Une nouvelle génération de créateurs noirs définit un espace d ’expression loin des clichés.
Urbain. Adjectif.
Un mot enveloppé d ’un éternel brouillard. On ne sait pas exactement ce qu ’il veut dire – mais ses sous-entendus sont clairs : Google (version anglaise, ndlr) nous propose d’ailleurs deux réponses assez questionnables :
Numéro 1 : « Dans, ou en rapport à une ville ».
Autrement dit, de toutes les existences repoussées aux marges de la ville, les ghettos oubliés, les cités détériorées, les communautés qui y vivent.
Numéro 2 : « Signifiant ou ayant un rapport à la musique populaire d ’origine noire ».
LE STREETWEAR, DE VÊTEMENT DE CONTESTATION À LUXE ACTUEL
« Urbain » est aujourd ’hui un terme parapluie employé pour décrire paresseusement un grand nombre de personnes : Pharrell Williams est urbain. Skepta aussi. Nicki Minaj, idem. Kanye en est le roi. Dans la mode, l ’emploi de ce terme est aussi omniprésent que flou. Ces dernières saisons, tout créateur ajoutant un hoodie à une collection de luxe est applaudi pour sa grande sensibilité « street ». Alexander Wang, Vetements, Gypsy Sport, Koché, Cottweiler, tous adoptent des esthétiques « urbaines ».
De gauche à droite : Vêtements printemps-été 2017, Gypsy Sport automne-hiver 2017-2018, Koché automne-hiver 2017-2018 et Cottweiler automne-hiver 2017-2018
Ils font suite à des mouvances initiées par les collaborations entre Adidas, pionnier dans cette branche hybride, et Raf Simons, Rick Owens, Yohji Yamamoto – prouvant au fil des années la pérennité et la sophistication de ce marché.
En France, l ’esthétique « urbaine » de Pigalle qualifie son ADN à la fois sportswear et formel, et symbolise une envie de multi-culturalisme tant nécessaire en France.
Loin des clichés bobos et d ’idéaux upper class intouchables, cette dénomination certes trouble est néanmoins souvent associée à une forme de progrès social, et ce depuis ses débuts. Dès les années 1990, le vêtement provenant d ’une culture dite « de rue » est égalitaire, il lie les beaux quartiers aux banlieues, il décloisonne et rend visible l ’extérieur. Dès les années 2000, une pyramide – encore loin des maisons traditionnelles – se met en place : Juicy Couture, avec ses prix exorbitants par rapport à des joggings classiques, prouve l ’évolution potentielle du secteur.
Aujourd ’hui, ce flirt entre luxe et codes « street » est avoué, fièrement mis en avant – et souligne une évolution lourde et complexe. Si le streetwear est aujourd ’hui validé par les magazines haut de gamme, c ’est grâce à l’intégration de ses codes dans les collections des maisons classiques à l ’ADN bien loin de sa culture d ’origine. Quelle place donc, pour les milieux où les codes sont nés et pour ses descendants directs ?
UNE GÉNÉRATION EN QUÊTE DE NOUVEAUX ESPACES
Autrement dit, cette mode soulève un problème de taille : si le streetwear a longtemps été un costume de contestation de la norme bourgeoise et blanche, quelle place reste-t-il pour les créateurs de mode noirs refusant de se cantonner aux clichés d ’une mode urbaine devenue l’uniforme d’un luxe en quête d ’encanaillement ?
Le directeur artistique du label Off-White Virgil Abloh est dans une intersection culturelle intéressante : la marque naît en 2014, dans une culture « urbaine ». Sa première collection masculine comporte principalement des t-shirts et hoodies admirablement détournés, en hommage aux influenceurs et fans de Kanye, dont il est le directeur artistique.
Trois ans plus tard, le label propose également une ligne féminine, ainsi que des accessoires, des collaborations musicales ou dans le monde du design, des évènements lors de foires d ’art, non loin du modèle d’Acne Studios. Sa collection printemps-été 2017 est un clin d ’œil au personnage de Sigourney Weaver dans Working Girl, où elle incarne une patronne terrifiante. Cela lui permet d’introduire des blazers classiques, des manteaux en laine, des chemises déstructurées. Dans les boutiques, on place ses pièces non loin de Jacquemus et J.W.Anderson. Pourtant, la presse s ’entête à le placer dans une case sportswear, de saluer « l ’accessibilité » de ses designs, leur côté si « street » malgré l ’absence quasi- totale de référents urbains. À quel point cette lecture est-elle biaisée par sa cou-leur de peau ? Aujourd ’hui, Virgil Abloh n’est pas le seul à réfuter ces clichés, à lancer de nouvelles expressions et discussions créatives pour prouver l ’immense diversité des identités noires.
« Je ne comprends même pas l ’idée de ce que veut dire le streetwear. Ce que portent les gens dans le métro ? C ’est une catégorie bien trop floue »
Le styliste new-yorkais Shayne Oliver a, lui, construit une communauté autour de son label Hood By Air, rassemblant tous genres, sexualités, races, pour éclater les a priori sur qui peut porter ou dessiner quoi. « Je ne comprends même pas l ’idée de ce que veut dire le streetwear. Ce que portent les gens dans le métro ? C ’est une catégorie bien trop floue », dit-il à ce sujet. Une vision créative qui lui vaut d’être soutenu par LVMH (il remporte le prix spécial du prix LVMH 2014).
« Trop souvent, les gens de la mode sont insensibles et créent des marques problématiques, sans réfléchir. Je ressens un immense sens de responsabilité face à ces questions particulièrement complexes », dit Grace Wales Bonner, designer de mode masculine et gagnante du grand prix LVMH 2016. La jeune femme est une autre figure de cette avant-garde de designers affairés à déjouer les stéréotypes raciaux dans la mode. Saison après saison, elle refuse le cliché de la figure hyper-virile de l ’homme noir, musclé, comme le fantasment notamment les milieux traditionnels de sportswear. À chaque passage de défilé, Bonner piège notre regard. Ses mannequins ont une beauté princière, atypique, délicate. Ses silhouettes refusent toute référence sportive et s ’aventurent plutôt du côté d ’une diaspora africaine, proposant des pièces richement ornées, au tailoring intemporel.
De gauche à droite : Hood By Air printemps-été 2017, Grace Wales Bonner atomne-hiver 2017-2018 et Martine Rose automne-hiver 2017-2018.
Ces clichés sont aussi dé-construits chez Martine Rose. Pour sa collection printemps-été 2017, la créatrice britannique présente une ode aux banquiers déchus, dans le marché colombien de Seven Sisters, loin du centre de Londres. Son esthétique n ’adresse pas frontalement des problématiques racisées ; ni, non plus, ce qui est attendu d ’une créatrice noire, ce qu ’elle devrait ou ne devrait pas créer. Elle n ’a pas peur d ’employer des codes urbains comme des signifiants culturels riches, mais en les fusionnant de façon innovante plutôt que de les citer de façon littérale. La trajectoire de Martine est singulière. Elle émerge dans la mode streetwear under-ground londonienne, dans laquelle elle passe une décennie à expérimenter et remixer des codes. Aujourd ’hui à l ’avant-scène de la création anglaise, elle est applaudie pour ses silhouettes hybrides, matinées de références à divers courants punks, rave, teufeurs – une fusion qui lui vaut de se détacher du restant de cette branche.
VERS UN HORIZON HYBRIDE
Ce genre de phénomène n ’est pas aidé par les prix de mode grandissants à vue d ’œil, qui récompensent un « urban luxury » – conservant donc une différence implicite avec le « vrai » luxe — ou encore par l ’utilisation sempiternelle et fugace de mannequins noirs – des moyens de maintenir les stéréotypes précisément lorsqu ’on feinte de les briser. Cette attribution de cases pré-écrites ne fait que limiter la mixité dont a besoin l ’industrie en 2017.
Campagne Dior printemps-été 2017 par Willy Vanderperre.
Pourtant, il y a déjà des signes que nous avançons dans une direction plus inclusive. A$AP Rocky égérie de Dior, entre autres, prouve combien les marques et les célébrités ont évolué et diversifié leur storytelling. Et ce n ’est que le début ! Ce genre de rencontres permet, pas à pas, de repenser le système avec une prise de conscience, une lecture complexe des récits de chacun. Pour avancer et rendre hybride la mode, de façon respectueuse, il faut garder en tête l ’histoire des tendances citées ; reconnaître la richesse profonde de toutes les cultures invoquées ; diversifier son vocabulaire. Ce n ’est que le début de frontières brouillées entre les styles, les groupes, les appartenances, de façon profondément métissée et égalitaire.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp