Après une longue histoire de musique française calquée sur des courants américains, une nouvelle vague de musiciens se réapproprient leur langue, et sortent ainsi d’un impérialisme culturel anglo-saxon.
« Comme un souvenir VHS / comme la beauté sans le reste » : cette rime est prononcée par la chanteuse et réalisatrice Pauline Rambeau, aka P.r2B, dans sa chanson Océan Forever. Le clip, aussi lo-fi que sa production, est une fausse vidéo de karaoké, poétique et minimale, à l’image de son style musical.
Biberonnée à Barbara, Jacques Brel, Léo Ferré et Serge Gainsbourg, elle découvre plus tard le punk, la techno, la culture club. Sa sonorité hybride qui vise à montrer la « richesse de la musique française, à la fois violente et passionnée », s’inscrit dans une nouvelle vague francophone nourrie à la technologie et aux questions actuelles, loin d’un anglicisme très souvent de rigueur.
Dans ce paysage de variété française en pleine renaissance, on peut penser à Cléa Vincent, qui s’inspire autant de Michel Berger que de la new wave des années 1980 et 1990, chantant la voix nue avec son synthétiseur. Alexia Gredy, elle, évoque autant Françoise Hardy que Marie Laforêt, version 2018. Des révérences sans nostalgie, avec en tête de file Juliette Armanet, qui ne se cache pas de son amour pour Véronique Sanson, et avant elle Christine and the Queens, passionnée par Christophe. Toutes déclarent une filiation non-passéiste au genre et un intérêt pour une musique Made in France mais qui se pense hors de toute frontière.
Sortir d’une musique française américanisée
Cela marque un affranchissement d’une longue influence américaine dans la musique française. Cela commence dans les années 1950, quand, face à un pays décimé par la guerre, la jeunesse rêve des Etats-Unis, qui deviennent alors la première puissance mondiale. Jean-Philippe Smet devient Johnny Hallyday, un certain Claude Moine emprunte le nom de Eddy Mitchell, Hervé Fornieri celui de Dick Rivers et Daniel Deshayes se renomme Dany Logan. Ensemble, ils rêvent, pêle-mêle, de blues, de country, de rock’n’roll, de Nashville à Woodstock.
Les Etats-Unis sont alors une terre fantasmée, sorte d’eldorado de l’émancipation, « un musée de toutes les puissances » (Roland Barthes, Amérique, 1986) et de tous les possibles, où prédomine le mythe du “self-made man”. C’est ce même rêve de liberté qui accompagne les années 1960 : les groupes et chanteurs Yéyé, un mot inventé par le sociologue Edgar Morin qui reprend la sonorité de « Yeah! Yeah! », fleurissent et s’inspirent librement du Brit Pop outre-Manche et des girls band américains.
Dans les années 2000, la globalisation a un tout autre impact : des groupes nés en France et revendiqués de la French Touch à l’instar de Air, Phoenix, Daft Punk connaissent des succès internationaux sans précédents, et notamment aux Etats-Unis – une viralité que certains attribuent à leur choix d’un anglais dominant. Naissent alors des projets aux ambitions mondiales et aux référents anglo-saxons, comme Brodinski ou Yuksek, puis les plus pop Izia Higelin, Pony Pony Run Run, Hey Hey My My, Lily Wood and the Prick.
Retour à une histoire locale et engagée
D’un niveau créatif, le retour à sa langue maternelle peut être un processus complexe : « Ecrire dans sa première langue est une exercice délicat, on a l’impression que l’on se doit d’écrire dans une langue très écrite, littéraire, noble. C’est un héritage lourd, assez traumatisant pour beaucoup de jeunes artistes », dit la musicienne Léonie Pernet, qui, pour son premier album, Crave, qui sort cette année, a choisi de retourner en partie à sa langue maternelle : « je chante une reprise de Jeanne Moreau, un extrait d’un poème de François de Malherbe ; après des années, j’ai eu envie de me rapprocher du français, d’abord par citations pour finalement, écrire dans ma langue. » Dans cet album, elle mélange de l’électro, des sonorités arabes, elle sample des discours politiques, s’engage dans diverses luttes, notamment contre le racisme.
« La chanson française permet donc de rendre compréhensibles des thématiques engagées et d’époque au plus grand nombre – et donc de sortir de l’idée impérialiste que les concepts, les causes, et les figures libératrices sont toujours importées des Etats-Unis pour mieux venir en aide au restant du monde. »
Et revient ainsi à une histoire plus houleuse qu’on pourrait le croire, d’utilisation de la langue française comme outil fédérateur et doucement activiste et non limité à une tradition de variété grand public. Barbara, déjà, comme il était expliqué lors de l’exposition éponyme que lui dédiait la Philarmonie, s’imposait comme une icône féminine indépendante refusant de s’ultra-sexualiser. Elle imposait ainsi une forme de rébellion en plein baby boom et domestication des femmes d’après-guerre, autant dans ses tenues sombres et sobres sur scène que ses chansons relatant de ses passions amoureuses. Serge Gainsbourg choquait avec sa Marseillaise version reggae, et transformait un texte national en outil de provocation.
Aujourd’hui comme à travers l’histoire, la chanson française permet donc de rendre compréhensibles des thématiques engagées et d’époque au plus grand nombre – et donc de sortir de l’idée impérialiste que les concepts, les causes, et les figures libératrices sont toujours importées des Etats-Unis pour mieux venir en aide au restant du monde.
Plus récemment, Christine & the Queens a explosé à la même époque que l’arrivée du mariage gay et a permis de populariser une pensée queer à travers son jeu de scène, ses costumes et les thèmes adressés dans ses paroles. Juliette Armanet écrit ses propres textes, laisse une place à la spontanéité, l’humour, l’autodérision et surtout une forme de naturel à l’heure des grosses performances, de l’ultra-mise en scène de soi sur les réseaux, et des productions auto-tunées. Quant aux chanteurs, Feu! Chatterton, Fauve, Chaton, Eddy de Pretto ont tous participé à déconstruire une virilité du mâle latin sur scène.
Photo : Eddy de Pretto par Patrick Weldé pour Antidote : Earth été 2018
Une variété qui célèbre une sensibilité francophone plutôt que franco-française
Tous se démarquent par leurs concoctions poreuses, transgénérationnelles, transstylistiques. La fin de cette domination américaine culturelle s’applique aussi à une utilisation locale et unique de la langue dans ce courant actuel : ces nouveaux genres français mutés ne sont en rien calqués et dérivés d’une histoire musicale américaine.
Pour Azzedine Fall, rédacteur en chef adjoint des Inrockuptibles en charge des pages musiques, le français se démultiplie: « La langue française et son utilisation ne sont plus pensées en terme de genre, de catégories, de générations, mais évolue pour inclure beaucoup d’usages, d’interprétations, de cultures francophones diverses – on assiste à un véritable un remix d’époques, de références, de couches, de subversions (linguistiques) ».