Texte par Capucine & Simon Johannin et photo par Byron Spencer extraits de Magazine Antidote : Pride.
Les auteurs de Nino dans la Nuit, roman viscéral et abrasif rédigé à quatre mains, signent une nouvelle intitulée Celui que je suis fier d’être sur l’émancipation d’un adolescent s’apprêtant à démarrer une nouvelle vie : la sienne, qu’il se réapproprie après s’être longtemps effacé devant l’invisible violence de la pression sociale. Un basculement provoqué par une virée nocturne et une rencontre imprévue, fugace mais déterminante.
Celui que je suis fier d’être
Enfin un peu de soleil passe par la fenêtre, ça fait longtemps que je l’attendais. Ça fait sens, qu’aujourd’hui il fasse beau, après des mois pleins d’une griserie aussi dure que la vision que j’avais de moi-même.
J’ai lavé tout ça, sorti de moi le monde timide et terne qui me faisait bégayer devant chaque être humain.
Je sentais depuis toujours le petit feu follet sous les cendres, la braise au fond de la gorge. Je me disais simplement que c’était comme un muscle, qu’il suffisait de ne pas le nourrir pour qu’il s’atrophie, s’éteigne doucement et disparaisse.
Mais c’est moi qui ai presque disparu, j’ai caché tout ça sous des kilos de coton trop large et un visage d’inconnu dans la foule.
Seulement rien à faire, dedans ça m’a brûlé, et comme toujours j’avais la bouche sèche, la gorge chaude quand il fallait que je me dise aux autres.
Alors je disais rien, je souriais bêtement au mieux, je bafouillais au pire en piquant un fard qui me faisait mal à force de rougeur.
La vie c’est quand même plus simple quand on est comme tout le monde je pensais. Je voyais pas trop ce que c’était, comme tout le monde, mais c’était sans vagues, sans trop besoin de courage.
Comme tout le monde c’était papa, pas intelligent, pas con, pas gros, pas maigre, ni trop réveillé, ni trop endormi. La critique facile et les pleure pas quand t’as mal, laisse ça à ta petite sœur.
C’était maman qui disait qu’elle “trouvait marrantes les folles à la télé”, pour qui tout ce qui sort un peu de son ordinaire est à prendre comme un spectacle, une lubie rigolote qu’on veut bien voir au cabaret mais pas le midi à sa table.
Moi j’ai quinze ans, et je sais pas en fait, si j’aime les filles ou les garçons.
Je crois que, de toute façon, je suis encore trop jeune. Non pas que quinze ans c’est trop jeune pour aimer, j’en vois plein qui se roulent des pelles, mais moi je le sens pas, pas encore, je sais pas trop comment le sentir.
Je sais juste que pour moi, c’est pas pour tout de suite ces trucs-là, ça m’intéresse pas trop, c’est tout.
Ça les dérange un peu à la maison, mon père il comprend pas que je parle pas de ça, il dit tout le temps qu’à mon âge il avait déjà les hormones en folie.
Et ma mère, elle me regarde bizarre quand je rentre du lycée et que je file tout de suite à l’étage du pavillon pour m’enfermer dans ma chambre.
C’est juste qu’il y a que là que je souffle, où j’ai pas de regards qui cherchent à savoir qui je suis vraiment, qui jugent et qui veulent me percer, alors que moi-même je sais pas du tout qui je suis.
Au lycée c’est pareil, j’ai des potes, quelques-uns mais je fais juste semblant d’être comme eux. Même si je dis pas les mêmes choses, surtout sur Paul.
Paul c’est Paulette, c’est le pédé.
On est quatre cents dans mon lycée, et il y a Paul qui traîne tout le temps avec les filles et que tout le monde appelle Paulette, même mes potes, mais pas moi.
Il s’appelle Paul, il traîne avec les filles et il rigole aigu mais il est cool, enfin il est pas méchant quoi. Je vois pas ce qu’il y a de marrant à l’appeler Paulette.
Donc les potes j’aime bien traîner avec eux mais souvent y’a un truc qu’ils disent qui me dérange, où je me dis que peut-être ils pourraient le dire sur moi, que c’est juste super facile de décider à plusieurs qu’on va dire tout un tas de conneries sur un autre.
C’est un peu ça ma vie, en ce moment. Enfin c’était ça. Parce qu’il s’est passé quelque chose y’a pas très longtemps.
Il faut savoir que j’habite assez loin en banlieue, les gens pensent tous que c’est le bordel collé à Paris, mais la mienne de banlieue, c’est le bout du RER collé à un étang. Après c’est vrai qu’on est tous en jogging ou presque, c’est le style banlieue c’est tout, c’est confort.
Bref j’étais allé à Paris un soir, pour un concert, je suis passé par la fenêtre. De toute façon à la maison, je sais comment ça marche. On dîne, puis c’est la télé et au bout d’un moment pouf, personne ne fait plus vraiment attention à moi. C’est comme si je prenais la couleur du canapé, façon caméléon. Alors j’ai juste à m’éclipser discrètement, et voilà.
Comme je fais jamais de bruit pour rien, les parents ça leur viendraient pas à l’esprit que je fasse autre chose que me coucher.
Mais là j’ai fait le mur, j’ai dit que j’étais fatigué super tôt et je me suis cassé, pour aller voir un concert, avec une copine.
C’est Elsa, elle est pas dans mon lycée, on se connaît du primaire. Elle est un peu plus grande que moi, genre deux ans. Je sais pas pourquoi mais elle m’aime bien comme pote.
Elle voulait m’emmener voir un groupe qu’elle aime, et sa mère a dit ok, mais tu trouves un garçon pour venir avec toi, ce qui est plutôt débile, parce qu’à l’école c’était plutôt elle qui me défendait que l’inverse.
Elsa les mecs c’est pas trop son truc mais moi elle m’aime bien, alors j’y suis allé avec elle, pour lui faire plaisir, parce qu’elle est cool.
Le concert était pas terrible, enfin j’en sais rien mais c’était pas trop mon style. Il y avait trop de monde qui se bousculait en sautant partout, c’était un peu stressant. Et puis Paris c’est toujours l’angoisse. Moi je trouve que ça craint carrément plus que la banlieue, il y a des gens bourrés et des voitures partout.
Mais bon Elsa s’est bien amusée, et puis elle a retrouvé une copine à elle chez qui elle restait pour la nuit. Elsa elle raconte toujours des conneries à ses parents, elle monte des plans pas possibles pour faire ce qu’elle veut, elle a jamais peur de se faire griller, je sais pas comment elle fait.
Souvent elle veut m’embarquer, mais moi j’arrive qu’à la suivre à moitié, et encore je flippe. Donc à la fin on s’est quitté, parce que quand même il fallait que je rentre.
Paris c’est super grand, et comme je connais pas bien je me suis perdu dans le métro à cause des travaux à l’arrêt où je devais descendre et qui était fermé.
D’un coup je me suis retrouvé tout seul, complètement paumé. J’ai fini par arriver à la gare mais c’était trop tard, plus de trains pour chez moi.
J’ai paniqué un peu mais j’ai réfléchi, et j’ai pensé aux bus de nuit que j’avais encore jamais pris.
Une dame de la gare m’a expliqué où c’était et j’ai eu de la chance, il est arrivé tout de suite. Je suis allé m’asseoir au fond, comme d’habitude pour qu’on me voit pas trop.
Le bus de nuit à Paris c’est carrément la zone. Y’a que des gens bourrés, des gens qui dorment, et des mecs bizarres qui emmerdent un peu tout le monde. Elsa elle m’en avait parlé. Comme elle sort souvent, qu’elle fait des trucs un peu cramés, elle rentre tout le temps avec le bus. Elle avait compté que c’était qu’une fois sur trois ou quatre qu’on la faisait pas chier.
Sinon toujours un mec qui regarde trop, qui touche ses cheveux tout bouclés ou qui vient s’asseoir à côté d’elle alors qu’il y a de la place partout.
Donc moi j’étais au fond du bus, je pouvais pas écouter de la musique parce que j’avais plus de batterie, mais je faisais semblant quand même parce qu’il y avait des mecs un peu flippants.
Et puis je l’ai vu monter dans le bus, et c’était clair qu’ils allaient pas le louper. Il était super voyant, grand et très fin avec les cheveux roses, des piercings au nez, je me souviens de l’anneau sur le côté, ça m’a fait un truc.
C’était un peu irréel, à cette heure comme ça de le voir monter avec son casque sur les oreilles, ses talons compliqués, et le noir et les couleurs partout sur ses vêtements.
Les trois mecs à côté, ils ont pas attendu une minute pour dire tout un tas de saloperies, mais lui en fait il les a même pas vu. Il est allé s’asseoir dans le carré, face à la banquette du fond où j’étais moi. J’ai trouvé qu’il était beau.
Mais pas beau dans le sens je le kiff, beau parce que c’était classe comment il était, il avait la tête droite. Il était pas comme moi, il essayait pas de se cacher. Il pensait juste à ses trucs, le regard perdu loin au fond de la nuit.
Il était lui, comme il voulait être, planté solidement dans le monde et ça m’a fait sentir quelque chose en moi. Je sais pas comment dire, mais c’est comme si là, j’avais entendu mon âme faire crack, d’un coup.
Je le regardais, je le regardais, et puis le bus s’est arrêté, alors il s’est levé pour sortir. En se levant il a vu mes yeux sur lui, et juste vite fait, il m’a fait un clin d’œil en souriant.
J’ai pas baissé les yeux comme je fais d’habitude quand quelqu’un me regarde trop franchement, et j’ai senti comme une petite tape dans mon dos quand il a cligné de l’œil, ça m’a fait me sentir cool quelques secondes.
J’ai divagué le reste du trajet, je suis remonté par ma fenêtre puis j’ai regardé le plafond jusqu’au jour, parce que c’était impossible de dormir.
J’ai quand même chargé mon téléphone, et j’ai répondu au texto d’Elsa qui voulait savoir si j’étais bien rentré. Et comment.
Aujourd’hui il fait beau, c’est le matin, et pour moi c’est comme le premier matin de ma vie.
Comme d’habitude j’ai posé mes vêtements sur le lit avant de les mettre, et comme d’habitude je pose des questions à mon corps en slip et chaussettes que je regarde dans la glace.
Sauf qu’un truc a changé. Au lieu du jogging avec le sweat, ou du jean avec le t-shirt, que je mets tout le temps comme presque tout le monde, j’ai préparé autre chose. C’est un costume, il est pastel, je sais pas trop si c’est rose ou bien saumon, mais il est carrément canon.
Je l’ai vu en passant dans une vitrine, j’ai même pas réfléchi, je suis entré et je l’ai acheté avec l’argent de mes deux derniers anniversaires que je savais pas du tout comment dépenser.
Quand je l’enfile et que je me regarde avec, je me trouve beau. C’est la deuxième fois que ça m’arrive, la première c’était dans la boutique, quand je l’ai essayé. Ça fait aussi six semaines que je me suis fait percer l’oreille, alors j’enlève la petite boule, et puis je mets la boucle.
J’ai aussi demandé à Elsa l’autre fois de me montrer comment elle faisait les traits noirs sous ses yeux, juste comme ça, pour savoir. Elle m’a regardé avec son air de pirate quand j’ai dit ça, mais elle a rien dit, elle m’a juste montré.
Je lui ai piqué son khôl, mais je sais qu’elle m’en voudra pas, et de toute manière je vais lui rendre.
Je sais pas trop de quelle origine je suis, mais ma mère et moi on est bruns, la peau un peu tannée, elle dit que c’est parce que quelque part, loin, on a du sang berbère ou espagnol. Mon père lui toute sa famille vient de la Creuse.
Je me fais des traits sous les yeux comme les mecs du groupe que j’aime bien, c’est Elsa qui m’a montré les clips.
Je suis enfin prêt, je me regarde et je me dis que comme ça, dans le costume rose pâle avec les traits, ça fait berbère de Miami. J’éclate de rire tout seul en pensant ça, que ça me va bien, que ça me dit bien d’être ça.
Alors une fois que j’arrête de sourire, parce que c’est pas commun de sourire en me voyant dans le miroir, je mets mes chaussures et je me regarde une dernière fois avant de tracer en bas, montrer aux autres qui c’est, celui que je suis fier d’être.
Nouvelle extraite d’Antidote : Pride hiver 2019-2020.