De Lil Nas X à Stefflon Don, en passant par Jardin et Lous and The Yakuza du côté de chez nous, les artistes ne cessent d’emmener le rap dans des chemins jusqu’ici inexplorés, en intégrant dans leurs morceaux des éléments tirés de la country, du reggaeton, de la techno ou même du métal. Et si tous ces croisements constituaient l’avenir du rap ?
Le succès d’« Old Town Road » de Lil Nas X est venu le rappeler avec fracas : le hip-hop est bel et bien la musique la plus populaire de notre époque, celle qui s’ouvre le plus aux cultures extérieures (ici, la country) et permet ainsi au rap d’être en renouvellement constant depuis maintenant plus de trente ans. Le refrain est entendu. On est en droit de l’apprécier pour ce qu’il représente (un vent de fraîcheur, de nouvelles possibilités pour l’avenir, une réflexion sur la notion de genre musical), ou s’en offusquer, prétendre que le hip-hop était mieux avant et regretter qu’il soit parfois devenu un phénomène de masse, là où cette culture n’était autrefois que celle des opprimés, des rejetés du capitalisme qui trouvaient alors dans cette musique un moyen d’exprimer leur colère – ça, c’est malheureusement le propos d’un certain nombre de (pseudo) puristes.
En réalité, il n’est guère étonnant de voir aujourd’hui des artistes comme Lil Nas X rencontrer une franche réussite avec des tubes crossovers, constamment entre deux univers. Historiquement, c’est même un scénario qui s’est sans cesse renouvelé. Il y a eu le fameux « Planet Rock » d’Afrika Bambaataa et sa boucle empruntée à Kraftwerk, la collaboration de Run DMC avec Aerosmith, la popularisation des samples de soul, les connexions avec le R&B ou celles avec des musiques dites « du monde » : le raï (« Tonton du bled » de 113), le zouk (Bisso Na Bisso) ou même les musiques traditionnelles asiatiques (« Indian Flute » de Timbaland). La musique rap a toujours été ainsi : riche de mille idées, de mille emprunts et mille cultures.
Et le phénomène, il est vrai, ne fait que s’accentuer avec une génération d’artistes désormais élevés aux algorithmes de Spotify et YouTube, qui multiplient les chemins de traverse pour en ressortir, paradoxalement, des morceaux toujours plus populaires – pensons, par exemple, à Dominic Fike, capable de passer d’un morceau rap à de la teenage pop sans jamais dérouter ses fans, nombreux, y compris au sein des médias. À l’image du New Yorker, qui le considère déjà, après quelques morceaux à peine, comme « l’avenir flou et sans genre de la musique populaire ».
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme
La force de tous ces artistes, c’est précisément de se moquer éperdument des stéréotypes dans lesquels l’industrie musicale souhaiterait les enfermer de prime abord. « Je ne connais pas vraiment beaucoup de musique britannique, à part celle de So Solid Crew et de Dizzee Rascal, racontait ainsi Stefflon Don dans une interview au Guardian, comme pour justifier les inclinaisons dancehall de ses morceaux. J’écoute beaucoup de musique espagnole, ou même de la musique turque, qui a elle aussi pas mal d’influences du dancehall et du reggae. » La rappeuse londonienne, qui s’offre aussi bien des collaborations avec Skepta ou Popcaan qu’avec Sean Paul, est loin d’être la seule à s’accorder une telle liberté créative, à piocher dans des univers a priori très éloignés de son bagage culturel original. Respectivement originaires de l’Espagne, la Corée du Sud, la Belgique ou même Washington, Bad Gyal, Yaeji, Lous and the Yakuza et Goldlink poursuivent la même ambition : tourner le dos aux compromis, avancer selon leurs propres envies et permettre au rap d’aller toujours plus loin dans la composition de nouvelles esthétiques musicales.
En interview, Lous and the Yakuza, dont le premier album arrive au printemps prochain, se décrit d’ailleurs comme un mélange de Kaaris et de Dalida. Ce qui prouve bien à quel point toute une génération de musiciens biberonnée à la culture hip-hop est aujourd’hui prête à mélanger en totale liberté ses différentes influences. « J’ai voulu faire un LP incluant tous les styles qui m’inspiraient et que j’écoutais à l’époque : du R’n’B, du rap, du punk, des choses plus techno, de l’indus… » confiait même Jardin à propos de son album A Girl With A Dog In A Rave dans une interview publiée sur Antidote. Avec son projet, Lény Bernay est d’ailleurs bien placé pour évoquer ce qui se joue actuellement au sein de l’industrie musicale. Impossible, par exemple, de réellement situer son dernier single « Débordement » : est-ce du rap ? Un brûlot punk ? Un héritage des rave-parties ? Un fascinant et improbable mélange des trois ? Dans le doute, on optera plus volontiers pour cette dernière option.
En clair, Jardin dit quelque chose de notre époque, ayant compris que l’heure est propice aux crossovers. Ce n’est ni de la pop ou de la techno rappée, ni du hip-hop électronique censé plaire aux gens qui n’aiment pas vraiment le rap : c’est un hybride des trois, et c’est surtout quelque chose de difficilement définissable.
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Dans un tout autre style, les emo-rappeurs ont également compris que l’époque était aux musiques hybrides. Ho99o9, Scarlxrd ou même $uicideboy$ : eux aussi racontent quelque chose de la vie en 2019, eux aussi abordent des thématiques assez obscures (le mal-être, la recherche identitaire, l’incompréhension du monde,…) et eux aussi ont, sur le papier, tout pour effrayer les puristes avec leurs codes (musicaux, visuels, etc.) empruntés au métal.
Dans ses interviews, Marcus Lucas Antonio Listhrop (aka Scarlxrd), né en Angleterre d’un père ghanéen et d’une mère jamaïcaine, attribue volontiers cette ouverture d’esprit à quatre éléments bien distincts : son héritage familial, son environnement social (« J’ai grandi dans un milieu tellement multiculturel et coloré que je ne vois pas de différences entre les gens », disait-il à Consequence Of Sound), une volonté constante de trouver de nouvelles façons de composer et un contexte politico-économique qui ne permet pas d’avancer avec des certitudes. Un peu comme si les musiciens actuels n’avaient d’autres choix que de proposer des musiques hybrides au sein d’une époque en proie aux crises économiques ou sociales. L’un des derniers exemples en date ? Kanye West avec son neuvième et dernier album, Jesus Is King, entièrement dévoué à Dieu et fortement influencé par le gospel. « Tu ne seras plus jamais le même en faisant appel à Jésus/Il m’a sauvé, maintenant je suis sain d’esprit ». Libre à chacun d’adhérer (ou pas) au propos. Ce qui est incontestable, en revanche, c’est la présence d’une volonté de s’affranchir d’un certain classicisme hip-hop, de tracer de nouvelles lignes de fuite et de multiplier les propositions inédites. Reste simplement à savoir si elles seront toutes retenues par la postérité.