Comment « Survivor » des Destiny’s Child est devenu un hymne de résilience ?

Article publié le 19 février 2019

Photo : les Destiny’s Child en promo pour leur single « Survivor », 2001.
Texte : Naomi Clément.

Près de vingt ans après sa naissance, « Survivor » des Destiny’s Child, l’une des chansons les plus marquantes du R’n’B contemporain, continue de nous faire vibrer avec une vigueur qui semble traverser les âges.

À sa sortie en février 2001, « Survivor » des Destiny’s Child est un succès immédiat. Donnant son nom au troisième album du groupe américain, dont il est extrait, il est rapidement porté au sommet des charts en Europe et aux États-Unis, en atteignant la deuxième place au classement Billboard Hot 100. Il permet même à ses interprètes de remporter le Grammy Award de la « meilleure per­formance R’n’B par un duo ou un groupe avec chant » en 2002. C’est que le morceau, devenu single d’or, réunit tous les élé­ments d’un tube taillé pour le succès. Il y a d’abord la production, signée Beyoncé Knowles et Anthony Dent, dans laquelle des airs de violons dramatiques joués au synthé confèrent, dès les premières notes, quelque chose d’inquiétant et de dramatique.

Et il y a surtout les paroles, écrites par Beyoncé (elle-même) et qui sonnent comme un règlement de compte et une déclara­tion d’empowerment. À l’époque, plusieurs membres du groupe partent à la suite de problèmes relationnels et financiers avec le management (géré par Mathew Knowles, le père de Beyoncé). Considérant que Beyoncé et Kelly Rowland sont favorisées et davantage mises en avant, LaTavia Roberson et LeToya Luckett, les autres membres originales, se séparent du groupe et sont remplacées par Farrah Franklin et Michelle Williams. À son tour, Farrah se retire quelque temps plus tard pour les mêmes raisons, faisant des Destiny’s Child le trio qu’on connaît aujourd’hui. C’est dans ce contexte précis de départs et de tensions que « Survivor » est né. Comme le rappelle J. Randy Taraborrelli dans son livre Becoming Beyoncé, The Untold Story (éd. Grand Central Publishing, 2015), la chanteuse a eu l’idée d’écrire le morceau après avoir écouté une émission de radio : « Alors qu’elle était en tournée avec Christina Aguilera, elle a entendu sur une radio locale un DJ qui démontait les Destiny’s Child, comparant le groupe à l’émission de télé-réalité Survivor (version originale de notre Koh Lanta, ndlr). Il se demandait alors quelle serait « la prochaine fille à quitter l’île ». Ce qui a agacé Beyoncé. Elle a donc écrit « Survivor » le jour suivant dans l’avion pour la prochaine ville. « Je l’ai écrit rapidement car j’étais frustrée », se rappellera-elle plus tard. « Pour moi, ça représentait tout ce que la survie signifie pour les femmes, et à quel point il est difficile de rester unies, quand certaines personnes font tout pour vous faire tomber » ».

Lors d’un concert intimiste donné à Las Vegas le 2 août 2009 dans le cadre de sa tournée I am … World Tour, Beyoncé s’est confiée plus longuement au public présent dans la salle sur la genèse du titre, expliquant : « Le succès amène beaucoup de négativité (…). C’est ce qui m’a poussé à retourner en studio. J’ai alors pris mon cahier et mon stylo et je me suis mise à écrire afin de nous libérer de tout ça. « « Survivor«  en est le résultat ». Avec un background aussi chargé, le titre a rapidement suscité la controverse suite aux différends juridiques entre les membres du groupe. Dès la sortie du morceau, LeToya Luckett et LaTavia Roberson ont en effet intenté un procès à Beyoncé, Kelly Rowland et leur ancien manager Mathew Knowles, faisant valoir que certaines paroles, comme « Vous pensiez que je ne vendrais pas sans vous/j’ai vendu neuf millions », violaient un ancien accord qui leur interdisait de s’insulter – alimentant ainsi le mythe du single.

Enfin, il y a son clip flamboyant signé Darren Grant, dans lequel Beyoncé Knowles, Kelly Rowland et Michelle Williams s’illustrent en rescapées vêtues de peaux de bête, de haillons et autres treillis taille basse sur une île déserte – une prestation qui leur permettra de remporter le MTV Video Music Award de la meilleure vidéo R’n’B en 2001. « Comme tous ces gros tubes américains de soul, de R’n’B ou de hip-hop, « Survivor » fait preuve d’une mécanique implacable », dissèque le journaliste spécialisé Olivier Cachin. « Il y a une topline, une mélodie, des paroles, un clip… l’ensemble fait que, effectivement, on savait dès sa sortie que ce serait quelque chose d’énorme – et ça l’a été. »

« Énorme » donc,  « Survivor » a ainsi marqué, toute une génération de jeunes adultes au début des années 2000. Parmi eux, la DJ Louise Chen, pour qui la découverte du morceau et de son clip a constitué une véritable révélation. Cette dernière raconte : « Quelques mois avant la sortie du titre, j’avais déjà halluciné sur le piercing au nombril de Britney Spears dans l’m A Slave For You ; et là, je découvrais Beyoncé, sortant de la mer ; le ventre à l’air ; également flanquée d’un piercing au nombril ! La première chose que je me suis dit, c’est : « Ça y est, c’est bon, si Beyoncé a un piercing au nombril, alors je peux convaincre ma mère d’en avoir un à mon tour! » ». Ce qui la marque également c’est le fait que le trio parle ici de rupture sur un ton on ne peut plus combatif, tran­chant radicalement avec les autres morceaux du genre à l’époque. « Cette chanson, finalement, c’est un titre d’empowerment fait par des femmes qui s’adressent à d’autres femmes en leur disant : « T’inquiète, toi aussi tu peux survivre ! » », décrypte Louise Chen.

Photo : pochette de l’album Survivor sorti en 2001.

« Ces chansons de « warning » féminines sont une vraie tendance dans la musique, notamment à l’époque du disco où l’on trouve beaucoup de morceaux de femmes qui passent ce genre de messages. Mais je trouve que, depuis Gloria Gaynor et « I Will Survive », il n’y avait pas eu de single dans la culture populaire comme celui-ci, qui adressait ce message aux femmes avec cette force-là, cette énergie de « dancefloor ». » Et de préciser : « On a bien eu les Spice Girls, on a eu Britney Spears ; mais les moments où ces dernières parlaient véritablement de douleur et de femmes, c’était sur des ballades, avec des titres lents et plutôt tristes comme « 2 Become 1 » ou « I’ m Not A Girl, Not Yet A Woman »… tu n’allais pas danser dessus. Et c’est ce qui a fait la force de « Survivor« . Ce morceau, je l’ai découvert sur MTV, et la même semaine, je dansais dessus en soirée avec mes copines. »

Dix-huit ans après sa première diffusion sur MTV, « Survivor » continue de nous faire danser, tel un hymne éternel dont l’énergie ne tarirait jamais. En 2017, il a même été classé à la quarantième position d’une liste établie par le magazine américain Billboard recensant les « 100 meilleures chansons créées par des groupes féminins de tous les temps ». Et un an plus tard, il était repris par le collectif allemand 2WEI pour la bande originale du film Tomb Raider, avec Alicia Vikander. Comment expliquer une telle longévité ? Plusieurs facteurs entrent en jeu pour rendre compte du caractère iconique de ce single. Il est d’abord l’un des plus grands succès commerciaux d’une époque révolue – celle où le R’n’B américain était au sommet, porté par des artistes comme Aaliyah, TLC ou encore Brandy et Monica, le rangeant de fait au rang de classique, de morceau resté gravé dans la mémoire des plus nostalgiques. « En France, c’est ce qu’on appellerait un « gold », commente Olivier Cachin, c’est-à-dire un morceau qui, de par son succès et son contexte, est entré dans l’histoire de la pop, qui a été parodié, repris … Un tube tellement célèbre qu’il traverse les années, et reste un hit très important, même près de vingt ans après sa sortie. »

« Avec Survivor, Beyoncé s’est aussi définie comme la performeuse qu’elle est aujourd’hui et l’artiste qu’elle allait devenir. C’est elle qui a écrit et produit presque toutes les chansons de l’album. »

Ce single, c’est aussi l’un des premiers à annoncer, en filigrane, l’immense parcours en solo de Beyoncé, lui conférant un rôle char­nière dans l’histoire de l’artiste. « Survivor est, je crois, le marche­pied vers la carrière solo de Beyoncé, qui s’affirme ici comme le leader de ce qui n’est plus le même groupe qu’au début, poursuit le journaliste. Un peu comme ce qu’il s’est passé avec The Supremes, quand Diana Ross est un jour devenue la chan­teuse des Supremes, au point que le groupe se rebaptise « Diana Ross & The Supremes « . Ici, je crois qu’on a tout juste échappé à un « Beyoncé & Destiny’s Child « . » Une analyse par­tagée par l’auteur J. Randy Taraborrelli, selon qui le processus de création de Survivor a été déterminant dans la naissance de Beyoncé en tant qu’artiste solo : « Avec Survivor, non seulement le groupe s’est affirmé, mais Beyoncé s’est aussi définie comme la performeuse qu’elle est aujourd’hui et l’artiste qu’elle allait devenir. C’est elle qui a écrit et produit presque toutes les chansons de l’album Survivor ».

Autre facteur : la dimension féministe du morceau. Car, si ses paroles ont bien été écrites en réaction à la séparation avec les anciennes membres du groupe, elles ont surtout été perçues par le grand public comme une ode à l’indépendance et à la détermination féminines, affirmant la victoire de la femme face à une douloureuse rupture amoureuse avec un homme (notamment avec des phrases comme : « Maintenant que tu es hors de ma vie, je me sens beaucoup mieux (…) Tu pensais que je serais triste sans toi, mais j’aime en fait plus fort que jamais »). « Ce qui est intéressant, c’est la double lecture qui peut être faite de ce morceau », explique Keivan Djavadzadeh, docteur en sciences politiques et auteur d’une thèse sur la question du genre, de la race et de la sexualité dans le rap féminin états-unien. « Il y a une première lecture assez terre à terre, celle où Beyoncé s’adresse aux anciennes membres des Destiny’s Child en leur disant : « Sans vous, on a quand même du succès » ; et puis il y a une seconde lecture, qui n’est à mon avis pas celle à laquelle les au­teurs avaient pensé, mais dans laquelle il est question de rupture amoureuse, et où l’on peut alors voir une Beyoncé s’adresser à son ex-petit ami en lui disant : « Tu pensais que je n’y arriverais pas sans toi, mais regarde, tout va très bien. » Pour moi, la force de « Survivor » réside réellement dans ces différentes interprétations qui en ont été faites, qui en font un morceau que beaucoup de personnes se sont personnellement appropriées. »

« À l’heure où les droits des femmes sont sans cesse menacés dans nos sociétés, l’iconique « Survivor » des Destiny’s Child peut, pour qui le veut ou en a besoin, donner lieu à un tout autre décryptage, déviant son sens original pour mieux faire renaître le morceau à la lueur de 2019. »

Des propos confirmés par Louise Chen qui, quelques années après la décou­verte du titre, le redécouvre avec un œil nouveau : « J’ai réécouté « Survivor«  bien plus tard, et je l’ai perçu autrement : je n’avais plus envie de danser dessus. A ce moment-là, j’étais dans une phase de deuil total, où je ne pensais pas que j’allais survivre, justement. La chanson m’a à nouveau énormément parlé, mais pour des raisons différentes de celles qui me l’ont fait aimer adolescente. » Ainsi, à l’heure où les droits des femmes sont sans cesse menacés dans nos sociétés, l’iconique « Survivor » des Destiny’s Child peut, pour qui le veut ou en a besoin, donner lieu à un tout autre décryptage, déviant son sens original pour mieux faire renaître le morceau à la lueur de 2019. Une lecture plurielle, qui semble finalement inhérent à l’ADN du morceau.

Déjà en mai 2001, lors de la sortie de l’album, Michelle Williams racontait au maga­zine Billboard comment le single avait trouvé un écho particulier auprès des fans, qui y voyaient un symbole d’empowerment et de sororité : « Cet album traite de la vie et de la réalité. On n’y parle pas d’argent. Tout le monde ne peut pas s’acheter des diamants ou le meilleur champagne qui soit, mais on peut survivre à un examen, à une embauche ou à un mariage. Toutes nos chansons racontent des choses réalistes. »

Beyoncé chante « Survivor » lors de sa tournée Mrs Carter en 2013.

Quelques mois après, au lendemain des tragiques attentats du 11 septembre, le morceau prenait malgré lui un sens nouveau. Dans une interview au site Entertainment Weekly en avril 2016, John Houlihan, superviseur musique sur le film Charlie’s Angels dont les Destiny’s Child ont réalisé le single phare « Independent Woman », se rappel lait de ce moment où le titre a pris une nouvelle ampleur : « Je me souviens que « Survivor«  a eu comme une seconde vie après les attaques terroristes du 11 septembre. Le titre est passé d’une chanson personnelle de pouvoir à un outil de deuil national montrant la force et la solidarité. » Devenant ainsi aux yeux de nombreux New-Yorkais un véritable hymne de cohésion face à l’atrocité du terrorisme.

Aujourd’hui, c’est Beyoncé elle-même qui continue de prolonger la vie de ce titre phare afin de lui donner un sens encore plus large. Lors de sa tournée The Formation World Tour en 2016, la chanteuse avait choisi de ressortir et réinterpréter ce classique de son répertoire en demandant au public, avec entrain et pendant l’intro du morceau, s’il y avait des « survivants dans la salle » ; avant de préciser au micro, le poing levé devant une foule en délire : « Si vous avez survécu à quoi que ce soit dans votre vie, je veux que vous le célébriez avec moi ce soir ! ».

Cet article est extrait de Antidote : Survival printemps-été 2019, photographié par Davit Giorgadze.

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