Monstrueux, digital ou sexualisé : pourquoi le corps obsède l’art contemporain ?

Article publié le 17 avril 2018

Œuvre : Fuck Face, Jake et Dinos Chapman
Texte : Auguste Fabri

À échelle 1 ou monumentale, en fibre de verre peinte ou recréé virtuellement, objet de science ou œuvre d’art, la représentation du corps chez les artistes n’est pas uniforme mais s’accorde avec le génie de chacun.

Notre époque assiste à un bouleversement des modèles de représentation du corps dans l’art. Amorcé le siècle dernier, l’archétype d’une beauté européo-centrée, lisse et féminine, perd de plus en plus de sa fortune. Certains artistes contemporains continuent à représenter le corps dans leurs œuvres, à la recherche d’une illusion toujours plus parfaite, pour aborder des notions sociétales se rattachant à l’identité, ou pour dénoncer leurs dangerosité et absurdité.

La recherche d’une sculpture paraissant aussi vraie que la vie elle-même existe depuis toujours. Au Met Breuer de New York, est en ce moment présentée l’exposition « Life-Like, Sculpture, Color and the Body  » qui propose d’examiner ce phénomène dans la sculpture des années 1300 à nos jours. Parallèlement, on retrouve dans la littérature de toutes les époques l’idée qu’une œuvre à l’illusion si parfaite en prendrait vie, se confondant avec la réalité elle-même. Pourquoi (et comment) les artistes contemporains continuent-ils à représenter le corps dans leur art ?

Œuvre : Tourists, Duane Hanson.

Les années 60 aux États-Unis virent la naissance du courant dit hyperréaliste consistant à recréer par des moyens plastiques l’illusion parfaite de la réalité. Duane Hanson, figure de proue du mouvement, modela à cette période ses sculptures à échelle 1, prenant pour motif les avatars humanoïdes de la société de consommation américaine de son époque (Supermarket Lady, 1969, Tourists, 1988, Queenie II, 1988). Pour parvenir à ce rendu, l’artiste moula directement sur des modèles vivants. Cette initiative de créer une sorte de « pantone » des avatars de la société de consommation se fit dans la veine du Pop Art, qui lui aussi s’attaqua à l’étrangeté de cette même société, comme le montrent les œuvres d’Andy Warhol ou Claes Oldenburg.

C’est notamment à la même période que naissent les happenings et performances d’artistes où le corps devient ainsi œuvre, dépassant son essence organique. Allan Kaprow, Joseph Beuys, Carolee Schneemann trônent parmi les noms les plus importants de la pratique qui révolutionna la manière que les artistes eurent d’appréhender la relation œuvre-spectateur où les corps de l’un et de l’autre interagissent par reconnaissance.

Œuvre : Mass, Ron Mueck.

Dans la veine de ces artistes ayant cherché à créer des corps en plastique aussi fidèles que possible à la nature, les sculptures monumentales de l’artiste australien Ron Mueck sont les plus impressionnantes. Ces œuvres à la taille drastiquement exagérée ou diminuée reprennent toutes les caractéristiques (jusque dans leurs moindre détails) du corps humain : peau, carnation, cheveux, ongles, pores et expressions faciales… Présent dès 1996 lors de l’exposition « Sensation : Young British Artists (YBA) », l’artiste fait parler de lui avec son troublant Dead Dad, représentation life-like d’un homme nu gisant au sol. Avec sa dernière œuvre en date, Mass (2017), présentée dans les galeries de peinture de la National Gallery of Victoria de Melbourne, l’artiste continue à interroger notre rapport à la mort. Les cent crânes géants (1m de haut) qui juxtaposent les œuvres d’artistes des XVIIIe et XIXe siècles agissent tel un memento mori, où l’art et le squelette deviennent chacun les témoignages immuables de vies passées.

Un réalisme hybride

Le chef de troupe des Young British Artists, Damien Hirst, construit lui aussi un discours sur la représentation du corps dans l’art avec ses sculptures monumentales, à la facture proche de modèles anatomiques à l’instar de Temple, Virgin Mother ou Anatomy of an Angel. Hirst reproduit la vie organique non pas avec la même fibre de verre que Mueck mais use majoritairement de matériaux riches (tels le bronze ou le marbre) et de la peinture pour parvenir à ces mannequins scientifiques monumentaux. Il ne prétend pas reproduire tel Mueck ou Hanson une réalité organique dépourvue de vie. L’artiste s’inspire de méthodes de représentations médicales et biologiques. Fragilité et santé du corps se rencontrent dans ces œuvres imposantes par leurs motifs et leurs dimensions (certaines pesant plus de trois tonnes), où l’enveloppe corporelle se situe entre objet de science et objet d’art.

Œuvre : Anatomy of an Angel, Damien Hirst.

Parallèlement à cette recherche du parfait simulacre, d’autres artistes usèrent de la représentation du corps afin de mieux véhiculer leurs messages dénonciateurs. Dans la richesse de l’œuvre des frères Chapman, artistes ayant collaboré avec Kim Jones pour la collection Louis Vuitton Homme SS17, Jake et Dinos Chapman optèrent eux aussi pour la représentation d’un corps réaliste dans leurs œuvres, toutefois en l’hybridant, rapprochant davantage leurs figures à des monstres à l’enveloppe humanoïde. Les plus polémiques d’entre elles restent sans doutes celles de la série « Fuck Face », où des sculptures de très jeunes enfants ont pour visage pénis et anus, en faisant des sortes de sex-toys. En 2010, une pièce de la série fut vendue chez Christie’s pour environ trois fois son estimation maximale, à la somme de faramineuse de presque 130 000 €. Les artistes s’en prennent à la vulgarité de la langue (qui donna son titre à l’œuvre), à l’immoralité de nos sociétés et à l’hypersexualisation des plus jeunes… Les deux britanniques défendent une œuvre sans censure ni détour, n’hésitant pas à choquer avec leurs productions jugées par certains violentes voire perverses pour leur caractère hautement réaliste et immoral.

Le duo scandinavo-danois de renom Elmgreen & Dragset fit lui davantage usage de l’humour dans son œuvre que de la provocation, pour mieux mettre en lumière les absurdités propres à nos sociétés et au monde de l’art. Un jeune garçon se tient en caleçon devant un miroir, perché sur des talons de femme (The Experiment, 2012), allégorie de la découverte de soi. Une autre figure de garçon, en bronze laqué, regarde dans One day I’ll grow up (2015) un fusil sous-vitrine, signe de la facilité d’acquisition d’armes à feu dans le monde et de la fatalité qui s’en suit. Une femme en habit de soubrette moulée dans l’aluminium et peinte à la laque blanche regarde le sol avec désarroi (White maid), où le silence de son expression fait transparaître la dureté de sa condition. Le corps dans l’œuvre d’Elmgreen & Dragset est reproduit afin de dénoncer avec finesse et justesse les problèmes sociétaux liés à l’épanouissement personnel, la xénophobie, l’insécurité et l’instabilité politique par des mises en scène troublantes, par la profondeur de leurs significations et la préciosité de leur réalisation.

RÉALITÉ VIRTUELLE ET CORPS DIGITAL

Le XXIème siècle a vu l’émergence de nouvelles technologies qui ont refaçonné les méthodes de production artistique. Dans les œuvres de réalité virtuelle (RV), notamment, le corps occupe une place primordiale. Les artistes y créent des mondes semblables aux nôtres ou radicalement distincts. Dans sa pièce en RV, Rising, Marina Abramovic présentait lors de la 12ème Art Basel de Hong Kong les restes de notre planète, ayant subi les sévices de siècles de pollution. L’artiste se représente elle-même dans son œuvre, accompagnant le spectateur dans ce monde dystopique.

Les possibilités de représentation qu’offrent la réalité virtuelle sont sans limites tant elles permettent aux environnements imaginaires de prendre une enveloppe virtuellement physique. Le corps du spectateur devient partie intégrante de l’œuvre dans sa progression ; la création artistique s’attache ainsi moins à reproduire le corps dans sa pleine réalité physique mais à en recréer les capacités sensorielles. Alejandro G. Iñarritu, mieux connu pour son œuvre cinématographique (The Revenant, Amores perros…), fait aussi usage de la technique pour son œuvre CARNE y ARENA dernièrement présentée à la Fondazione Prada de Milan (entre le 7 Juin 2017 et le 15 Janvier 2018). Dans celle-ci, la réalité virtuelle offre une expérience synesthésique où le spectateur déambule dans un univers chaotique, mis dans la peau d’un réfugié, renvoyant ainsi à la crise migratoire contemporaine. L’identité du corps organique du spectateur fusionne ainsi avec celle artificielle du réfugié qu’il devient.

Œuvre : Fuck Face, Jake et Dinos Chapman.

« La RV offre des possibilités de représentation sans limites », ce que nous disions plus haut. Jordan Wolfson aussi l’a bien compris. L’artiste suscita la polémique lors de la Biennale du Whitney Museum de 2017 avec son œuvre Real Violence. Il n’existe pas d’images de cette œuvre, visible il y a peu au Schinkel Pavillon de Berlin. Pour la voir, il faut l’expérimenter. Les casques de RV et d’écoute sont présentés sur des socles blancs, comme des statuettes. Le visiteur est demandé de s’accrocher à une rambarde pour que la projection commence. Puis débute cette scène de pure horreur où un homme se fait tabasser à mort à coups de batte de baseball dans une rue de New York. Pas de mots, des bruits de voiture et une prière qui se font entendre lors de cette mise à mort hautement réaliste où le bourreau de la scène n’est autre que l’artiste lui-même.

Au-delà d’une représentation véridique du corps dans la création plastique, le corps dans l’art porte en son sein un message politique, se faisant le miroir des combats de nos sociétés. Que ce message soit préventif, dénonciateur ou incriminant, c’est grâce à la reproduction du corps humain que les œuvres nous atteignent, nous interrogent, nous paraissent justes, violentes ou troublantes.. Nous les regardons avec curiosité comme si nos propres corps nous étaient étrangers. Comme si les comprendre reviendrait à se comprendre soi-même.

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