Le luxe peut-il être éthique ?

Article publié le 20 juin 2018

Photo : Patrick Weldé pour Magazine Antidote : EARTH printemps 2018.
Texte : Alice Pfeiffer

Oxymore ou évolution ? Si le luxe articule un besoin de distinction sociale, comment consommer sans dominer ?

Début mai, Gap, Zara, H&M et Topshop s’engagent à ne plus utiliser de mohair, dont les pratiques de production cruelles sont dévoilées. Dans toutes les strates de l’industrie, les textiles et pratiques évoluent vers une offre plus green et vegan. Récemment, Maison Margiela et Gucci se sont ajoutés à la liste grandissante des grands noms de la mode à bannir la fourrure, et en Angleterre, le British Fashion Council s’associe à Vivienne Westwood et au maire de Londres Sadiq Khan pour son projet Positive Fashion, visant à accompagner le passage à une énergie verte d’ici 2020.

Au cœur de ces décisions, un changement clé opère : la quête de nouveaux codes, rites et récits respectueux, face à l’histoire profondément aristocratique du luxe. Comment donner du sens et générer du désir sans passer par un processus de domination classique de la nature ? Comment ne pas vivre dans un éternel comparatif aux normes stratifiées (et sanguinaires) centrées sur l’apparat, bannissant le « faux », le « simili », et tout autre ersatz ?

Luxe et strates sociales : une ritualisation des privilèges

Dans l’histoire, le port de fourrures animales a agi comme une sorte de métaphore, et de continuité de la souveraineté de celui qui les arborait. Durant l’Ancien Régime, castors, hermines, renards, et visons ont habillé différentes strates de l’aristocratie et de la bourgeoisie ; plus l’animal était rare, plus le pouvoir signifié était élevé. « Le roi représente la nation, et ses possessions le représentent » écrivent Peter Mc Neil et Giorgio Riello dans Luxury: A Rich history, où ils analysent la naissance du luxe, et sa capacité à ritualiser les privilèges. Celui-ci est appuyé, entre autres, par la complexité (et barbarie) du traitement des animaux. Parmi les fourrures les plus prisées, on trouve de l’astrakan, à base de fétus d’agneaux tués dans le ventre de leur mère pour leur pelage encore soyeux et bouclé ; ou le vair, fait de dos et ventres d’écureuils blancs et rares. Dans la cour d’Angleterre, différents ordres supérieurs de l’armée sont coiffés et habillés de peaux d’écureuils, loups, et autres coyotes, afin de fabriquer une élite aussi symbolique que visuelle.

Photo : Patrick Weldé pour Magazine Antidote : EARTH printemps 2018.

À l’arrivée de la modernité et du capitalisme, ces matières dites « nobles » sont particulièrement prisées par les hautes sphères du luxe, en réaction, comme Bourdieu l’analyse dans La Distinction, à l’accès du peuple aux tendances revisitées par la fast fashion. Le « vrai », en opposition au synthétique présent en grandes surfaces, permet de réaffirmer sa supériorité et son appartenance à une classe sociale supérieure.

« Avec l’arrivée de la démocratisation du luxe et de tendances globalisées, de nouvelles élites cherchent à se démarquer par d’autres codes, connaissances et communautés. »

Le luxe peut-il donc être éthique si sa fonction première est de se distinguer de la majeure partie de la population ? Pour Andrew Dean du Fashion Studies Journal, nous serions aujourd’hui face à une clientèle en « dissonance cognitive, désireuse de consommer du luxe éthique, mais trouvant que celui-ci est aux antipodes du rôle classique de la consommation : un ralentissement, un respect, une horizontalité, plutôt qu’une individualisation éphémère et en accéléré. »

Vers un objet au capital intellectuel plutôt que financier

Avec l’arrivée de la démocratisation du luxe et de tendances globalisées, de nouvelles élites cherchent à se démarquer par d’autres codes, connaissances et communautés. Pour Elodie Nowinski, historienne et sociologue de la mode, « la valeur d’un objet est souvent déconnectée de la rareté de sa matière première. Lorsqu’on voit le succès de marques upcyclées et de business models comme Supreme, force est de constater que la matière n’a pas la mainmise sur le fantasme » analyse-t-elle. Elle évoque ainsi la valeur symbolique, intellectuelle et magique qui enrobe chaque objet de luxe, et vient composer le capital symbolique des marques, aujourd’hui en pleine réécriture de leur storytelling.

Qu’il s’agisse de drops et séries limitées, d’expériences singulières, ou de matières high-tech, une foule de nouvelles pratiques viennent se substituer aux rituels classiques. Ainsi, Louis Vuitton propose des dîners et visites privées avec des artistes comme Jeff Koons ; Loewe ou Pierre Hardy impriment des éditions rares, limitées et signées d’ouvrages en collaboration avec diverses figures de l’art contemporain et du design. Le lunetier de luxe Maison Bonnet, quant à lui, fait du temps dédié à chacune de ses pièces un luxe ultime. « À l’heure où le mot luxe est galvaudé et la qualité de production secondaire, le luxe est de passer des mois à travailler autour d’un visage » affirme Franck Bonnet, un des dirigeants de la griffe, au sujet de leur produits nécessitant des centaines de mesures, des heures de rendez-vous, tests, et discussions pour créer un objet totalement personnel et éthique.

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Alors que Maison Bonnet recycle toutes ses chutes, une démarche d’upcycling marque également le travail de Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh. Le duo gagnant du festival de Hyères 2018 imagine une collection à base de filets de pêche transformés en textile, de sacs en plastique recyclés et brodés, et de jouets pour enfants transformés en ornements. Pour eux, « le luxe n’est plus un statut mais une émotion, une connaissance, la participation à un processus conscient plus large… ce que la société déclare noble est arbitraire et peut aussi passer par des objets historiques, ou trouvés… »

Ce capital intellectuel et fédérateur apporte une autre validation aux achats : « Le comble du luxe c’est peut-être de porter de beaux vêtements, au design et aux matières extraordinaires, et qui n’entraînent pas d’impacts négatifs, pointent Maud et Judith Pouzin du concept store vegan Manifeste011De nouvelles matières sans empreinte écologique négative, n’impliquant pas de souffrance animale, et avec des performances techniques incroyables deviennent les nouveaux marqueurs sociaux. » Se démarquer en faisant la promotion du progressisme, d’une conscience planétaire, et de la solidarité : voici les paramètres d’une élite à laquelle chacun peut faire partie à son échelle.

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