Comment Andrea Crews anticipe les tendances depuis 15 ans

Article publié le 3 janvier 2018

Photo : Andrea Crews, collection printemps-été 2017.
Texte : Alice Pfeiffer

Le label connu pour sa philosophie et ses lignes anti-establishment célèbre cette année son quinzième anniversaire. Rencontre avec sa fondatrice Maroussia Rebecq.

Il y a 15 ans, quand toute la mode était au noir et au rock, Andrea Crews est arrivée comme une bombe : pop dans ses codes, punk dans son approche, la marque fondée par Maroussia Rebecq en 2002 posait les fondations d’une culture underground au cœur de Paris. Des lignes unisexes en avance sur les questions de genre, des vêtements recyclés, déstructurés et upcyclés dans une démarche green, des performances (comme leur Nuit Blanche de 2006, 12 défilés en 12 heures sur un podium allant de la Courneuve à Belleville, chacun incarné par des gens de la foule) ; des projets d’art (comme « Maroussia toute nue », mettant en scène avec humour la fondatrice dévêtue dans divers lieux).

Aujourd’hui devenu une véritable institution d’une mode antisystème, le label revendique une vision qui fait du vêtement un objet d’art et d’activisme social, et de la mode un vecteur de liberté et de changement. Antidote a rencontré la fondatrice pour parler des frontières changeantes dans les notions de beau, de laid, de novateur, et de solidaire.

Photos : Andrea Crews. De gauche à droite : collection automne-hiver 2017, collection printemps-été 2017, printemps-été 2015, printemps-été 2016.

Antidote. D’où vous est venu le nom Andrea Crews?
Maroussia Rebecq. Andrea Crews est l’alter ego que j’ai imaginé en arrivant à Paris en 2002. C’était mon Surmoi, la force qui me guidait. J’appelais les galeries et je disais : « Je suis Andrea Crews, l’agent de Maroussia Rebecq, une formidable artiste. » L’aspect est toujours resté mais est revenu tout particulièrement quand j’ai ouvert ma galerie Le Cœur en 2014, pour réinvestir la transdisciplinarité dans ma marque et mon identité, hors du système de la mode.

Comment avez-vous célébré cet anniversaire ?
Nous avons 15 ans, ce qui nous rend très fiers. Et on se sent toujours hyper jeunes, comme quelqu’un qui aurait 15 ans : c’est donc ce lien entre notre énergie et celle des millenials qu’on a voulu célébrer, comme si Andrea Crews était un ado qui soufflait ses 15 bougies. En plus de fêtes et d’expositions, on a voulu donner une voix aux gens qui nous entourent. On a mis en place des workshops d’upcycling participatif avec des figures locales plus ou moins émergentes, le tout dans notre galerie – une démarche qui célèbre le fond de notre propos.

Photo : Andrea Crews, collection automne-hiver 2015.

Ces démarches semblent plus liées à l’art contemporain qu’à une mode saisonnière, pourquoi ?
Je viens du monde de l’art : j’ai étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux puis à ceux de Nantes, je suis passée par la Villa Arson, mon parcours est en fait loin de la mode, le vêtement n’était qu’un medium pour parler de soi, de genres, de corps, de la société. J’admirais des figures comme Thomas Hirschhorn, Yayoi Kusama ou Gianni Motti, ils utilisaient tous l’art pour changer le monde, chacun en détournant des formes, des objets, des situations. J’ai eu envie de faire pareil avec la mode et les gens : j’ai piraté le Palais de Tokyo en 2002, qui était alors le lieu le plus branché et intouchable du monde et j’ai organisé une performance d’upcycling avec le Secours Populaire. Les problématiques que je cherchais à évoquer – et qui sont aujourd’hui devenues plus présentes avec les réseaux sociaux— étaient la sexualité, et l’effet de la caméra sur les réseaux sociaux, les regards, les mondes. J’ai été amenée à reproduire cette performance dans des institutions culturelles, au Centre Pompidou, puis à New York et Mexico City. Les collections ne sont venues que plus tard, lorsqu’Anji Dinh Van, alors ma stagiaire, a réfléchi à des développements de structuration afin que l’on devienne une vraie marque. Elle est aujourd’hui mon associée.

« On a fait brûler des pages de magazines où les silhouettes étaient retouchées, on a dansé, fait une petite cérémonie, c’était aussi artistique que symbolique. »

Andrea Crews revendique aussi un certain activisme : en quoi consiste-t-il exactement?
J’ai cherché à enseigner la mode et l’upcycling comme alternative au goût du neuf et du luxe, à des kids avec l’association Les Enfants de la Goutte d’Or, puis à Saint-Ouen, Bruxelles, et Newark aux États-Unis, toujours dans un contexte associatif lié aux enfants des quartiers défavorisés. L’idée était toujours d’apprendre à désacraliser les grands canons du branché, du désirable, et de réfléchir à d’autres façons d’apparaître. J’enseigne également dans une école de mode associative et gratuite, Casa 93, en Seine-Saint-Denis. C’est aussi une façon de repenser l’enseignement de la mode, et de quitter une structure aussi élitiste que formatante pour apporter un libre souffle à la passion et à la créativité. À un niveau quotidien, dans ma propre entreprise, j’ai mis en place une structure horizontale de collectif pour qu’il n’y ait pas de hiérarchie et d’hégémonie pesante, mais une envie de travailler ensemble.

Est-ce aussi une façon de remettre en question ce que la société nomme beau ou laid ?
Tout à fait, et ce depuis mes débuts. Dans les années 90, quand j’étais jeune, « beau » était synonyme de Claudia Schiffer. Pourtant je trouvais ça révoltant, ces corps lissés, grands, maigres et blonds. Et puis je ne lui ressemblais pas du tout, à Claudia Schiffer, et les gens qui m’attiraient non plus ! J’étais attirée par l’intensité de certains étudiants d’art, le charisme que dégagent des singularités. Sortir de la machine d’un beau stylistique et physique, fabriqué artificiellement par la société : voilà une longue quête de liberté que j’ai voulu entreprendre. Mes castings mélangent tous genres de gens, ce qui est devenu beaucoup plus commun aujourd’hui, mais qui à l’époque était en dissonance totale avec le fétichisme des top models. Pour faire tomber ce totem, on a aussi imaginé des performances dans la nature, comme un Burning Bog, un grand feu dans le village de Piacé le Radieux (qui inspira la Ferme Radieuse du Corbusier) ; on a fait brûler des pages de magazines où les silhouettes étaient retouchées, on a dansé, fait une petite cérémonie, c’était aussi artistique que symbolique. Tout cela fait partie d’une réflexion plus large autour d’Andrea Crews, loin d’une tendance de passage.

Photos : Andrea Crews.

Qu’est-ce que le luxe pour vous ?
Le luxe, le bon goût, je m’en fous. Ces notions me rappellent un monde ancien et sclérosé, excluant, et pas marrant du tout. Mes premiers souvenirs de mode me viennent de soirées et concerts punks et hip-hop, des mouvements qui cherchaient à démonter le système de nos parents. La société évolue, le luxe ne bouge pas. J’espère ne jamais m’arrêter d’avancer, de questionner… et d’éclater.

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