« Gouine » ou « tafiole », la réappropriation d’injures homophobes par la communauté LGBTQ+ est une stratégie de résistance : en déchargeant le poids des mots, on les déleste de leur puissance.
Tempes rasées et cheveux laqués, Harmony Boucher regarde au loin : le visage de la mannequin androgyne orne la couverture du premier numéro de Dyke_On, un magazine dédié à la culture lesbienne actuelle, lancé ce mois-ci à Paris. Face à la récupération de codes queer dans le milieu de la mode, ce biannuel opte pour un titre qui contracte les mots « dyke » (équivalent anglais de « gouine ») et « icon », suggérant ainsi que celui-ci redonne la parole aux personnes concernées. « Le mot “dyke” est un choix conscient, c’est une façon de transformer en marque de fierté une insulte, et de célébrer d’autres formes de beauté et de féminité », explique Rain Laurent, la fondatrice.
Son emploi injurieux puis subversif ne date pas d’hier. Selon l’historienne Susan Krantz, il puise ses origines dans l’expression anglaise ancienne « bulldike » (« bull » signifiant « faux », et « dike » étant l’ancêtre de « dick », ou « pénis »), et signifie « homme factice », pour moquer les lesbiennes au style masculin. Il faudra attendre 1971 et la publication du recueil de poèmes féministes Edward the Dyke pour faire glisser cette injure dans un autre lexique militant, littéraire, volontaire.
Comme le rappelle Kathleen Hall, directrice des études politiques de l’université de Pennsylvanie, cette stratégie employée par toutes les luttes, notamment contre le racisme, est aussi ancienne qu’efficace : « l’histoire de tous les mouvements sociaux est faite de termes et codes péjoratifs détournés et déjoués, explique-t-elle. C’est une façon de rendre obsolète leur signification première et d’inviter les concernés à réfléchir à l’intention qui se cache derrière l’injure. »
« En faisant de l’insulte son apanage, on retourne ce qui était perçu comme un manque ou une faille, pour le transformer en identité, en modèle alternatif, en communauté. »
Cette inversion stratégique est également décrite par Michel Foucault dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, qu’il nomme le « discours en retour » : dans cette étude se penchant, entre autres, sur la fabrique de l’homosexuel comme corps déviant, le philosophe revient sur le jeu de pouvoir en fluctuation constante impliqué par tout échange de parole, tout silence, toute appellation. En faisant de l’insulte son apanage, on retourne ce qui était perçu comme un manque ou une faille, pour le transformer en identité, en modèle alternatif, en communauté.
Retourner le stigmate
Déjouer la prison normative que peut constituer la linguistique est clé : « Le problème avec le terme “homosexuel”, c’est qu’il a une portée médicale, et sous-entend une forme de classification de l’intime ; quant au terme “gay”, il se rapporte à une vision occidentale, américanisée néo-libérale » analyse Patrick Thévenin, ancien rédacteur chez Têtu, ancien membre d’Act’Up, et journaliste spécialiste des questions LGBT. « Ces injures sont d’abord reprises dans l’humour camp, les milieux drag queen, et dans les luttes activistes : en les utilisant de son plein gré, on diminue leur portée symbolique, et on les fait glisser. »
Effectivement, le voguing lors de ses débuts à New York, ou aujourd’hui à Paris, imagine des catégories recyclant un vocabulaire injurieux à l’égard des gays qui ne se plient pas aux attentes héténormés, comme « butch queen » ou « femme queen ». Les membres de cette communauté dénoncent à la fois la société dominante, et la conformité grandissante des communautés gays.
La soirée Shemale Trouble parisienne, elle, dénonce par son nom la fétichisation de personnes transgenres, notamment dans les milieux X : plutôt qu’un choix de termes plus politiquement corrects, ses organisateurs exorcisent les mots qui blessent. Ainsi, le détournement de l’injure rappelle l’appartenance politique et historique à un groupe minoré, au-delà des identités personnelles.
À Paris, les soirées Shemale Trouble « se donnent pour but de promouvoir l’amour, la sexiness, et de célébrer la beauté, la diversité et la créativité trans. »
Photo : Fred Morin
« C’est une façon de surpasser le passé bien triste de ces mots, d’être fier de nos vies et de ne pas créer d’Autre et de supériorité dans les communautés queer » souligne le journaliste et militant Randall Jenson. « Si je me fais insulter ? Très bien, cela veut dire que je perturbe une idée préconçue. Il ne s’agit pas uniquement d’affirmer que j’aime les hommes, mais que je m’aime de la sorte. »