Méprisé, transgressé et abandonné, le costume n’a plus les épaules suffisamment larges pour encaisser les coups que lui ont portés créateurs, figures de la Silicon Valley et rappeurs reconvertis. Entre instabilité au sein des maisons traditionnelles et chiffres d’affaires en berne, l’anachronique vestiaire formel en voie d’extinction cherche de nouveaux moyens d’expression.
En mars dernier, Kanye West tweetait à ses plus de 20 millions de followers un message qui allait peut-être changer à jamais l’avenir du costume : « Personnellement, je n’aime pas les vestes de costumes. C‘était une idée renversante il y a 5 millions d’années ». Il n’a pas complètement tort.
Sauf que l’histoire du costume tel qu’on le connaît aujourd’hui commence au XIXe siècle avec Beau Brummel, le père du mouvement des dandys qui gagneront bientôt toute l’Europe. L’ensemble est sobre, la toilette, simple. « C’est une façon de se démarquer complètement de l’époque précédente, du règne de l’aristocratie où les hommes étaient habillés de façon extravagante », explique Frédéric Godart, sociologue de la mode. Si bien que le monde du travail, en opposition à la frivole aristocratie s’uniformise et impose le costume comme unique dress-code. Il devient intemporellement l’apanage d’un homme impeccable, professionnel, tantôt macho, tantôt voyou ; une image caricaturée par les films qui le sanctifieront et par ses nombreuses égéries que le public vénère ou haït.
« On vit les derniers jours du costume. »
Deux cent ans plus tard, le costume est passé entre les mains de tous les créateurs et a traversé aussi bien les périodes les plus glorieuses que les plus sombres de la mode : déconstruit, divisé puis assorti, imprimé et unifié, dilaté puis rétréci. Qu’en reste-t-il ? Certainement pas son autrefois indissociable cravate, aujourd’hui abonnée absente des défilés, des magazines et du cou des hommes qui se sont vus forcés de l’arborer.
Mais la déformalisation de la silhouette ne s’arrête pas à l’orée du torse. « On vit les derniers jours du costume », lance Frédéric Godart. C’est l’ensemble de la silhouette formelle qui s’effondre. Le gilet ? Disparu. Les boutons de manchette ? Propriété du passé – en dépit des trop nombreuses tentatives de retour initiées par de jeunes marques espérant démocratiser le bouton hameçon ou Star Wars. La chemise ? Oubliée, déboutonnée, déstructurée, imprimée ou remplacée. Très souvent par un t-shirt, comme chez Lanvin, dont l’homme longtemps adepte du tailoring semble presque gêné à l’idée de devoir enfiler une veste.
DU FORMAL AU CASUAL WEAR
De gauche à droite : Prada printemps-été 2006, Prada printemps-été 2017
L’évolution du style des designers les plus influents au cours des dix dernières années est représentative de ce renversement de situation. On pense à Hedi Slimane qui réinventait le costume chez Dior Homme début 2000 ; quinze ans plus tard, l’homme qu’il a habillé chez Saint Laurent porte un slim noir et un blouson en cuir. La part que consacrait Miuccia Prada au tailoring s’est aussi considérablement réduite au fil des années. Et le constat est le même pour Raf Simons.
« Un élément industriel a fait que la mode, son industrie et ses créateurs ont remarqué que ce qui fonctionnait bien, c’était le casual wear pour l’homme. La mode masculine est une mode qui a cru très rapidement en quelques années. Les designers ont capturé l’air du temps et l’ont amplifié. Ils ont offert une diversité de vêtements que l’on n’avait pas avant », constate Frédéric Godart.
De gauche à droite : Berluti, Brioni, Giorgio Armani, Ermenegildo Zegna printemps-été 2017
Tous ont pris le virage de la décontraction. Et même les marques les plus formelles. Brioni, Berluti, Zegna, Armani ou encore Smalto ont étayé leur offre de casual wear qui, année après année, prend de plus en plus d’ampleur, aussi bien en termes de volume que de chiffres, quitte à empiéter sur le vestiaire sartorial.
Mais à l’heure où le luxe ne se porte plus aussi bien qu’il y a quelques années, ce sont ces marques qui en souffrent particulièrement. Une forte instabilité s’est formée au sein de ces maisons qui semblaient inébranlables : chiffres d’affaires en berne, départs de directeurs artistiques à la chaîne, incertitudes sur les orientations à suivre… Un climat tendu cristallisé par le passage éclair de Justin O’Shea, ex-acheteur du site de e-commerce MyTheresa, chez Brioni.
Après une saison à la tête des collections du tailleur italien et un rebranding caricatural incarné par le groupe Metallica, l’Australien plus habitué du streetstyle que de l’aiguille n’a pas réussi à redresser la situation de la maison Brioni, qui affronte des problèmes de surproduction et se voit contrainte de remercier une partie ses effectifs. Ermenegildo Zegna a dit au revoir à Stefano Pilati et Berluti s’est aussi séparé d’Alessandro Sartori pour annoncer l’arrivée dans ses rangs du créateur Haider Ackermann.
LE HOODIE DU POUVOIR
Pendant ce temps, les marques de sportswear ne se sont jamais aussi bien vendues. Et les maisons de mode s’y sont mis en conséquence. « Ce changement résulte aussi de l’avènement du hoodie sur les podiums, une tendance clé depuis plusieurs saisons », assure Damien Paul, acheteur homme pour le site de shopping en ligne MatchesFashion.com.
Vetements mène le cortège avec ses sweats à capuche, vendus le prix d’une veste de costume Canali. Mais à une échelle plus large que le spectre de la mode haut de gamme, la tendance émane d’industries à l’influence prédominante.
« En 2016, il n’est plus obligatoire de porter un costume, une chemise et une cravate pour aller au bureau, et l’influence des puissantes industries créatives et technologiques est responsable de la décontraction de l’uniforme de travail », certifie Damien Paul. Ce ne sont pas les magnats de la tech qui diront le contraire. L’exemple type est celui du Mark Zuckerberg à la tête d’une entreprise valorisée à plusieurs centaines de milliards de dollars et qui ne jure que par une collection de hoodies mal, sinon pas, repassés. « À partir du moment où des gens d’une telle puissance arrêtent de porter le costume parce que ça ne correspond tout simplement pas à qui ils sont, tous les autres milieux sont influencés, ajoute le sociologue de la mode. C’est vraiment un changement, c’est la suite du pouvoir ».
« En 2016, il n’est plus obligatoire de porter un costume, une chemise et une cravate pour aller au bureau, et l’influence des puissantes industries créatives et technologiques est responsable de la décontraction de l’uniforme de travail. »
Incontestablement. En juin, le PDG de la banque J.P. Morgan faisait circuler une note interne qui sommait à ses employés d’abandonner le port du costume. Ce krach vestimentaire n’est pas isolé. Dans un article du NY Times publié en mai intitulé « The End Of The Office Dresscode », la critique de mode américaine Vanessa Friedman en fait l’état : « Nous vivons à une époque où la notion d’uniforme apparaît surannée, du moins quand il s’agit des codes implicites de la vie professionnelle et de la vie publique. Le musée est très certainement le seul endroit où ils sont aujourd’hui à leur place ».
D’autant plus à l’heure où les questions du genre et de la fluidité sont plus que jamais au centre des conversations. Or le costume dans sa forme la plus traditionnelle incarne cette vision d’un monde binaire et hétéro-normé dominé par l’homme avec un petit h. La société est plus encline en 2016 à valoriser l’individu pour ses compétences et sa singularité qu’à travers le prisme de son uniforme.
LE COSTUME EST MORT, VIVE LE COSTUME
Le casual wear permet l’affirmation en tant que personne, et le sportswear, de par la structure qui lui est propre, ne suppose pas de genre prédéfini. Cela s’applique aussi pour la sneaker, qui a pris en une poignée d’années le dessus sur les plus classiques souliers en cuir que peu prendraient encore aujourd’hui le temps de cirer.
Affirmer que la société est en constante accélération relève désormais plus de la lapalissade que de la découverte, mais les pratiques liées à l’achat, à l’entretien et au port d’un costume ainsi que la perte de ces traditions séculaires témoignent d’un fossé grandissant entre l’époque dans laquelle nous évoluons et les besoins de cet uniforme.
L’achat d’un costume nécessite entre autres retouches – ou prise de mensurations si réalisé sur mesure -, nettoyage à sec, repassage. Autant de pratiques quasi-désuètes que beaucoup abandonnent. Le nombre de pressings a diminué de moitié en France entre 1997 et 2014 et l’institut d’analyse américain de sondage spécialisé en économie EMSI a classé le métier de tailleur parmi les 10 métiers dont l’avenir est vraisemblablement compromis. « Le métier de tailleur est une profession d’un autre temps, constate Joshua Wright, directeur marketing d’EMSI. De plus en plus de gens achètent en ligne et s’habillent de façon plus décontractée, il y a juste moins de demande pour ce genre de service ».
De gauche à droite : Balenciaga printemps-été 2017, Thom Browne printemps-été 2017
Pourquoi alors le premier défilé homme de Balenciaga par Demna Gvasalia présentait presque exhaustivement une collection de costumes ? Les épaules extra-larges ou volontairement étriquées, l’homme Balenciaga a laissé la formalité en coulisses. Lui défend l’appartenance à une nouvelle tribu, à l’instar de celles fédérées par Thom Browne autour de sa marque éponyme, par Hedi Slimane ou par Rick Owens dans des styles différents.
Le costume n’est plus ici uniforme mais devient un look au contraire très personnel, plus un investissement sur cinq ans mais la veste d’une ou deux saisons, non plus un carcan standardisé mais bien une déclaration de liberté.