Mannequins activistes et « resistance streetstyle » : rebranding opportuniste ou conscience naissante dans la mode ?
Kendall Jenner arrache une perruque blonde de son crâne et essuie son rouge à lèvre carmin d’un geste de la main avant d’interrompre une manifestation (tout à fait photogénique) en tendant tout simplement une canette de Pepsi à un policier (également plaisant au regard).
Difficile d’être passé à coté de la campagne pour le soda, lourdement controversée pour sa récupération d’une imagerie façon Woman’s March Disneyifiée. Pourtant, si cette publicité a réussi un chose, c’est bien de nous mettre face à une réalité : l’engagement politique est en vogue. « Ce n’est plus le sexe mais le militantisme qui fait vendre », lance Alex Holder, éditorialiste pour le journal anglais The Guardian. En effet, dans un nombre grandissant de secteurs de consommation, des slogans stylisés, des hashtags politisés, des soutiens à des causes lourdement communiqués, accompagnent le lancement de produits aux valeurs a priori aux antipodes.
Prenons par exemple la mode : selon le Elle britannique et le Vogue américain, le « political dressing » – ou le port de vêtements à messages engagés (mais à la pointe), serait le thème prépondérant de la dernière Fashion Week. Force est de constater que Raf Simons, pour son premier défilé à la tête de Calvin Klein, envoie une invitation contenant les détails de l’évènement ainsi que les mots « unity, inclusion, hope and acceptance » – dans l’espoir, dit-il en backstage après le show, de mettre en avant une mode « qui permet de réunir des individualités différentes, à l’image de l’Amérique elle-même.»
De gauche à droite : Prabal Gurung automne-hiver 2017, Creatures of Comfort automne-hiver 2017, Tommy Hilfiger automne-hiver 2017, Dior printemps-été 2017
Le créateur Prabal Gurung, lui, fait défiler une série de t-shirts ornés de slogans type « The Future is Female » ou « I am an immigrant » ; la griffe Creatures of Comfort présente des tops relevés de la phrase « We are all human beings » ; et la marque des jumelles Olsen, The Row, dévoile des chemises blanches aux manches brodées du mot « hope ». Quant à Opening Ceremony, qui a pour habitude d’organiser des catwalks des plus théâtraux (ballet moderne ou pièce de théâtre), le label opte cette fois-ci pour un défilé-conférence politique : là, l’actrice Diane Guerrero d’Orange is the New Black est invitée à parler d’immigration et Rowan Blanchard, ancienne du Mickey Mouse Club Rowan Blanchard choisit de s’insurger contre le sexisme.
Et cette même saison, le site Business of Fashion va jusqu’à lancer le projet Tied Together (attachés ensemble), qui encourage toute l’industrie du luxe à afficher, porter, faire défiler un bandana blanc en symbole de solidarité. Tommy Hilfiger, Valentino ou encore Esteban Cortazar se prêtent déjà tous au jeu.
Hors semaine de la mode aussi, les exemples se multiplient : Diesel lance une campagne nommée « Make Love Not Walls » en réaction au mur du Mexique de Trump ; le programme Chime for Change de Kering vise à encourager l’émancipation féminine ; et le CFDA apporte son soutien au planning familial américain, et collabore avec Swarovski autour d’un prix récompensant l’engagement d’une marque vers un « changement positif ».
Du Brexit à la crise des migrants en passant par Trump, nous voici face, d’une part, à un monde chamboulé par des évènements des plus alarmants, et de l’autre, à une culture profondément capitaliste, qui a pour histoire de transformer des courants de pensée en produits à consommer. Que penser de cette tendance marketing déjà surnommée Fashtivism, l’activisme fashion ? Énième récupération cynique ou début d’un changement plus profond en adéquation avec la société actuelle ?
D’OBJET DE CONTESTATION À OBJET DE CONSOMMATION : UNE LONGUE HISTOIRE
Pour sa performance au Super Bowl 2016, Beyoncé militait en faveur du mouvement Black Lives Matter, notamment à travers les bérets arborés par ses danseuses en référence aux Black Panthers.
Pourtant, on ne vous apprend rien, la mode et la politique cohabitent depuis la nuit des temps : l’histoire est marquée par des figures activistes faisant de leurs vêtements une extension silencieuse de leur pensée – l’afro d’Angela Davis, les bérets des Black Panthers, le port de maquillage et de talons assumés par la féministe Chimamanda Ngozie Adichie ou les cagoules de Pussy Riots ne sont que quelques exemples du pouvoir idéologique de l’apparat.
Et inversement, les créateurs puisent librement dans des mouvances sociales et identitaires, de façon parfois amusée, parfois critique – depuis l’esthétique très queer de Jean-Paul Gaultier au soutien de luttes environnementales chez Vivienne Westwood en passant par la dénonciation du paupérisme dans le luxe chez John Galliano.
Mais là n’est pas le propos – la vraie nouveauté est l’emploi d’un langage et d’une volonté militants au cœur d’une stratégie de communication. Et si cette tendance explose aujourd’hui, elle n’est pas totalement neuve : au fil des décennies passées, nombreuses sont les marques à avoir opté pour une prise de conscience habilement communiquée afin d’apporter supplément d’âme à leur propos.
De gauche à droite : t-shirt Marc Jacobs, t-shirt American Apparel
Marc Jacobs reconnecte avec sa clientèle de façon intimiste en lançant une campagne de prévention contre le cancer du sein. Celle-ci met en scène les tops Heidi Klum, Naomi Campbell et Helena Christensen apparaissant nues pour la cause ; sans surprise, quelques mois plus tard, la mode est lancée, et le symbolique ruban rose apparait dans une ribambelle de défilés, sous forme de pins ou récupéré en iconographie sur des t-shirts – parfois reversés à des associations, parfois pas. Peta s’associe régulièrement à des célébrités telles que Pamela Anderson, Christy Turlington ou Khloé Kardashian, invitées également à poser dénudées en défense du droit des animaux. Alliant facteur choc et bonne conscience, ces personnalités et ces marques font d’une pierre deux coups (de pubs ?). American Apparel soutient les droits LGBT et produit divers t-shirts à logos vendus lors de gay pride – ce que certains sceptiques voient comme une tentative de compenser les nombreuses accusations de publicités sexistes et d’abus du fondateur Dov Charney.
À chaque période son combat en vogue : lorsqu’en 2012, Arnaud Montebourg, alors Ministre du Redressement productif, apparaît en couverture du Parisien prônant le Made in France vêtu d’une marinière Armor Lux et un robot Moulinex à la main, il lance la tendance d’un patriotisme green. Ainsi, une flopée de nouvelles marques saute les pieds joints sur le créneau de marketing tricolore décomplexé, rimant avec fabrication éthique et petite entreprise. Pourtant, comme le veut n’importe quelle mode, cette dernière bat actuellement de l’aile, selon une étude menée par le magazine LSA, dédié à l’analyse des tendances de commerce : les fashtivists ont d’autres chats à fouetter.
« Les marques veulent faire du bien autour d’elles à condition de pouvoir en informer leurs consommateurs. »
Aujourd’hui, après l’engouement du vêtement « gender neutral », suivi du féminisme fashion, dont les slogans historiques sont autant récupérés par des défilés de prêt-à-porter de luxe que des géants high street, la mode choisit actuellement d’accompagner divers événements politiques : défilés-manifestation anti-Brexit et collections capsules dédiées à Londres ; levée de fonds pour la campagne d’Hillary Clinton menée par Anna Wintour, où sont présentées des pièces signés Marc Jacobs et Diane Von Furstenberg à l’effigie de la candidate démocrate ; et produits dérivés par milliers lors de la Woman’s March.
OÙ S’ARRÊTE LA CONSCIENCE ETHIQUE ET COMMENCE LA CONSCIENCE CAPITALISTE ?
Si ces causes sont bien réelles, tout comme l’angoisse incontestable que ressent la population – et les créateurs de mode —, quel impact ont réellement ces produits sur la cause concernée ? Où s’arrête la conscience éthique et commence la conscience capitaliste ? Selon Alex Holder, le point commun entre tous ceux à avoir adoubé cette tendance est le choix d’une cause « safe », qui ne risque pas de cliver sa clientèle. Pour elle, les marques ont réalisé que les contenus faisant le plus de clics, de reposts et de ventes sont davantage liées à l’activisme qu’au sexe ou au succès comme autrefois. « Le seul hic est le suivant : les marques veulent faire du bien autour d’elles à condition de pouvoir en informer leurs consommateurs. L’humilité n’a aucune place dans cette tendance caritative. »
Autrement dit, il s’agirait avant tout d’une opération habile de communication, pour faire parler de soi par le biais d’une cause louée de tous. Ce branding détourné apparaît aussi chez les mannequins. Nombreuses sont les tops qui jonglent entre shootings mode et E-débats sur le féminisme ; ou qui n’hésitent pas à se prendre en selfie en train de distribuer des repas à l’Armée du Salut entre deux Fashions Weeks. Cette génération a même un nom, les Models Activisits – connues pour leurs hashtags furieux et leurs streetstyles de « resistance fashion » (ou le port d’un t-shirt à slogan politique). « Avant, on parlait de mannequin-slash-DJ, aujourd’hui elles sont toutes devenues mannequin-slash-activist », s’amuse un booker d’une agence parisienne. Et le résultat est le même : apporter un supplément d’âme et un facteur de différenciation à une image commerciale.
Si le militantisme devient un argument de vente imparable, c’est, selon Alex Holder, pour une raison simple : « le consommateur reçoit toute la bonne conscience qui découle d’une bonne action, sans avoir vraiment eu à la faire. Car ce n’est pas vraiment la même chose d’acheter une tasse de café caritatif que de se rendre dans un camp de réfugiés, non ? »
Et si il est incontestable que la visibilité donnée à certaines causes a des effets positifs – comme la dédramatisation du mot « féminisme » ou la dé-ghettoïsation de certaines problématiques queer –, un risque demeure, selon Jake Hall, journaliste spécialisé : « le danger est que cet engouement reste aussi saisonnier que les pièces qu’elles servent à vendre. Pour s’assurer que cela dépasse une simple mode, il faut faire des vrais choix, loin d’une simple opération de communication : choisir ou pas de collaborer avec quelqu’un dont on dit opposer l’éthique ; embaucher plutôt que simplement shooter certaines minorités.» Un début bienvenu et saluable qui nécessitera, pour constater une différence sur le long terme, des décisions qui vivront au-delà de leur hype passagère et d’un t-shirt à message. Vers un engagement profitable à sa bonne conscience mais avant tout à la cause défendue.