Comment s’est passé le coming-out d’Abdellah Taïa, premier Marocain à révéler son homosexualité ?

Article publié le 3 juin 2017

Texte : Géraldine Sarratia et Abdellah Taïa pour Magazine Antidote : Borders été 2017

À l’heure où Taïwan devient le premier pays d’Asie à autoriser le mariage gay, une série de cinq témoignages prouve la complexité et l’extrême individualité de chaque expérience. Voici celui d’Abdellah Taïa, écrivain et premier Marocain à assumer publiquement son homosexualité dans son pays.

Pour la majorité des homosexuels, il y a un avant et un après leur coming out, ce moment où ils ou elles ont dit leur préférence sexuelle. Et si ce franchissement de frontière est un motif récurrent de la vie homosexuelle, il reste avant tout un acte personnel et singulier.

C’est un des motifs narratifs qui rythment la vie de beaucoup d’homosexuels : à un moment donné de leur vie, ils diront et assumeront socialement leur préférence sexuelle. Un franchissement de frontière qui reste un acte extrêmement singulier, qui prend des sens et des valeurs très différents selon les cultures, les origines sociales et les individus. Un croisement de luttes ou d’oppressions aussi nommé « intersectionnalité », qui rend singulière l’expérience et le combat de chacun. Car il n’y a pas un mais une infinie variation de coming out, comme celui d’Adbellah Taïa, écrivain et réalisateur marocain.

UN INTERDIT TRANSGRESSÉ

Jusqu’à ce jour de janvier 2006, je n’avais jamais pensé à faire mon coming out. Je pense que même si on se libère en tant qu’homosexuel, il reste au fond de soi les inhibitions, les violences qu’on a vécu et les névroses. Après avoir réussi en quelque sorte à sauver ma peau, je n’avais plus envie de m’exposer, de livrer à nouveau ma vérité à ce monde qui m’avait tant fait souffrir. Je me protégeais.

Au Maroc, dont je suis originaire et où j’ai grandi, l’homosexualité est un interdit politique. Une loi coloniale la proscrit. C’est donc les Français qui l’ont fait entrer dans la Constitution ! Cet interdit a des répercussions dans la société marocaine : une homophobie généralisée et, en contrepartie, de très nombreux abus sexuels. Un très grand nombre d’homosexuels, et en partie les plus jeunes et faibles, sont quasi sacrifiés, offerts à des mâles frustrés sexuellement sans que personne ne trouve rien à y redire.

« J’ai compris que je ne pouvais pas mentir et ne pas être fidèle à mes livres et au petit Abdellah efféminé que j’avais été. Je n’avais pas le droit de tuer à nouveau ce petit garçon qui pouvait, par ma parole et cet article, être réhabilité. »

Adulte, mes peurs d’enfant exposé à cette société étaient encore là. Et puis est arrivée cette journée de janvier 2006. Entre temps, j’avais quitté le Maroc, j’étais devenu écrivain. J’avais publié Mon Maroc en 2000, puis Le rouge du tarbouche en 2005. Le livre avait rencontré pas mal de succès au Maroc. Je m’y suis donc rendu pour en assurer la promotion. Ce jour-là, j’ai rendez-vous avec la journaliste du magazine Tel Quel qui veut faire mon portrait. Dans ce livre, il est ouvertement question d’homosexualité. Elle me demande donc si cela me gêne qu’elle parle de mon orientation sexuelle. Pour moi, ça a été un moment de vérité absolue. Je ne m’y attendais absolument pas. Cela n’a duré que quelques secondes mais j’ai eu comme des flashs. C’est comme si sa question avait réveillé toutes les peurs de mon enfance. J’ai compris que je ne pouvais pas mentir et ne pas être fidèle à mes livres et au petit Abdellah efféminé que j’avais été. Je n’avais pas le droit de tuer à nouveau ce petit garçon qui pouvait, par ma parole et cet article, être réhabilité.

Qui lui rendrait justice si je ne le faisais pas moi-même ?

Extrait du film L’Armée du Salut (2013), réalisé par Abdellah Taïa et adapté de son roman du même nom.

À ce moment, je n’ai pas pensé à la société ou à ma famille. J’ai vraiment pensé à ce petit garçon que j’avais été.
Cette prise de parole aurait des répercussions bien sûr et je le savais. Aucun Marocain ne l’avait encore fait. Quand je suis sorti quelques jours plus tard à Tanger pour acheter Tel Quel, avec ma photo en couverture et le mot homosexuel, j’ai été pris d’une crise de panique terrible. J’ai cru que j’allais être suivi par les services secrets, qu’on s’en prendrait à moi. Toute ma vulnérabilité d’enfant, cet enfant qu’on pouvait prendre dans la rue, cet enfant à qui on pouvait faire ce qu’on voulait est ressortie. Je me suis barricadé dans ma chambre, j’ai bloqué la porte avec des chaises.

« J’ai compris que j’étais en train d’écrire une vérité pour l’homosexuel marocain et qu’il fallait que je sois digne de cette responsabilité. »

Je suis devenu la bête noire de certains éditorialistes, on m’a menacé. Ma mère m’a appelé, elle ne comprenait pas pourquoi j’avais fait ça. Mais elle ne m’a pas rejeté. Nous avons pleuré tous les deux. Mes frères et sœurs ont été plus durs.

Quant à moi j’avais la sensation d’avoir d’une façon ressuscité le petit Abdellah. Et cela a quintuplé ma force d’écrivain. C’est comme si j’avais réveillé des forces passées. J’ai compris qu’il fallait que j’utilise mon écriture pour dire quelque chose à la société, avec la même violence, peut-être que celle qu’elle avait exercée sur moi. J’ai compris que j’étais en train d’écrire une vérité pour l’homosexuel marocain et qu’il fallait que je sois digne de cette responsabilité.

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Cet article est extrait du Magazine Antidote : Borders été 2017 photographié par Olgaç Bozalp.

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