Rencontre éclairée avec le créateur décrié de 39 ans dont le nouveau vaisseau amiral de marbre et de cristaux a ouvert ses portes au numéro 44 de l’Avenue George V.
Il vient d’inaugurer un nouvel écrin de marbre sur l’avenue George V, son deuxième dans la capitale et l’énième d’une incroyable série de près de 200 magasins implantés aux quatre coins du globe. Deux écrans phénoménaux en guise de vitrine principale qui diffusent sans relâche la captation de son dernier défilé Croisière à Cannes et invitent ostensiblement touristes et aficionados à pénétrer l’univers Philipp Plein.
Il a 39 ans, il est venu en jet, il a deux heures de retard. Il est surexcité, il raconte pendant trente minutes et sans interruption l’histoire de son ascension, depuis ses lits pour chien à sa ligne de meubles présentée au salon Maison & Objets jusqu’à la fondation de son empire textile dont les revenus pesaient près de 300 millions de dollars l’an passé.
Des chiffres affolants à l’heure où le luxe ralentit ; générés par une gamme de produits que les principes fondamentaux de l’élégance ne régissent pas, pour le plaisir d’une clientèle qui assume son goût pour un luxe ostentatoire, incarné par des têtes de mort en métal luisant et des constellations de cristaux Swarovski.
Dans le fond de la boutique, un homme enfile une paire de mocassins frappés PP, il se lève, se retourne pour se regarder dans l’une des nombreuses glaces qui lèchent les murs. Son polo noir dit « The devil is jealous of me ». Il s’en accommode sans vergogne.
Philipp Plein s’en félicite. Force est de reconnaître qu’il satisfait les envies ardentes d’un marché longtemps snobé par l’industrie du luxe. Et si la mégalomanie du rêveur réalisé ne l’a incontestablement pas épargné, le créateur allemand répond à nos questions avec une sincérité et une lucidité rares. Les visionnaires n’ont pas toujours l’allure qu’on leur impute.
Antidote. Que pensez-vous de ce nouveau magasin ?
Philipp Plein. J’en suis vraiment satisfait, il est très beau et ouvrir une nouvelle boutique constitue toujours un défi. C’est majoritairement un sous-sol, il n’y a donc quasiment pas de fenêtres, mais ça ne semble pas trop sombre pour autant.
Pourquoi choisir d’implanter votre nouveau magasin avenue George V ?
Nous en avions déjà un sur la rue de Rivoli : elle offre une bonne visibilité, mais ce n’est pas vraiment une rue historique pour la mode de luxe. Arriver sur l’avenue George V était donc une aventure complètement différente pour nous, et beaucoup de gens découvrent ce magasin par hasard. Certains clients n’avaient même pas connaissance de la présence de magasins Philipp Plein à Paris.
Les crânes incrustés de diamants que l’on retrouve régulièrement sur vos créations constituent votre signature, comme des memento mori destinés à rappeler notre mortalité. Pourquoi cette obsession ?
Le crâne est un symbole très intéressant, c’est quelque chose d’éternel. Il est aussi très lié à l’univers du rock’n’roll, et ça nous correspond : nous sommes une marque assez rock, on ne fait que ce qu’on veut. On ne suit pas les règles établies, tout comme les pirates, qui ont eux aussi adopté le crâne comme symbole. Il évoque aussi une certaine radicalité. Imaginez un banquier avec des crânes sur ses boutons de manchettes. Ça le rend immédiatement plus cool.
Vos crânes rappellent notamment l’une des oeuvres les plus célèbres de Damien Hirst. L’art est-il votre principale source d’inspiration ?
L’art m’inspire beaucoup, mais c’est aussi le cas de l’architecture, des paysages, de la nature… Je suis passé à Art Basel à Miami, et tout tournait autour de la fête. J’avais déjà vu les œuvres rassemblées là-bas : les « dot paintings » de Damien Hirst, les tableaux d’Andy Warhol, de Picasso… La vraie scène artistique actuelle n’est pas encore représentée à Art Basel, elle est dans l’underground et rassemble de jeunes artistes émergents. L’inspiration vient de là. Le reste, ce n’est que du business ; rien de nouveau ou d’excitant.
« Tout le monde a des rêves, mais si vous ne croyez pas en eux, personne ne le fera à votre place. »
Vous avez récemment collaboré avec Alec Monopoly. Pensez-vous que les mondes de la mode et de l’art doivent s’entremêler ?
Non, ce n’est pas une nécessité. Ma collaboration avec Alec s’inscrivait dans le prolongement naturel de notre relation : c’est un ami, et il a passé deux étés dans ma maison en France. Il travaillait, je lui avais laissé un espace où il peignait : le sol et les murs étaient recouverts de couleurs, il avait mis un sacré bordel. Pendant ce temps je travaillais sur mes collections, et un jour je lui ai proposé de collaborer sur un projet. Tout s’est fait de manière organique puisqu’on est proches, mais je voulais travailler avec lui depuis longtemps.
À l’origine, j’étais tombé sur un de ses graffitis à Los Angeles, avec le personnage de Monopoly volant l’argent d’une banque, et des billets en train de s’envoler. J’ai trouvé ça vraiment cool, je voulais savoir qui l’avait fait. Je l’ai pris en photo puis posté sur Instagram. Quelqu’un l’a tagué dans les commentaires, donc j’ai découvert qu’il s’agissait d’Alec Monopoly, puis je l’ai croisé dans une boîte de nuit. Je ne l’avais pas reconnu au départ parce qu’il portait un masque, mais on a fait la fête ensemble, et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés.
Considérez-vous être vous-même un artiste ?
Non, mais je suis un rêveur et je crois en mes idées. Sans rêve, on n’a pas de motivation pour se lever, étudier, travailler, s’acharner et vivre ce type de vie. Tout le monde en a, mais si vous ne croyez pas en eux, personne ne le fera à votre place. Il faut vraiment croire en soi, sinon les gens vous rabaissent et vous finissez détruit. J’ai commencé à gagner ma vie en vendant des lits pour chiens, mes amis étudiants se moquaient de moi. Et qui veut flirter avec un type qui fait ce boulot ? Mais je croyais en mon idée, qui consistait vendre des lits de luxe pour chiens, je pensais même que c’était du génie, donc j’ai lancé mon business. Il faut des couilles d’éléphant pour traverser tout ça.
Aviez-vous rêvé d’en arriver là où vous en êtes aujourd’hui ?
Non, parce que je ne m’y attendais pas. Je vais là où je me sens porté. [Il interrompt la conversation] Je peux avoir un Red Bull ? J’adore le Red Bull, je me suis rendu à leur siège, et ils ont un hangar où on peut laisser son jet. Le patron est un passionné d’avions, il en a vingt ou vingt-cinq, dont certains ont appartenu à des présidents. Son entreprise est vraiment cool, on est en train de monter un projet avec elle : on compte exposer des street artists à Art Basel Miami.
Y a-t-il quelque chose que vous n’avez pas et que vous souhaiteriez posséder ?
Non, il faut toujours être humble et se réjouir de ce qu’on a déjà. Je me souviens avoir eu une copine qui travaillait alors que je n’avais pas encore trouvé de job. Elle payait pour tout : le cinéma, le restaurant, on n’avait pas grand chose mais j’ai réalisé qu’on pouvait se satisfaire de peu. Mon père m’a toujours dit : « N’achète pas quelque chose que tu ne peux pas payer cash ». Aujourd’hui, certains jeunes achètent du Philipp Plein alors qu’ils n’en ont pas les moyens. On peut acheter une télévision et payer plus tard. C’est vraiment dangereux, on vit dans un monde centré sur la consommation, et on se fait manipuler. Pourquoi les gens ont-ils besoin du nouvel iPhone ? L’ancien est trop vieux, il ne marche plus ? 99% des gens suivent la tendance.
Mais les biens matériels ne rendent pas heureux, ils peuvent nous réjouir sur le moment, mais ce n’est pas ça la clef du bonheur. Ils ne vous donnent ni la santé, l’amour, ni même de la satisfaction. Ils ne doivent pas être des objectifs. Je reconnais qu’il est agréable de posséder certaines choses : quand je rentre dans ma maison, parfois je ne n’arrive pas à croire que ce soit chez moi. Mon entreprise n’a pas de prêts à rembourser à la banque, nous n’avons pas de crédit, on travaille dur pour tout ce qu’on a, donc j’en suis fier.
« Si j’écris “Fuck You All” sur des pulls en cachemire, je peux les vendre pour 3000 dollars, voire 4000, parce que personne d’autre ne le fait. »
Comment définiriez-vous le luxe ?
Le luxe correspond à quelque chose de différent selon chaque personne. De manière générale, le luxe consiste à consommer davantage que nécessaire : avoir deux voitures alors qu’on ne peut en conduire qu’une, ou bien posséder deux maisons. Mais pour moi, le vrai luxe, c’est de pouvoir réaliser ses rêves : d’avoir une idée ou une vision, et de parvenir à la concrétiser. Beaucoup de personnes n’osent pas vivre leurs rêves.
Vos créations sont souvent décrites comme étant « extravagantes ». Vous souciez-vous de l’élégance ?
Non, ce qui m’importe c’est de vendre, d’avoir du succès car j’ai des responsabilités, et de faire ce que je veux. Le principe de Philipp Plein, c’est d’être différent, et c’est ce que recherchent les clients. Nous étions les premiers à proposer des vêtements recouverts d’imprimés, de pierreries et de broderies. Quand j’ai lancé la marque, je ne pouvais pas vendre de T-shirts noirs : qui les aurait achetés ? Zara en propose pour 20 dollars, et Armani pour 150 parce qu’ils se sont fait un nom. Mais quand on se lance, le seul moyen de vendre est de proposer un produit qu’on ne peut retrouver nulle part ailleurs. Si j’écris “Fuck You All” sur des pulls en cachemire, je peux les vendre pour 3000 dollars, voire 4000, parce que personne d’autre ne le fait.
La provocation est-elle d’après vous le secret de votre réussite ?
Non, je n’ai jamais cherché à provoquer qui que ce soit. Quand on se lance dans l’industrie de la mode, c’est comme quand on change de quartier : tout le monde se demande qui vous êtes, et vous êtes perçu comme un étranger. Vous avez alors deux options possibles : vous adapter en vous habillant comme les autres, ou dire : « Peu importe, je vais vivre selon vos propres règles ».
Quand j’avais seize ou dix-sept ans, je suis allé vivre dans un internat. J’avais des cheveux longs, alors que tout le monde portait des polos et des pantalons chino, un peu comme Harry Potter, et il me regardaient l’air de dire « Qu’est-ce que ce mec fout ici ? ». J’étais encore jeune, j’ai coupé mes cheveux, j’ai mis un polo rose, puis je me suis alors dit : « Mais qu’est-ce que je viens de faire ? ». Je n’étais pas heureux comme ça, ça ne me ressemblait pas. J’ai alors assumé mon identité sans plus me soucier de ce que pensaient ces gens. Ils croient que vous les provoquez parce que vous refusez de vous adapter à leur système. Aujourd’hui je me sers du système, j’en bénéficie tout en le critiquant, et nous faisons beaucoup d’argent grâce à lui.
Quelle est votre prochain objectif ?
Poursuivre ce que je fais. Plus vous possédez de choses, plus vous avez à perdre. Tout a une double face.