En 1998, la chanteuse américaine Paula Cole se demandait « où sont passés tous les cow-boys ? ». Vingt ans plus tard, ils sont visiblement partout : sur les podiums, dans les ateliers des plus grands créateurs de mode, dans la politique et dans la musique, où certains héritiers de Dolly Parton et Hank Williams renouvellent la country avec intelligence et audace.
Il y a encore quelques années, se revendiquer de la country pouvait, injustement ou non, engendrer les pires moqueries à son égard, tant ce genre musical a souvent été résumé à son versant le plus stéréotypé : des chanteurs et chanteuses en jeans, chapeau de cow-boy sur la tête, qui flirtent ouvertement avec l’imagerie redneck de Nashville et semblent juste bon.ne.s à interpréter des morceaux qui suintent la vieille Amérique blanche conservatrice.
Depuis quelques mois, pourtant, la country semble retrouver un éclat flamboyant. D’abord au ciné avec le récent succès du film A Star Is Born, où Lady Gaga et Bradley Cooper jouent les tourtereaux sur fond de guitare acoustique, chapeaux de cow-boy et grands paysages poussiéreux de l’Arizona ; ensuite dans la musique grâce à une nouvelle vague d’artistes bien décidé.e.s à briser les carcans, puis enfin grâce à quelques figures tutélaires réhabilitées par la mode. Simple signe des temps, où tout se recycle et trouve constamment une nouvelle vie loin de son habitat d’origine ? Ou réel instinct de survie de la part d’artistes qui, plutôt que de s’encroûter dans un genre musical vieillot, préfèrent désormais se le réapproprier et en proposer une version plus moderne, aux ramifications multiples ?
Changement de paradigme
Si vous croyez encore que la country est aussi ringarde que Shania Twain, plusieurs exemples ont de quoi vous donner tort. Rien qu’au dernier défilé Gucci, c’est le visage de Dolly Parton qui trônait sur les sweat-shirts et les vestes des mannequins ; après des années de moqueries liées à ses costumes excentriques et sa coupe de cheveux volumique, la chanteuse engagée est devenue une véritable icône à l’image de Janis Joplin. De quoi réveiller l’envie de reprendre le flambeau chez certains chanteurs de la nouvelle génération, comme Trixie Mattel, ancienne participante de l’émission RuPaul’s Drag Race et auteure de deux albums, dans lesquels elle avance que Dolly Parton était une vraie « drag queen ».
Depuis aux États-Unis, une nouvelle scène musicale défricheuse et saluée par les médias les plus influents émerge : à titre d’exemple, le dernier album de Kacey Musgraves, Golden Hour, a été déclaré « Best New Music » par Pitchfork. À raison, tant certains morceaux orchestrent un fascinant ménage à trois entre des refrains universels, les codes éculés de la country music et tout un tas d’audaces stylistiques (« Oh, What A World » contient même du vocoder). « Vous ne rencontrerez personne qui aime plus que moi la country, affirme la chanteuse américaine à GQ. Je l’aime, putain. Je la vis et je la respire. Je l’aime tellement. J’ai grandi en la chantant. Mais je ne laisserai pas cet héritage m’enfermer dans une catégorie. »
Photos : Gucci printemps-été 2019.
Au-delà de Kacey Musgraves, déjà auréolée de deux Grammy Awards, il y a aussi Liza Anne et Jessica Lea Mayfield, qui n’hésitent plus à critiquer les « beauty pageants » et les « toxic boys » dans leurs chansons, et à transgresser un genre musical beaucoup moins macho que certains le présument : « It’s nice to have a guy around/For lifting heavy things and opening jars/Should we really let them in on the beds?/Chain ’em to a little house outside », chante cette dernière sur « Sorry Is Gone ».
Côté mec, il y a également Sam Buck, 30 ans et originaire du Massachusetts, qui profite de chacun de ses morceaux pour évoquer ses plans cul, son homosexualité (chose rare dans la country), sa vulnérabilité et sa volonté de porter les codes de la masculinité sans jamais masquer son envers de fragilité et d’homo-érotisme : sur son dernier EP, Borderline, il insiste sur sa sexualité en parlant de tous les gars d’un bar qu’il s’est déjà tapé (« Faces »), ou encore de ses conquêtes dont il se souvient à peine du nom (« You’ve Been Served »). Au point de tomber dans le radar des médias anglo-saxons les plus pointus : à The Fader, par exemple, Sam Buck, ouvertement queer, expliquait vouloir respecter l’authenticité de la country tout en la modernisant, en dotant cette musique de tout un tas de nuances, qui en déforment l’image virile et en révèlent l’identité troublée.
Revirement politique
Du côté des artistes mainstream, les choses semblent se décanter également. Longtemps silencieuse concernant ses accointances politiques, refusant notamment de prendre position pour tel ou tel parti, Taylor Swift a décidé de monter au créneau le mois dernier en annonçant publiquement ses opinions sur le sujet. Et, comme souvent de nos jours, ça se passe sur Instagram : « J’ai toujours fondé mon vote sur le candidat qui protégera et se battra pour les droits humains que nous méritons tous d’avoir dans ce pays, écrivait-elle le 8 octobre dernier. Je crois en la lutte pour les droits LGBTQ et que toute forme de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou le sexe est mauvaise. Je crois que le racisme systématique que nous continuons de voir dans ce pays envers les personnes de couleur est terrifiant, écœurant et très répandu. Je ne peux pas voter pour quelqu’un qui n’est pas prêt à se battre pour la dignité de tous les Américains, peu importe leur couleur de peau, leur sexe ou qui ils aiment ».
Dans la foulée, Taylor Swift encourage ses fans à se rendre sur Vote.org pour voter lors de ces élections et explique qu’elle votera pour Phil Bredesen au Sénat et Jim Cooper à la Chambre des représentants, et non pour Marsha Blackburn, candidate républicaine dans l’État du Tennessee, dans lequel elle réside. Résultat : au cours des 72 heures suivant le post, liké plus de deux millions de fois, le site d’inscription en question enregistre 364 211 nouveaux électeurs. C’est dire l’impact des propos de Taylor Swift, probablement l’une des plus grandes vendeuses de disques au monde à l’heure actuelle (40 millions d’exemplaires écoulés)…
Le fait que l’Américaine, considérée par des Républicains et des membres de l’alt-right comme égérie (au point pour certains suprémacistes blancs de la qualifier de « déesse aryenne »), prenne position pour les démocrates prouve aussi à quel point la country a clairement une influence au pays de l’Oncle Sam. Musicalement, bien sûr, où ce genre musical, selon BuzzAngle Music, représenterait 12% des ventes d’albums au niveau national en 2017. Mais aussi politiquement. En 2003 déjà, la chanteuse des Dixie Chicks s’en prenait publiquement à George W. Bush et à sa politique en Irak, provoquant la chute de ses ventes d’albums et le boycott de sa musique… Peu importe, l’idée est posée : la country n’est pas aussi réac’ que l’on voudrait le penser.
Woke woke west
Cette nouvelle philosophie de cow-boys et cow-girls ne pouvait évidemment pas échapper au milieu de la mode. Plusieurs marques ont récemment prouvé que l’on n’a pas nécessairement besoin de venir des plaines du Far West ou d’avoir de la paille dans les cheveux pour s’initier au western engagé. La marque californienne Lykke Wullf, qui revisite avec subtilité l’imagerie du westernwear, vient d’obtenir sa place à la table des labels émergents, surtout depuis que la styliste américaine Janae Kennedy, accessoirement Director of Brand Relations de la marque, distille un peu partout dans ses séries mode son amour de la cow-girl et du cow-boy queer.
En France, c’est la jeune marque indépendante Rombaut qui s’efforce de casser les stéréotypes du cow-boy inculte et insensible au monde qui l’entoure en proposant une paire hybride de bottes-sneakers de rodeo vegan, notamment adoptées par le top Bella Hadid. En gros, fini le cuir. La cow-girl version 2018 se soucie des questions de société autant que de son allure. Sur les podiums, le look de vacher américain est plus que jamais en train de s’emparer de toutes les silhouettes. Lors du dernier défilé Gucci printemps-été 2019, plusieurs modèles ont marché sur les planches du Palace avec des chapeaux de cow-boy et des vestes à franges, proposant un crossover disco-western inédit. Idem chez Astrid Andersen, Dsquared2 ou Calvin Klein qui pour l’automne-hiver 2018-2019 ont remis au goût du jour les attributs du Wild Wild West.
Photos de gauche à droite : Gucci printemps-été 2019, Astrid Andersen automne-hiver 2018/2019, Calvin Klein automne-hiver 2018/2019, Dsquared2 automne-hiver 2018/2019.
À croire que le look cow-boy n’est plus uniquement réservé aux nostalgiques de la conquête de l’Ouest. Désormais, il s’ouvre à toute une génération d’artistes et personnalités militantes et éveillées politiquement (« woke », comme on dit outre-atlantique) comme un must-have avec lequel on se doit de s’afficher : ainsi, la chanteuse Kelela s’est présentée avec un chapeau et des bottes de cow-boy en avril dernier sur la scène de Coachella (où était également invité Yodeling Country Kid, un gamin fan de country dont la vidéo où il chante dans un supermarché Walmart a été vue 58 millions de fois), Janelle Monáe s’est affichée sur Instagram avec une veste boléro rouge vif, tandis que l’influenceur et acteur Luka Sabbat, fervent défenseur de la diversité, a été vu à la Fashion Week Homme parisienne de janvier 2018 habillé en total look denim de cowboy signé Vetements. Autant d’intentions qui (re)donnent une idée de la pluralité esthétique de la country, et de sa capacité à être bien plus qu’une simple bande-son de ces vies américaines rythmées par les balades à cheval et les soirées barbecues organisées au fin fond des campagnes traditionalistes du sud des États-Unis.