Pourquoi les sneakers font-elles l’objet d’un culte fétichiste ?

Article publié le 17 octobre 2017

Photo : Yann Weber
Texte : Maxime Leteneur

Si le mythe de la racaille trouve de l’écho du côté des podiums de mode et devient figure apparente de la culture pop, son fantasme n’est pas que culturel mais aussi sexuel. La basket serait l’un des fétiches les plus recherchés des communautés paraphiles en quête de nouvelles sensations.

Ils se fédèrent autour des hashtags #kiffeur, #sketboy,#sneakersex, #cummedsneaks, #dirtysneakers ou encore #nikefetish et sont les disciples sulfureux d’un fétiche manifeste au sein de la communauté gay : celui de la racaille dans son plus bel uniforme de sport et sa paire de sneakers. Pur produit socio-culturel, la légende de l’homo-ghetto, bien aidé par une industrie de la mode qui fait du survêtement le nouveau sexy, fantasmé de la visière aux bulles de sa paire de baskets, entre dans la mythologie du fétichisme par la grande porte, celle des tours en béton brut.

LASCAR, CAILLERA, SCALLY LADS : NOUVEAUX FANTASMES HOMO-ÉROTIQUES

Historiquement, les mauvais garçons ont toujours joui d’une aura érotique particulière. L’histoire de la culture pop, et en particulier du cinéma nous a appris à secrètement désirer les bad boys de ce monde. Mais à l’entrée du nouveau millénaire, la caricature du voyou mue peu à peu pour finalement trouver sa place au sein des quartiers défavorisés. Le nouveau gangster ne porte plus de blouson en cuir mais un survêtement, une casquette à l’endroit et une paire de baskets.

Photos : Tumblr

En Angleterre, c’est la classe ouvrière qui incarne ce nouvel absolu érotique que ne tarde pas à se réapproprier l’industrie pornographique. Des sociétés de production gay comme Triga Films s’empressent de produire des films mettant en scène de jeunes banlieusards britanniques aux cheveux courts et en joggings-baskets. Si le fétichisme de réappropriation de l’esthétique ouvrière dans les milieux gays n’est pas une nouveauté, le bleu de travail n’est plus de mise et on lui préfère un costume plus urbain, et de préférence de marque : Nike, Adidas, Puma, Fila, Reebok ou Lacoste pour les Français.

En Belgique et aux Pays-Bas, la fascination se nourrit également de la culture gabber, popularisée au début des années 1990, qui permet de rassembler une certaine jeunesse autour d’une musique corrosive à 180bpm, dansante et suintante de tous ses pores, et dont le look est calqué sur celui de leurs camarades britanniques. Les survêtements y sont colorés, les Air Max solidement vissées au bout des pieds, le poil est court et l’allure virile, presque militaire.

Cette communauté a un nom, on appelle « scally lads » en anglais ou « kiffeurs » en français les fans de mauvais garçons en survêtement, et plus précisément « sketboys » les aficionados de baskets.

Bestiale, plébéienne et infréquentable, la « racaille » comme la caricature du jeune de classe populaire deviennent dès lors un fantasme inavoué pour une certaine frange de la population. Cette communauté a un nom, on appelle « scally lads » en anglais ou « kiffeurs » en français les fans de mauvais garçons en survêtement, et plus précisément « sketboys » les aficionados de baskets. Loin d’être un simple étendard de regroupement virtuel, ils organisent régulièrement des soirées pour se retrouver autour de leur obsession commune, et y convier également les adeptes sado-masochistes, podophiles (fétichistes des pieds) olfactophiles (fétichistes des odeurs fortes), ondinistes (fétichistes de l’urine) ou salirophiles (fétichistes de l’action de salir). Dresscode obligatoire : « lascar ».

Si c’est en France qu’on organise des compétitions annuelles « Mister Sportswear » (semblable à celle de Mister France) à l’occasion de la désormais traditionnelle Sneak Week qui s’étend sur cinq jours, la communauté se déploie partout en Europe, principalement en Angleterre, mais aussi en Allemagne, en Italie, ou en Hollande où est organisé Ladz, une fête fétichiste bimestrielle de sportswear à Amsterdam qui rassemble régulièrement 400 à 500 adeptes. Sur les réseaux sociaux, de nombreux groupes ou fanpages tiennent régulièrement compte des dernières nouvelles et nouveautés des différentes communautés, comme celle de Trackies – un célèbre site internet qui met en relation les aficionados du survêt’-basket – qui compte 22.000 membres.

#SNEAKERPORN

Photos : Tumblr

Mais pour beaucoup le fantasme va plus loin qu’une simple relation sexuelle avec des hommes habillés de sportswear. S’ils sont attirés par les vêtements de sport, c’est parce que ceux-ci incarnent une vision caricaturale de la masculinité. Les baskets en sont ici la pierre angulaire, elles cristallisent toute la tension sexuelle générée dans l’uniforme sportswear. C’est définitivement l’élément le plus déterminant du fétiche.

Pour l’expliquer, c’est d’abord vers le foot fetish qu’il faut se tourner. Si Freud y voyait un symbole phallique, des études menées par le docteur Vilanayar Ramachandran, à la tête du centre du cerveau à l’Université de California de San Diego, ont révélé que les parties du cerveau relatives au sexe, tout comme celles reliées aux pieds, sont toutes deux situées dans le cortex sensoriel. Il explique ainsi qu’un chevauchement entre les deux n’avait rien d’impossible, et donc que les pieds puissent être interprétés comme une zone érogène. Les baskets et les chaussettes en seraient une extension logique, habiller le pied, c’est d’une part lui ajouter des éléments excitants, comme on enfilerait de la lingerie. D’autre part, c’est lui donner une dimension forte en symboliques de par le choix de la marque ou de la couleur, qui permettrait d’ajouter au fantasme scally une dimension podophile, mais également olfactophile, le tissu s’imprégnant des odeurs. Ils aiment les lécher, les renifler, engager des relations sexuelles directement avec l’objet ou, à minima, avec une personne qui en porte. Le slogan du site spécialisé Sketboy.com n’est autre que « Si tu kiffes, tu sniffes ».

Le phénomène intrigue jusque dans les sphères artistiques où le duo féminin Pinar & Viola explore la relation équivoque qu’entretiennent ces hommes avec leurs baskets. En 2014, en marge de la Gabber Expo de Paris, ils livraient une performance intitulée Lick My Nikes – vêtues de Air Max et survêtements – mettant en scène un jeune homme qu’ils présentaient comme leur « sneakerslave », et qui leur était totalement soumis. Elles illustraient au passage que le rapport de domination peut également s’exercer avec des femmes, elles même particulièrement sensibles à l’érotisme connoté des chaussures : « Quand je rencontre un garçon attrayant, ses chaussures sont la première chose que je regarde, explique l’une des deux artistes au site Dazed&Confused. Les chaussures portent des connotations sexuelles dans la culture mainstream ».

« Parmi les paires les plus recherchées, et donc les plus excitantes, on retrouve une domination nette de Nike où les Air Max, les Air Force 1 et les Air Jordan sont activement convoitées. »

Le prix, le prestige de la marque et le modèle tiennent également une importance déterminante dans la construction du fantasme. Parmi les paires les plus recherchées, et donc les plus excitantes, on retrouve une domination nette de Nike où les Air Max, les Air Force 1 et les Air Jordan sont activement convoitées. Adidas tire également son épingle du jeu et quelques exceptions sollicitent Converse et Doc Martens. Mais la palme de la paire la plus ardemment désirée revient sans conteste à la Air Max Plus, plus communément appelée TN (pour la Tuned Air Technology) ou Requins en référence à son premier modèle longiligne en différents dégradés de bleus. Une simple recherche « Air Max TN » sur le réseau social Tumblr – réputé pour sa permissivité en matière de pornographie – suffit à prendre la pleine mesure du phénomène. Entre deux images de hypebeasts fières de montrer leur nouvelle acquisition, viennent se glisser des photographies d’une toute autre forme d’exhibition : scènes de piétinement en Air Force jusqu’aux pieds ligotés et chaussés de paires de requins.

Les vidéos pornographiques qui y sont consacrées se multiplient et s’échappent même des sites spécialisés pour envahir les canaux mainstream que sont Pornhub ou Youporn. Le fétiche est d’ailleurs dans la plupart des cas doublé d’une dimension sado-masochiste ; les actes de soumission, les piétinements, la violence, la douleur ou l’automutilation, la jouissance de l’humiliation et de l’abandon de soi incarnent cette « frontière très étroite entre plaisir et douleur » dont parle l’auteure Catherine Millet dans l’interview accordée pour le dernier numéro d’Antidote : Fantasy. Vous ne regarderez plus jamais vos sneakers comme avant.

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