle. »

Cette audience se trouve notamment sur les réseaux sociaux, où les maisons communiquent massivement afin de capter les millennials et leurs petits frères et sœurs de la Génération Z : autrement dit, les acheteurs du luxe de demain. Selon une étude de 2017 du cabinet de conseil Bain & Company et du site de e-commerce Farfetch, ces jeunes nés entre le début des années 80 et la fin des années 90 représenteront en 2025 45% des consommateurs du luxe. Or, comme le souligne Serge Carreira, « cette jeune génération est extrêmement engagée, elle a des valeurs et veut agir en conformité avec ces dernières, elle ne laisse donc passer sous aucun prétexte ce qui y est contraire ». D’où de multiples mesures prises par les marques. Chez Gucci, qui disposait déjà d’un comité consultatif de millennials, différents postes ont ainsi été créés dont celui de directeur global pour la diversité et l’inclusivité.

L’influence des réseaux sociaux

Catherine Örmen, historienne de la mode, remarque de son côté : « Auparavant, lorsqu’un créateur défrayait la chronique, ça ne sortait pas du petit milieu de la mode. Désormais, Facebook, Twitter et Instagram sont devenues des caisses de résonance énormes. » Serge Carreira abonde dans son sens : « La vitesse de propagation de ces polémiques est due à la nature même de leur diffusion via les réseaux sociaux, axés sur l’instantanéité. » Plusieurs acteurs numériques ont par ailleurs endossé le rôle de « police de la mode ». C’est le cas de The Fashion Law, le site Internet de l’avocate Julie Zerbo, qui interpelle les maisons et relaye les questions relatives au droit dans la mode. Mais aussi et surtout de Diet Prada, compte Instagram créé par Tony Liu et Lindsey Schuyler en 2014, suivi par quelques 1,3 millions de personnes. À son actif ces derniers mois, la révélation des messages privés au caractère raciste envoyés via Instagram par Stefano Gabbana suite au scandale chinois, mais aussi des posts quasi quotidiens mettant en évidence les ressemblances entre le travail de divers créateurs. Pour assurer leur rôle de lanceur d’alerte, les fondateurs du compte peuvent s’appuyer sur la vigilance de leur communauté qui n’hésite pas à souligner en message privé des similitudes entre deux collections, des sorties hasardeuses, ou encore des commentaires déplacés.

« Certains de nos détracteurs nous demandaient pourquoi on s’embêtait à parler de marques comme Dolce & Gabbana, qui ont un historique de comportements toxiques. Mais l’effort collectif de tout le monde sur ce réseau social a prouvé que même les pouvoirs problématiques comme le leur peuvent en fait être coupés », expliquaient Tony Liu et Lindsey Schuyler à Business of Fashion dans un récent article.

Pour autant, leur impartialité commence à être remise en question. Désormais invités aux premiers rangs des défilés, les fondateurs de Diet Prada acceptent depuis peu de diffuser des posts sponsorisés, et entrent, comme n’importe quel compte Instagram influent, dans une sorte d’obligation de publication. Ces observateurs, prompts à dégainer à la moindre polémique ou suspicions de plagiat, commencent donc à être à leur tour pointés du doigt, perçus comme de nouveaux censeurs. De quoi rendre la mode moins subversive ? Serge Carreira rappelle que : « La mode, c’est le miroir du monde. Les créateurs doivent évidemment être libres ; la mode est subversion, mais la subversion n’a jamais été le non-respect des autres. »

Outre leurs créations, les marques peuvent désormais compter sur une nouvelle manière d’accrocher le regard de l’audience : l’engagement. C’est le parti qu’a pris Nike en septembre dernier, en faisant appel au joueur de football américain Colin Kaepernick pour une publicité (d’abord diffusée sur Twitter). Celui-ci a refusé plusieurs saisons durant de mettre le genou à terre pendant l’hymne américain pour protester contre les violences policières et raciales. Un choix d’égérie largement discuté aux États-Unis, entraînant notamment des appels aux boycotts de la part des patriotes locaux. Pourtant, selon Apex Marketing Group, 24 heures après sa première diffusion, la viralité de la campagne aurait permis à Nike de s’assurer une couverture média équivalente à 43 millions de dollars d’investissement. Sur cette somme colossale, un quart seulement correspondrait à de la publicité négative. Les derniers chiffres de la marque affichaient une hausse de ses ventes augmenter de 7% sur son dernier trimestre d’exercice, clôt le 28 février 2019. La stratégie a donc l’air plutôt payante.

Photo : Campagne Nike avec Colin Kaepernick.

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