Photographe : Giampaolo Sgura pour Magazine Antidote The Shoes Issue
Texte : Caroline Dumoucel
Je possède, dans les étroites limites de mon appartement parisien, un cimetière de chaussures. Une collection de chaussures que je ne peux me résoudre à jeter. Fétiche ? Certes. Je n’atteins cependant pas le niveau d’un Jerry Brudos, qui, adolescent, assommait ou étouffait des femmes afin de leur voler leurs chaussures. Après tout, « il n’y a pas d’être plus malheureux sous le soleil qu’un fétichiste qui languit après une bottine et qui doit se contenter d’une femme entière » – c’est de Karl Kraus. Fin des années soixante-dix, Guy Bourdin réalise une campagne de mode stupéfiante : ambiance provinciale de nuit à la Chabrol, Les Fantômes du chapelier ou les fantasmes du cordonnier ? Les escarpins en question : talon français affûté à l’extrême, une inclinaison imperceptible qui suit la courbe du pied surélevé… de ceux qui vont à toutes les femmes. Le mannequin ? Des mollets Stockmann. Guy Bourdin, le Jerry Brudos de la photographie ? Dans ses campagnes pour les chaussures (des talons de caractère, escarpins et sandales à bride, principalement), le photographe de génie découpe les corps. On dit qu’il faisait prendre la pause des heures durant à ses modèles, et qu’il déclenchait la prise de vues uniquement quand le modèle était sur le point de craquer. On pourrait également établir un parallèle avec Helmut Newton et ses X-rays qui coupent la jambe juste au-dessous du genou.
Nonobstant ces liens étroits entre rétifisme et amputation qui pourraient instiller le doute sur ma santé mentale (et puis, on sait bien qu’avec Thanatos, on est toujours sur le chemin d’Eros), je voudrais vous expliquer comment j’ai commencé mon cimetière. Un escarpin rouge et ouvert au décolleté profond. De face, une chaussure fine soulignée d’un fin liseré or ; de profil, un talon imposant, tout en rotondité et géométrie stricte. Une chaussure schizophrène. Évidemment, ces chaussures étaient de véritables chaussons, malgré leurs 10,5 centimètres de talons : j’avais eu le sentiment d’enfiler des pantoufles de vair et j’aurais pu me taper le prince sur-le-champ. Mais plus important, ce talon lourd, en trompe-l’œil et dont le surplomb exagéré soutenait un pied comme caricaturé, plutôt que souligner l’extrême minceur de mes mollets maigrelets, leur permettait enfin d’en imposer. Depuis, je l’ai retrouvé en plastique mastoc chez Carel, en étoile rouge et rose chez Marc Jacobs ou encore en python vintage rue de Ménilmontant. Et depuis, je collectionne les chaussures mortes.
En potassant moult encyclopédies de la chaussure – on est obsessionnel ou on ne l’est pas –, je suis parvenue à cette constatation : le talon est spectre, suite d’apparitions et de disparitions. Prenons la chaussure à plateforme : cothurne en Grèce ancienne, dans les amphithéâtres, où les rôles féminins étaient exclusivement tenus par des hommes – en ce sens, rien d’étonnant à ce que les drag-queens se soient accaparé les platform shoes aujourd’hui. Entre ces deux dates, on voit réapparaître les chopines chez les Vénitiennes de la haute, au xve siècle, qui veulent confirmer leur statut social en prenant de la hauteur. On a vu récemment la semelle compensée revenir sur le devant de la scène : et quoi de plus émouvant qu’un joli mollet rebondi maintenant de rondes cuisses dans des sandales d’été compensées ?
Le talon aiguille est quant à lui le symbole sexuel par excellence. Roger Vivier, le « Fragonard de la chaussure », dessinait ses fameux stiletto heels dans un état de fébrilité exquise. Ne nous attardons pas sur le sujet, d’autres l’ont fait ici mieux que moi. Ajoutons simplement que selon Lacan, l’homme est le phallus, et la femme a le phallus – c’est-à-dire qu’elle se l’attribue symboliquement… par le biais d’un talon aiguille, par exemple. Ode à la dépravation, il l’est aussi à la chair, aux formes voluptueuses, en commençant par les fesses. On balance vite dans l’imagerie SM. (En espagnol, talons aiguilles se dit talons lointains – « Tacones Lejanos ». Idéal pour la femme micro-ondes : froide, mais capable de faire monter la température en très peu de temps.) Les talons aiguille comme promesse de sadisme… Mais aussi de sensualité et sex-appeal – rien de tel pour shaker son booty : « Les deux joues de sa croupe un peu forte se balançaient sur de hauts talons fins, en petits équilibres alternés. » – c’est d’Augustin Malègue…
Autant vous l’avouer tout de suite, j’ai un point de vue totalitaire : en dessous de 8 centimètres, je me refuse à parler de talon – une simple talonnette, au mieux. Oubliées, ces mules Louis xv à talons ridicules et courbes, ces choses carrées, rectangulaires et talons semi-compensés ou chiquets qui font honte à la ballerine et qu’on voit arborer par des femmes trop grandes, les talons en talus qui adhèrent au sol comme des ventouses… Oubliés, ces talons de 5 cm, bottiers ou cubains, arborés, pour ne prendre qu’un exemple, par les femmes politiques respectables – l’équivalent, en chaussure, d’un « ne se prononce pas » sondagier. Car ce que la chaise est à l’architecte, le talon l’est à la femme : son rapport à l’espace, son rapport au réel. Alors autant prendre de la hauteur, qu’on soit petite ou grande. Ma petite nièce l’a bien compris, qui enfile dès le réveil ses chaussures à talons – celles qui allaient avec le déguisement de Cendrillon –, prétextant qu’elle a « froid aux pieds » (quoique je m’interroge sur le bien-fondé de mon nouveau statut et d’exemple à suivre pour une fillette de 3 ans, qui a également décrété qu’elle voulait fumer et qui se dessine sur tout le corps des « touatouages », « comme Caroline »).
« Si je porte ces chaussures à talons qui me ruinent les pieds, ce n’est pas par amour de la mode mais parce qu’elles me font un beau cul. »
Le talon comme étalon de la féminité ? La taille mannequin de la chaussure est 37. Quelle serait alors la hauteur idoine d’un talon ? Dans le passage de 8 à 9 centimètres, il y a la féminité qui s’exacerbe. JJS, rédacteur en chef de la revue d’érotiques Edwarda, souligne, dans son texte Le Vertige de l’escarpin : « Le plaisir serait aussi dans l’effort, quand la démarche se trouve être ralentie par la hauteur – et que découle de cette vitesse amoindrie, une sensation à la fois d’offrande et de domination. »
Sautons les préliminaires : la hauteur parfaite d’un talon serait de 10,5 cm, là où apparaît le principe de cambrure : jambes plus longues, torse bombé, chute de reins plus creusée. En bref : on devient toutes canon. Le talon, dès qu’il atteint 10,5 cm, suggère une chute imminente : « Mais le simple passage au milieu des tables bondées de filles et de clients, ce rite grossier de la “dame qui monte”, suivie de l’homme qui lui fera l’amour, ne fut à ce moment pour moi qu’une hallucinante solennité : les talons de Madame Edwarda sur le sol carrelé, le déhanchement de ce long corps obscène, l’âcre odeur de femme qui jouit, humée par moi, de ce corps blanc. » (Georges Bataille, Madame Edwarda)
Étudions pour finir le cas particulier des talons de 12 cm, popularisés notamment par cette nouvelle vague de créateurs tout aussi névrosés que talentueux. Soyons francs : ils vont à toutes les femmes, mais surtout aux masochistes et aux grands pieds. Ils en disent beaucoup sur celles qui les portent ; c’est comme si leur propriétaire clamait inlassablement : « Je sacrifierai tout à la mode, j’en fais le serment devant Dieu .» « Si vous voyiez mes pieds », s’exclamait une de mes collègues, récemment. Ceux d’une danseuse de l’Opéra. « Cette mode provoque des cors, des crampes et des claudications précoces, réduit la taille du mollet et ainsi la jambe perd sa symétrie. » J’ai trouvé ce sermon dans un vieux magazine de la fin du xixe siècle, je ne peux donc pas dire qu’on ne m’avait pas prévenue. Mais voyez-vous, je ne suis pas athée : je crois aux talons hauts. Ma collègue se lamentant de ses TGH (Talons de Grande Hauteur) avait conclu ainsi : « Si je porte ces chaussures à talons qui me ruinent les pieds, ce n’est pas par amour de la mode mais parce qu’elles me font un beau cul. »