Comment Kerby Jean-Raymond de Pyer Moss a fait de la mode un outil d’engagement politique

Article publié le 25 novembre 2019

Texte : Maxime Leteneur.
Photo : Kerby Jean-Raymond par Jennifer Johnson.
25/11/2019

Combattre le racisme et le manque d’inclusion des communautés noires : c’est la bataille à laquelle se livre le fondateur du label Pyer Moss, devenu en seulement six ans la nouvelle sensation du monde de la mode grâce à ses prises de position et ses collections de « sportswear spirituel, de l’église à la salle de sport », très engagées politiquement et célébrant les cultures afro-américaines.

Paris, 30 septembre 2019. Quelques semaines à peine après avoir fait son retour sur les podiums lors de la fashion week de New York printemps-été 2020 où il présentait, après un an d’absence, le dernier volet de la trilogie « American, Also » de son label Pyer Moss débutée trois saisons plus tôt, le designer haïtiano-américain Kerby Jean-Raymond attaque, dans une série de stories Instagram acerbes, le très respecté site Business of Fashion et son fondateur, Imran Ahmed, qu’il accuse d’appropriation culturelle. La cause d’un tel courroux ? La présence (qu’il juge hors contexte) d’une chorale de gospel sollicitée pour accueillir les invités – majoritairement blancs – du gala annuel organisé par Business of Fashion suite à la publication du BoF 500, une liste qui regroupe les personnalités les plus influentes de l’industrie de la mode, placée cette année sous le signe de la diversité, et dans laquelle figure le nom de Kerby Jean-Raymond.

Sur les réseaux sociaux, ce dernier déplore, comme les internautes qui donnent rapidement de l’ampleur à la polémique, que l’inclusivité et la diversité soient utilisées comme une tendance. Et quelques jours plus tard, dans un essai intitulé « Business of Fashion 500 is now 499 » publié sur Medium, le designer de 32 ans célèbre pour son engagement en faveur des communautés noires annonce qu’il quitte le BoF 500 et affirme que, pour feindre l’inclusion, Imran Ahmed a volé ses idées (pour ses défilés, le créateur a lui-même déjà fait appel aux talents d’une chorale de gospel).

« En reproduisant [notre culture] et en nous excluant, vous ne faites que prouver le fait que vous nous voyez comme une tendance », écrit-il. Une accusation à laquelle ne manquera pas de répondre Imran Amed dans une lettre ouverte titrée : « Voici les raisons pour lesquelles j’écoute Kerby Jean-Raymond ». Mais cela n’empêche pas la prise de position de Kerby Jean-Raymond de devenir virale, et sous son post Instagram sans concessions, le designer récolte les louanges et le soutien d’acteurs importants de l’industrie tels que Virgil Abloh, Joan Smalls, Phillip Lim ou encore le label Chromat.

Une carrière en dents de scie

Étoile montante de la mode américaine, prisé pour son talent et pour sa volonté constante de représenter les communautés afro-américaines dont il ne cesse de célébrer la culture à travers des shows grandioses conçus comme de véritables spectacles, Kerby Jean-Raymond connaît aujourd’hui un succès foudroyant. La route fut pourtant longue et sinueuse pour ce natif de Brooklyn formé à la High School of Fashion Industries à Manhattan. Alors qu’il est encore étudiant, Kerby Jean-Raymond fait ses premiers pas dans la mode en devenant apprenti au sein du label de Kay Unger puis travaille pour Keren Craig et Georgina Chapman, l’ex-femme d’Harvey Weinstein, chez Marchesa, une marque de haute couture qui propose principalement des robes de soirée et de mariage. Il effectue également des missions en freelance pour Theory et Marc Jacobs.

Ce n’est qu’en 2013 qu’il lance son propre label, baptisé d’après le nom de sa mère, Vania Moss-Pierre, aujourd’hui décédée. Avant tout défini comme un « projet artistique », Pyer Moss entend proposer plus qu’une simple esthétique en créant le dialogue et en mettant en exergue des enjeux sociaux comme le racisme. Ainsi, en septembre 2015, pour le printemps-été 2016, le designer s’inspire du mouvement Black Lives Matter et dénonce les violences policières à travers une vidéo de douze minutes diffusée lors de son défilé qui génère autant de buzz que de controverses. « Les gens n’étaient pas prêts »explique dans les pages du New York Times celui qui recevra en conséquence des menaces de mort de la part Ku Klux Klan. « J’y ai mis beaucoup de cœur, nous avons attribué des places au premier rang aux familles des victimes ». Un affront pour certains critiques peu habitués à se faire reléguer au deuxième ou troisième rang, dont une partie décide même de boycotter le show sans ménagement, tandis que plusieurs points de vente lâchent déjà la marque.

Photos de gauche à droite : Pyer Moss automne 2017, Pyer Moss automne 2016, Pyer Moss été 2017, Pyer Moss été 2016

La collection printemps-été 2016 aura bien failli tuer le label dans l’œuf. D’autant qu’en parallèle, le créateur lutte pour reprendre pleinement possession de sa griffe, qu’il partage alors avec un investisseur. Fauché et plongé dans une dépression, il se met à vendre tout son mobilier pour essayer de racheter la totalité des parts de l’entreprise : « En septembre 2017, je n’avais plus rien dans mon appartement. J’avais tout mis en vente sur Ebay » confie-t-il encore au New York Times.

Mais la mode n’est pas exempte de paradoxes. Car si les marques se retrouvent parfois dépassées par les problématiques liées à l’appropriation culturelle, à l’inclusion ou au racisme, ses acteurs savent aussi récompenser les créatifs les plus engagés. Ainsi, la collection printemps-été 2016 n’amène pas que des problèmes à Kerby Jean-Raymond. Elle attire aussi l’attention des hauts cadres de Reebok, qui voient en Pyer Moss l’incarnation du futur de la mode, soit une subtile conjugaison de designs contemporains et de messages politiques forts. En novembre 2017, cela motive ainsi le géant du sportswear à offrir un contrat de deux ans à la marque new-yorkaise pour la création de collections capsules Reebok by Pyer Moss. Suffisant pour que Kerby Jean-Raymond puisse reprendre le contrôle de sa compagnie : pas question donc pour le designer de gaspiller cette seconde chance. Il décide alors de faire ce qu’il maîtrise le mieux : mélanger mode et activisme et utiliser cette industrie titanesque pour faire valoir ses idéaux sociaux. 

Souligner la place de l’individu noir dans l’histoire américaine

Photos : Pyer Moss automne 2018.

Ayant pour objectif de remettre l’individu afro-américain au centre du récit de l’histoire des États-Unis, il lance pour l’automne 2018 le premier acte d’« American, Also » en revisitant la conquête de l’Ouest, un épisode dont la représentation dans la culture populaire exclut largement les cow-boys noirs du XIXème siècle. Shootée dans les quartiers sud de Chicago, à Baltimore, Los Angeles et dans le quartier de Brownsville à Brooklyn, la campagne qui accompagne cette collection comportant les premières pièces Reebok x Pyer Moss, accompagnée d’une vidéo de quinze minutes divisée en huit séquence, met en vedette une nouvelle génération de cowboys noirs contemporains. Parmi eux : les membres du club d’équitation Compton Cowboys, l’équipe de rodéo Cowgirls of Colour, la militante anti-violence Ameena Matthews ou encore Nadia Lopez, fondatrice de la Mott Hall Bridges Academy et défenseur influente d’une éducation publique de qualité pour les classes défavorisées. 

Quelques mois plus tard, en septembre 2018, c’est au cœur de Brooklyn, dans le quartier de Weeksville que le créateur choisi de présenter le deuxième volet intitulé « American, Also. Lesson 2 ». Dans ce lieu à forte charge symbolique, fondé en 1838 par l’afro-américain James Weeks et célèbre pour avoir accueilli la première communauté noire libre, Kerby Jean-Raymond présente une collection printemps-été 2019 qui dénonce la persistance du racisme dans l’Amérique de Donald Trump et s’inspire cette fois-ci de The Negro Motorist Green Book, un guide de voyage qui, en pleine période de ségrégation dans les années 30, référençait restaurants, hôtels et autres « safe places » pour Noirs. 

Photo : Campagne de la collection American, Also pour l’automne 2018. Creative Director : Kerby Jean-Raymond. Photographe : Rubberband. Stylisme : Eric McNeal. Art Director : Anthony Konigbagbe. Coiffure et maquillage : Nigella Miller. Production : Asha Efia.

Parmi les looks plus marquants du défilé : une silhouette immaculée composée d’un pantalon et d’une chemise, où une ceinture de smoking en satin est estampillée de la phrase « See us now ? » (« Vous nous voyez maintenant ? » en français). Une exhortation qui vise à dénoncer l’invisibilisation qui frappe les populations noires et leurs apports à la culture états-unienne. Un autre look se compose d’un T-shirt blanc flanqué de l’inscription « Stop calling 911 on the culture ». Un slogan qui fait référence aux appels à la police venant de personnes blanches pour dénoncer de manière infondée des personnes noires objets de suspicions dans des situations tout à fait banales, comme lors d’un barbecue, d’une location sur Airbnb ou d’une simple commande dans un Starbucks de Philadelphie. Des scènes absurdes qui dérapent bien trop souvent en bavure policière. 

« J’ai commencé à imaginer à quoi ressemblerait l’expérience afro-américaine sans la menace constante du racisme. »

Malgré un contexte actuel tendu, à l’heure du mouvement Black Lives Matter, Kerby Jean-Raymond se veut optimiste : « J’ai commencé à imaginer à quoi ressemblerait l’expérience afro-américaine sans la menace constante du racisme », détaille-t-il en marge du défilé. Pour ce faire, le créateur a fait appel aux talents du peintre afro-américain Derrick Adams, dont dix tableaux ont été repris sous forme d’imprimés pour la collection. D’une simplicité désarmante, les scènes reproduites sur les vêtements dépeignent une grillade concoctée par un père et son fils, des enfants d’honneur à un mariage ou encore un homme portant son enfant dans les bras. « Ce sont juste des Noirs qui font des choses normales », explique-t-il. Car dans une Amérique où le racisme fait rage, la normalité devient un idéal rêvé.

Photos : Pyer Moss été 2019.

Partir pour mieux revenir

Le troisième et dernier volet de ce triptyque était ensuite attendu pour février 2019. Mais le 7 février dernier, après les critiques dithyrambiques des chapitres 1 et 2, coup de théâtre : le créateur, qui recevait le 5 novembre 2018 le premier prix du jury lors de la 15ème édition du CFDA/Vogue Fashion Fund et gagnait la somme de 400 000$, ainsi qu’un mentoring avec une personnalité importante de l’industrie, annonce par le biais d’un article du New York Times qu’il ne présentera pas de collection pour la saison automne-hiver 2019-2020. Ni à New York, ni ailleurs. « J’ai quelque chose à dire, mais je ne suis pas vraiment prêt à le dire », se défend-il dans le journal. Incompréhensible pour certains, la décision prise par le jeune créateur américain a de quoi surprendre tant sa marque suit une courbe exponentielle – à tel point qu’en mars, et ce malgré son absence sur les podiums annoncée un mois plus tôt, Kerby Jean-Raymond se retrouve nominé aux côtés de Virgil Abloh, de Thom Browne ou encore de Rick Owens pour recevoir le prestigieux prix du meilleur designer de l’année lors des CFDA Awards de 2019, sorte d’Oscars de la mode organisés tous les ans par le conseil des créateurs de mode américains.

Il faudra donc patienter jusqu’au mois de septembre 2019 pour découvrir l’acte final. Car le designer de nouveau acclamé est bien décidé à faire les choses en ses termes et non selon les diktats du calendrier. Mais dans une industrie qui couronne aussi vite qu’elle oublie, la prise de risque paraît immense. Et lorsque la papesse de la mode Anna Wintour (que le designer a rencontré avec un t-shirt portant l’inscription « If you are just learning about Pyer Moss we forgive you ») lui demande s’il n’a pas peur de perdre l’intérêt de son auditoire, c’est par la négative qu’il lui répond. En prenant une telle décision, Kerby Jean-Raymond joue sur ce que les anglo-saxons appellent « the long game » : une vision sur le long-terme doublée d’une grande patience. « C’est une question de priorités », indique au New York Times Laurent Claquin, directeur de Kering America et mentor désigné du créateur, qui précise aussi que le label ne dispose que d’une équipe et d’un budget limité. Président de Reebok, Matt O’Toole soutient également cette prise de risque. Pour lui, l’absence au calendrier cette saison-là est pourtant préjudiciable, mais l’homme d’affaires reconnaît que des enjeux plus importants prennent le dessus : « Ce qui est clair c’est qu’il y a un objectif derrière ce qu’il fait, il y a un réel but derrière cette marque ». Et ce dernier, qui consiste à en finir avec l’effacement des minorités afro-américaines dans la mode, reste inchangé. « Le but du design est de résoudre les problèmes, explique le créateur au journal américain. Et je pense avoir trouvé la façon d’utiliser cet outil pour résoudre ce problème. »

Photos : Pyer Moss été 2020.

Après une longue attente d’un an, un nouveau rendez-vous a finalement été donné dimanche 8 septembre 2019, durant la fashion week de New York printemps-été 2020. À Brooklyn, dans le quartier de Flatbush où Kerby Jean-Raymond a grandi, la file d’attente est interminable devant le Kings Theatre. À l’intérieur de l’édifice à la façade richement décorée, dans la majestueuse salle de 3 000 places aux murs recouverts de dorures, journalistes, acheteurs et autres professionnels de la mode se mêlent aux 500 fans de la marque conviés pour assister au défilé. Ensemble, tous s’apprêtent à découvrir un show qui sera présenté comme l’un des plus marquants de cette semaine de la mode. 

Conçue comme un véritable spectacle, la présentation de la collection « Sister » – qui clôt la trilogie célébrant l’héritage afro-américain – explore cette fois-ci les origines noires du rock’n’roll et rend principalement hommage à Sister Rosetta Tharpe, une chanteuse populaire dans les années 1930-1940 considérée comme la mère du genre musical. Sur scène, accompagnés d’un orchestre, soixante choristes interprètent des classiques d’artistes noirs – de célèbres morceaux de soul en passant par le rap de Missy Elliott – tandis que le défilé, pensé comme une cérémonie, s’ouvre sur un sermon de l’écrivain Casey Gerald évoquant la réduction en esclavage des populations noires dès leur arrivée sur le continent américain.

Noirs pour la plupart, les mannequins déambulent dans des créations en satin colorés, animés de motifs figuratifs nés d’une collaboration avec Richard Phillips (un peintre afro-américain récemment libéré après avoir passé quarante-six ans en prison pour un crime qu’il n’a pas commis). Certaines vestes et chemises empruntent leurs courbes à la forme d’une guitare que les sacs à main reproduisent. « Je pense que peu de gens savent que le son du rock’n’roll a été inventé par une femme noire dans une église », explique en coulisses Kerby Jean-Raymond, qui, à travers cette collection, souhaite imaginer ce qu’aurait pu être l’esthétique du rock noir si le genre musical n’avait pas été réapproprié par les Blancs.

Motivée par une envie de rappeler le rôle joué par la communauté afro-américaine dans l’histoire américaine, la série « American, Also » est ce qui fera définitivement briller Kerby Jean-Raymond aux yeux du monde – et le mènera à la tête d’un laboratoire créatif nommé « Reebok Studies », conçu sur-mesure pour lui par l’équipementier sportif américain en juillet dernier. Mais si le designer a confessé que son objectif ultime était d’intégrer une grande maison où il entend donner plus d’écho à son engagement politique, pas question cependant de devenir la « caution noire » de l’industrie. « J’ai rejeté toutes les offres, affirme-t-il. Ça ne m’intéresse pas d’arriver pour une minute, de ramener l’audience noire qu’ils chassaient, et c’est tout ». Déjà réputée pour sa préoccupation concernant la diversité et l’inclusivité, la mode américaine pourrait bien avoir trouvé son nouveau héraut.

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