Les emprunts, les collaborations et les mashups sont l’essence même de l’industrie musicale aujourd’hui : la conception de classification serait-elle devenue désuète ?
« Le rap est le nouveau rock ’n ’roll, et nous sommes les nouvelles rockstars », prédisait Kanye West dans une interview prophétique avec la BBC en 2013. Il avait vu juste : selon une étude récente menée par Spotify, le hip-hop serait aujourd ’hui la musique la plus écoutée au monde. En revanche, gare à ne pas appeler les artistes derrière ces tubes des « rappeurs » : ces personnalités rejettent tout moule classique, tant dans leur création musicale que dans leur apparence.
Un processus de dé-branding et de rebranding qui pousse Yeezy et ses confrères à puiser dans des mouvements a priori bien loin d ’eux : tantôt chez les punks pour leur vision iconoclaste et leur attrait pour le « Do it Yourself », tantôt dans les groupes Garage, pour leurs enregistrements faits maison. Loin, très loin de la culture de studio léché du hip-hop contemporain. Nous voilà dans une ère où ce dernier, gros business et grand public, s ’aventure vers une nouvelle émancipation, écrite avec des codes venant d ’univers apparemment opposés. Attention, à première vue seulement : le rap et le rock, notamment le punk, ont plus en commun qu ’on ne le croit. Les deux naissent dans l ’ombre d ’un underground grandissant ; les deux sont avant tout axés sur des problématiques politiques et sociales. L ’un comme l ’autre choisit de rester hors système, entre petites communautés produisant intégralement et indépendamment leur musique.
ROCK ET RAP, UNE LIAISON AUSSI LONGUE QU’INAVOUÉE
Doit-on donc s ’étonner que ces cultures entrent aujourd’hui en synergie ? Pas vraiment. Si les deux ne sont pas connus pour faire bon ménage, leur flirt inassumé ne date, en fait, pas d ’hier. En 1986, la collaboration intergenre entre Aerosmith et Run DMC Walk this way rencontre un succès reten-tissant, et défie toute frontière traditionnelle. Dès lors, ce tube redéfinit le futur de la pop pour toujours, permettant de projeter le hip-hop à l ’avant-scène du mainstream. Peu de temps après, les Beastie Boys voient le jour – un trio de rock-rap qui, ne l ’oublions pas, se fait initialement connaître en tant que groupe de punk hardcore (et les tenues de scène allant avec : tête rasée, Doc Martens, jeans lavés à l ’acide). Néanmoins, leur style musical et vestimentaire incorpore rapidement des références rap, et cite diffé-rents mouvements streetwear : baskets montantes Nike, casquettes, t-shirts Fila contrastant avec des vestes de biker, des t-shirt élimés, des jeans moulants – comme les enfants illégitimes de The Ramones et Run DMC. Le mashup stylistique est né.
Les années 1990 arrivent et éclatent les dernières frontières entre underground et culture de masse. La montée météorique de la pop culture fabriquée industriellement et diffusée sur toutes les chaînes a un impact clair : la jeunesse en colère retourne aussi vite construire un nouvel underground, d ’autres voix alternatives, en quête d ’une authenticité égarée. Voici donc, en contraste avec les débuts de girls bands, la naissance du skate et du grunge. Cependant, grâce à la naissance du web, les jeux vidéos du skateur professionnel Tony Hawk se répandent de façon hautement bankable en deux temps, trois clics.
Soudain, dans cette démulti-plication des genres, la musique que l ’on écoute devient un signifiant social, une adhésion, une famille : de chaque catégorie, découlent des styles vestimentaires hautement codifiés. Si sa tribu d ’adoption est le mouvement gothique : un collier de chien bondage, des collants résilles, des cheveux teints en noir, le tout drapé dans du vinyle. Un skateur, lui, se doit de porter d’immenses baskets recouvertes d ’un jean baggy, des t-shirts superposés et un bonnet. Tout échange entre les sous-cultures est absolument impensable, car c ’est sa tribu entière que l ’on trahit : la mode est le marqueur d ’une appar-tenance clanique bien plus vaste.
2017, L’ÈRE DU « STYLE-SURFING »
Avance rapide sur aujourd’hui : les iPhones sont omniprésents, les réseaux sociaux font partie intégrante de nos quotidiens, l ’accès à toute information est libre, et la frontière entre grand public et underground est devenue, au mieux, floue : le concept même de la sous-culture telle qu ’on l ’entendait auparavant a disparu. Ce qui n ’est pas pour autant une mauvaise chose. Certes, internet ne génère pas de grands regroupements basés sur de profondes valeurs communes – mais cela crée néanmoins des (quelque peu superficielles, soit) meta-cultures à l ’existence éclair, nées de la relecture de sous-cultures passées : sea punks ou nu-raveurs, tous naissent du remixage de codes musicaux et stylistiques d ’antan, pour ne durer qu ’un court instant.
L ’exemple le plus récent de ce phénomène, que certains critiques appellent déjà le « style surfing », est l ’appropriation par le streetwear du rock hardcore, et notamment de codes esthétiques de heavy metal, catapulté depuis ses boutiques ténébreuses jusqu ’aux torses des artistes de hip-hop. Kanye West en t-shirt de tournée Metallica, Travis Scott avec du merchandising Exodus (un groupe de death metal particulièrement obscure), Chris Brown arborant le tout aussi trash Municipal Waste. Sans oublier les badges Slayoncé (faux logo Slayer) distribués lors de la tournée de Beyoncé ou encore le look gothique récurrent de Rihanna couverte de crucifix, chapelet, rouge à lèvres et chevelure de jais. Sans surprise, il n ’aura fallu que quelques instants sur internet pour que la tendance ne se mange la queue. Et pour cela, on peut remercier Kendall Jenner, se promenant toute pimpante en t-shirt du groupe de Thrash Metal, Slayer, assorti à son look habituel. Le chanteur Gary Holt décide de prendre les choses en main, apparaît sur scène avec un t-shirt inscrit « Kill the Kardashians » – ne demandant qu ’à être transformé en meme et annonce dès lors la mort de cette mode.
VERS UNE PRATIQUE MUSICALE SANS FRONTIÈRES
Si le concept d ’appropriation culturelle entre divers champs musicaux n ’a rien de neuf, il est aujourd ’hui en pleine réinvention. Pour la génération Z, la notion d ’appartenance exclusive est d ’un autre temps : la création multi-référentielle n ’est plus un emprunt, au contraire, nous sommes dans une ère d ’hybridation assumée. Prenons le cas du rappeur américain Lil Uzi Vert : quand il est invité à freestyler au show radio iconique Hot 97, il refuse immédiatement de rapper sur des beats classiques. « Je suis une rock star, je ne rappe pas sur ce genre de truc » décrète-t-il. Quand il se sépare de sa petite amie, il fait une chanson de trap aux paroles très emo, Stole Your Luv et l ’enregistre sur Soundcloud sous la catégorie « Rock Alternatif ».
Peu de temps après, il déclare aussi sa passion pour Marilyn Manson : « Je l ’ai vu apparaître à la télé avec ce dentier en platine, j’ai su qu ’il me fallait le même », dit-il dans une interview récente avec le site de hip-hop Global Grind, assurant au sujet du chanteur gothique « qu ’il est encore plus profond que Jay Z ou Notorious BIG » – une provocation assumée par ce dédain de ses anciens. Il s’identifie plutôt au style vestimentaire de Manson et sa capacité à choquer ; ou encore au chanteur de punk hardcore GG Allin, connu pour se couper sur scène, déféquer puis jeter ses selles sur le public. « Il était fou, il ne suivait aucune règle, il n ’avait pas de limites, il était à vif, une vraie rock star », ajoute Lil Uzi Vert.
Sans surprise, ce dernier est en retour lourdement critiqué par la communauté hip-hop qui l ’accuse de « paroles simplistes », de « trop grosse utilisation d ’auto-tune » et de manquer tout simplement de talent. On s ’étonne donc peu que le jeune homme se reconnaisse dans le milieu du rock qui accepte les imperfections, célèbre les statuts d ’outsiders et d ’anti-héros, et s’intéresse plus à une expression violente et brute qu ’à une technicité parfaite.
Ce hip-hop profondément alternatif a beau être remis en question, nombre de critiques voient là le futur de la musique : un moyen de démanteler les genres et l ’héritage pré-écrit. Partout, des figures similaires naissent et proposent des tracks aux lourdes guitares rock mêlées à des afrobeats ; des concerts où les artistes de hip-hop se font porter par les foules, se jettent violemment dans des mosh pits (pogo) comme le faisait Sid Vicious à une époque. Alors que les rappeurs d ’autrefois ne mettaient jamais un orteil hors de la scène sans une horde de gardes du corps, ceux-ci font des pogos. Avec des chaînes en diamant et des dents en or, certes, mais quand même.
Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp