Issu du Moyen Âge, réhabilité au XIXème par les Romantiques puis dans les années 80, le gothique est aujourd’hui décloisonné. Hybride, son esthétique revient en force depuis les années 2010, au point d’être devenue mainstream. Un engouement qui met en évidence la manière dont la culture métabolise les angoisses et la violence de nos sociétés.
Entre des voix d’outre-tombe dignes d’un film d’horreur, des chocs de batteries bruts et des sonorités stridentes, le producteur Lotic chuchote sans interruption dans son titre « Hunted » ce mantra sinistre : « brown skin, masculine frame / head’s a target » (« Peau foncée, cadre masculin / la tête est une cible »). Viscéral et hypnotique, le clip témoigne de l’expérience du musicien en tant que personne noire et queer, de sa difficulté à exister et de sa résilience dans un monde blanc hétérocentré. D’inspiration satanique, la vidéo est lo-fi. Par intermittence, on y voit Lotic fixer la caméra sous des néons rouges et noyer un jeune garçon blanc sur une plage. Plus tard, ce dernier renaîtra des eaux mais sous les traits d’une déesse sortie tout droit des enfers…
À l’instar d’artistes londoniens comme Gaika ou du floridien Yves Tumor, Lotic appartient à cette génération de musiciens expérimentaux noirs et queer qui mobilisent un imaginaire sombre, tant dans leurs paroles que dans leurs esthétiques. Comme eux, il célèbre des voix souvent distordues, lointaines ou modifiées, convoquant des fantômes sonores. Ses démons intérieurs ? « And I miss my brothers… » scande le glam-goth Yves Tumor dans son sublime « Lifetime », où il est impossible de ne pas être transporté par la nostalgie des chœurs. Dans « Crown And Key » – entre des « Kill ’em all, bodies in the street », « Your mother’s tears in the hot concrete » ou « Madame Guillotine » – Gaika témoigne quant à lui de micro-agressions quotidiennes et de la rage qui l’habite.
L’avènement du « nouveau gothique noir »
Les travaux de ces trois précurseurs pourraient s’inscrire dans une forme de « nouveau gothique noir ». Une expression forgée par Sheri-Marie Harrison dans la LA Review of Books pour caractériser principalement des œuvres littéraires d’auteurs noirs. Mentionnant également le film Get Out de Jordan Peele et le single « This is America » de Childish Gambino, la critique souligne que ces artistes ne conjurent pas tant des violences passées (celle de l’esclavage, du colonialisme..) que celles dont sont encore souvent aujourd’hui victimes les populations afro-descendantes à travers le monde.
Dans les années 1990 et 2000, le gothique était principalement une contre-culture pour blancs de la classe moyenne. Depuis, si ses stars restent majoritairement masculines – exception faite à Billie Eilish -, le gothique s’est surtout diversifié du point de vue des origines des artistes qui en constituent les hérauts. En témoigne certains tenants du goth rap (aussi qualifié d’emo-rap) : Lil Uzi Vert, XXXTentation, Lil Tracy, la GothBoiClique de Lil Peep ou encore Wicca Phase Springs Eternal, qui subliment leur vulnérabilité depuis leur chambre, à rebours des canons de la virilité. Chez Gaika, Lotic ou Yves Tumor, l’imaginaire sombre est utilisé comme un outil pour décrire un présent complexe, dystopique et post-industriel : celui d’une urbanité sauvage marquée par des inégalités, d’une jeunesse précarisée qui tente de survivre dans les marges de la ville. Dans leurs morceaux, les tonalités sombres et tourmentées font ainsi écho aux violences post-coloniales, qui se superposent à celles des systèmes économiques actuels : les zones en friche ou dévastées par l’activité humaine deviennent alors les nouveaux vestiges dont s’inspire le gothique contemporain. Les artistes les investissent et se les réapproprient mais ne succombent pas pour autant au catastrophisme ; ces territoires sont surtout propices au renouveau esthétique et à l’expérimentation d’autres approches.
En effet, Lotic, Yves Tumor et Gaika revendiquent tous une approche queer. Échapper aux classifications binaires, c’est donc, chez eux, trouver des formes d’existences fluides et invisibles qui émanent de ces ruines, des marges et des ombres. Elles s’incarnent dans des voix mutantes : transformées, diffractées comme pour refléter la pluralité des identités qui habitent ces musiciens. Fantômes, monstres ou dark drag, les âmes créatives contemporaines invoquent souvent les tropes gothiques pour poser les bases d’un monde post-genre. Dans la mode, ce phénomène est saisissant chez des marques comme Rick Owens, ou au travers de mouvements telles que le health goth.
Photos de gauche à droite : Rick Owens automne 2019, Rick Owens printemps 2020, Rick Owens printemps 2019, Rick Owens printemps 2020.
Émergeant au début des années 2010 chez une jeunesse urbaine en réaction au normcore et à la fascination pour le vintage, le health goth se caractérise par une hybridation entre le streetwear, l’esthétique gothique et un lifestyle sain (comme son nom l’indique). Selon le journaliste Adam Harer du site The Fader, le health goth aborde le genre sans distinction et « s’inscrit dans un intérêt plus général pour les mondes des hautes technologies et l’accélération dystopique qui l’accompagne. » Sweat à capuche, survêtement Adidas, sneakers noires, chaînes en tout genre… : il célèbre les silhouettes du chevalier noir, du dissident, du black block ; autant de figures parées d’armes et de protection (comme dans les jeux vidéo) et que l’on retrouvait récemment dans le film Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel. La rue est comprise comme un champ de bataille. Mouvements sociaux, violences policières, peurs terroristes… On se cache sous sa capuche pour échapper à la surveillance technologique et à celle de l’État.
Résistance vibrante au néo-libéralisme, le vêtement goth est le réceptacle d’affects politiques puissants, notamment explorés par l’artiste allemande Anne Imhof, qui collabore par ailleurs avec Balenciaga. Dans ses performances, l’artiste met en scène de jeunes gens androgynes qui revêtent de longs t-shirts punks, des survêts noirs et des genouillères. Comme des zombies, ils posent et déambulent, complètement blasés, brûlant au passage des roses séchées, cassant des bouteilles de bière, chantant parfois. Anne Imhof captait ainsi la sensibilité post-ado déprimée de la décennie. En 2017, elle reçoit le Lion d’Or à la Biennale de Venise pour une performance sur la jeunesse et la surveillance de masse. Son titre ? « Faust », du nom de ce protagoniste de conte populaire qui descend aux enfers et conclut un pacte avec le diable (les GAFA ?).
Le gothique digital : « alone together »
Dans son ouvrage New Dark Age, l’essayiste et artiste James Bridle affirmait à ce propos que nous sommes entrés dans un « nouvel âge sombre » caractérisé par l’opacité dangereuse des dispositifs technologiques. Déferlante de data, intelligence artificielle, fake news… Dans notre dos se tissent des alliances et des stratégies qui bouleversent nos vies digitales, sans qu’on puisse réellement s’y opposer. Selon James Bridle, une menace insaisissable pèse et génère des anxiétés diffuses qui émanent aussi plus largement de ce développement technologique actuel si rapide qu’il est impossible à maîtriser. Un contexte de transformation caractéristique des moments où apparaît l’esthétique gothique, développée justement au XIXème siècle en plein cœur de la révolution industrielle… Les figures gothiques (comme le monstre de Frankenstein) surgissent alors pour conjurer l’angoisse de la nouveauté. De la solitude aussi. L’expression « Alone Together » a ainsi été inventée pour caractériser l’illusion d’être ensemble offerte par Internet, qui participe en parallèle à l’isolement de ses usagers et contribue à façonner l’esthétique gothique.
« Avec Internet, elle est désormais trop multiple pour être définissable, analyse Benoît Lamy de la Chapelle, commissaire de l’exposition « Digital Gothic » à la Synagogue de Delme, un centre d’art contemporain. Il suffit de prêter attention à l’actualité. Le réel est « gothique » en soi, sombre et caractérisé par une accessibilité brutale et violente aux images. Traditionnellement, les artistes trouvaient refuge dans un ailleurs « gothique » mental. Aujourd’hui, il n’y plus vraiment d’ailleurs où se projeter, et toute projection renvoie inévitablement vers une réalité sombre et violente ». Dans l’exposition supervisée par Benoît Lamy de la Chapelle, les dessins virtuoses de David Rappeneau montrent une jeunesse désœuvrée qui s’ennuie et se défonce aux abords de cathédrales gothiques. « Il est maintenant bien connu que la révolution numérique, avec sa quantité abyssale d’informations, nous plonge dans un nouveau trouble existentiel », explique le curateur qui a également invité l’artiste Maria Metsalu. Celle-ci a présenté Mademoiselle X, une performance centrée sur une femme éternelle mais convaincue d’être morte, accomplissant des rituels gores dans un bain de sang. « La démarche de ces artistes permet de déconstruire notre conception judéo-chrétienne de la mort. Il est en effet très anthropocentrique de la considérer comme la fin de tout », ajoute Benoît Lamy de la Chapelle. Être gothique, ce n’est donc pas nécessairement être rongé par le pessimisme, mais prendre conscience de sa mortalité, de ses angoisses et de la violence du monde pour apprendre à vivre avec et pourquoi pas, penser à long terme pour endiguer le désastre écologique. Le gothique célèbre aussi les obsèques du monde d’hier, laissant place à un nouveau champ des possibles. « Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir », écrivait Walter Benjamin.
Maria Metsalu, Mademoiselle X, 2017-2019, performance. Exposition Digital Gothic, CAC-la synagogue de Delme. Photo : O.H. Dancy.