Photo : Olgaç Bozalp pour Magazine Antidote : BORDERS été 2017
Texte : Hamadou Frédéric Baldé avec la participation de Dolores Bakèla
Le métissage n’est pas un non-lieu mais une identité multiple, une nouvelle destination sans appartenance territoriale.
Embarquement, direction New York. Me voici de retour. À l’arrivée cette fois-ci avant d’entrer sur le territoire américain, j’ai le droit à un formulaire. Là, cette question, celle où il vous faut cocher votre appartenance ethnique, soit « White », « Hispanic », « Asian », « Black » ou « Other ». Pour franchir une frontière il faut s’identifier, se définir, se délimiter et dans mon cas se limiter.
Car je suis métis, donc multiple. Pour la plupart des gens, être métis sous-entend être mélangé, la rencontre de deux chairs de peaux différentes ; selon le Larousse, c’est quelqu’un « issu de l’union de deux personnes d’origine ethnique différente ; se dit d’un hybride obtenu à partir de deux variétés différentes de la même espèce ». Me voilà sans case à cocher, encore une fois limité à des choix qui nient mon existence.
En France et dans beaucoup d’autres endroits, grandir métis, c’est souvent gommer les histoires de deux êtres qui auraient bravé les règles de ce monde scindé, pour imaginer un avenir brouillant les frontières.
Aux États-Unis, le concept de métissage n’existe même pas. À la place, le pays a sa « One Drop Rule » : la règle historique de la goutte de sang qui vous met automatiquement dans la catégorie « Noir » si vous avez une goutte de sang non-blanche – donc automatiquement inférieure, impure. Ce statut binaire servait autrefois à décourager les mariages interraciaux. Car ne l’oublions pas, les métissages étaient longtemps le résultat d’une colonisation, d’une soumission de natifs, d’une immigration par défaut. Tout métissage était le rappel de cette histoire de violence et d’assujettissement.
Aujourd’hui, cette règle atténue notre « complexité » et nos multiplicités pour simplifier les choses. Cela veut dire grandir partiellement invisible ; choisir et caricaturer un côté pour le rendre plus compréhensible, accessible et donc rassurant. Dire de moi que je suis métis, c’est ne rien dire au fond… Avec tout ce que cela charrie de fantasmes, de perceptions à la fois très claires et bruyamment floues.
DEVENIR MÉTIS
Chaque société, à sa façon, cherche à définir, encadrer, donner une identité simple afin d’adapter la minorité à la majorité ; à la délimiter, la border, la nommer comme une masse brumeuse pour se rassurer dans son statut dominant. Pourtant, j’ai toujours été par essence le contraire de cela. En tant que métis, nous sommes le contraire de la limite et de la frontière.
Nous sommes déjà nés dans le décalage horaire ; nous sommes la somme de deux ou plus de deux frontières.
Dans chaque relation, la question se pose : comment être rassuré et rassurer celui qui devient l’Autre pour nous ? Comment poser des bases sur un trouble initial ? A-t-on besoin de créer des frontières à notre tour pour mieux se comprendre ? De choisir et trancher pour cohabiter avec celui ou celle qui n’est pas multiple ?
Alors, il faut que je leur réponde à cet interrogatoire dans l’avion. Quelle case devrais-je cocher à l’instant présent ? Je suis né à Paris d’une mère franco-vietnamienne, née et ayant grandi à Saïgon, et d’un père peul, née à Bafatá, en Guinée-Bissau et qui a grandi au Sénégal.
Photo : Olgaç Bozalp pour Magazine Antidote : BORDERS été 2017.
Avant même de voir le jour, le concept de frontières, sans le savoir, sans le vouloir, ne me concernait pas. Ma patrie de naissance est la France, celle de ma mère, le Vietnam, et celle de mon père, la Guinée-Bissau. Dans mon esprit d’enfant, la délimitation géographique pour se construire n’a jamais existé. Ma mère parlait de sa réalité et de ses souvenirs juvéniles dans une terre que j’ai commencé à fantasmer, à intégrer dans mes rêves et dans ma construction intérieure. Mon père nous contait des histoires d’une terre lointaine qui devenait aussi mon terrain d’enfance imaginaire. Je me construisais simultanément à Paris, Saïgon et Bafatá…
Cela étant dit, revoyons mes choix : « Black » ? « White » ? « Asian » ? Pas vraiment, pas seulement ! Ou alors, je les coche tous les trois ? Encore une fois, je n’existe pas dans ces choix prédéfinis. Je suis une sorte d’anomalie, un hybride, un phénomène imprévu peut-être.
Ah si, pardon, il y a une case prévue dans ces cas-là. Au cas où rien ne nous irait : la case « Other ». Voilà c’est fait. J’ai coché… « Other ». Je suis l’Autre.
D’UN NON-LIEU À UN NOUVEL ESPACE MULTIPLE
Plus jeune, cette question m’a habité : comment exister et comment me présenter au monde ? Je me souviens des questions sur mes prénoms au collège :
« – Mais, ton prénom, c’est Hamadou ou c’est Frédéric ?
– Ben les deux
– Et ta religion, c’est quoi ?
– Euh, mon père est musulman, ma mère est bouddhiste, j’ai des oncles catholiques, des cousins qui vont à l’église et d’autres à la mosquée et je les accompagne.
– Ah… tu es bizarre toi. Il faut que tu choisisses ! »
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu à scinder. On m’a demandé si je voulais « garder mon bras droit ou mon bras gauche ». Puisque l’autre provient de deux êtres à l’histoire commune, puisqu’il ne connaît pas de pluralité, c’est à moi de devoir m’adapter. Celui qui se situe à l’intérieur d’une frontière définie regarde l’ailleurs comme une masse lointaine.
Au lycée, j’avais fait naître un projet que j’avais appelé « Sang-mêlé » – pour le jeu de mots avec « s’emmêler ». Je traversais un long moment où j’essayais d’équilibrer tous ces éléments contradictoires que je possédais en moi, et j’ai vite compris que ce n’est pas le sang mais les cultures qui nous différencient, des choses autant visibles qu’invisibles : la langue, la religion, les pays dans un même continent, une multiplicité de facteurs.
Il y a quelques années de cela, j’étais à Miami ; je photographiais un modèle dont le père était moitié-japonais moitié-coréen, et la mère américaine, puis l’idée a pris forme. En cherchant la lumière qui allait ouvrir son visage, on échangeait notre vécu et quelque chose de très similaire nous est apparu comme une évidence : des expériences communes sur notre « déplacement » quotidien des frontières installées par le monde majoritaire. Cet endroit qui pourrait nous ressembler, qu’on pourrait définir nous-mêmes, reprendre en main plutôt que de nous le voir imposé. C’est ainsi qu’est né un projet photo : avec la prolifération actuelle des images, montrer des portraits et des visages comme des évidences pour commencer à parler.
Et c’est là que s’est précisé ce projet qui s’appelle désormais « Born in Translation ». Puisque, finalement, c’est ce qui nous définit tous en tant que métis. C’est le fait d’être né dans ce décalage. Non pas « lost in translation » – ou toutes les subtilités d’une culture se perdent lorsqu’elles sont traduites – mais justement toutes les richesses que l’on gagne à se raconter notre propre histoire.
« Born in Translation » est un projet multi-médias où tous ceux qui sont nés dans cette pluralité peuvent témoigner eux-mêmes d’une existence à la croisée des mondes, un espace pour des êtres parfois considérés à moitié, une façon de combler des vies vécues entre les marges et nous aider à surmonter une frontière entre nous et les autres.
MÉTISSAGES VISIBLES ET INVISIBLES
L’identité métisse s’équilibre doucement et profondément à l’intérieur, avec le temps et la compréhension des mondes qui nous entourent. Avant tout, c’est en soi qu’on apprend à trouver un équilibre entre tous ces héritages. Cet univers créatif nous permet de vivre pleinement nos multiples histoires.
Il faut tenter d’ouvrir la voie, montrer nos différents visages, car, parfois (souvent), être métis ne se voit pas à l’œil nu. Il est important de ne pas limiter le métissage à des signes distinctifs visibles de peaux et de traits. Je me souviens de mon ami d’enfance, Emmanuel, qui voyageait entre l’Espagne, le pays de sa mère, et l’Allemagne, patrie de son père. Avant le 7 février 1992 et la signature du traité de Maastricht qui a créé l’Union Européenne, il vivait dans un entre-deux qui n’en est plus un aujourd’hui, du moins au niveau des frontières.
Nous sommes bien plus complexes qu’un seul croi-sement, qu’un « mélange de couleurs », comme s’il ne s’agissait que de cela : d’histoires de peaux et de sangs-mêlés. Il y a quelque part un grand espoir dans cette notion de métissage. Celui de frontières floutées, de la rencontre entre des êtres qui ne se rencontraient pas et qui ont fait en sorte de la célébrer.
À partir de la transformation des héritages transmis par notre mère et notre père, nous allons à notre tour percevoir, écrire et questionner d’autres limites. Nous allons raconter de nouvelles histoires qui n’ont jamais encore été racontées, et dont le monde a besoin pour s’ouvrir à l’Autre.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp