Depuis quelques années, le business model des mastodontes du web s’articule autour de la collecte acharnée de données, revendues à prix d’or afin de dresser des profils de consommateur·rice·s toujours plus pointus. Ce juteux négoce, où les Gafam se taillent la part du lion, nourrit un capitalisme qui menace à la fois le droit individuel et les libertés collectives, mais pourrait bien être enrayé par l’avènement du web 3.0. Un idéal d’Internet décentralisé rêvé, entre autres, par les cypherpunks. Enquête.
C’est une expérience qu’on a tous·tes connue. Vous tapez le nom d’une paire de sneakers dans la barre de recherche Google et voici que les sites que vous consultez, tout comme les réseaux sur lesquels vous surfez, sont inondés de publicités associées. Un automatisme derrière lequel se cache d’innombrables acteur·rice·s invisibles de l’écosystème web qui poursuivent un unique objectif : remplir votre e-panier (et leurs poches au passage).
Pour appâter le chaland, quoi de plus percutant qu’une suggestion commerciale ultra-ciblée, s’appuyant sur la récupération massive, systématique et omniprésente de nos traces digitales ? Tout y passe. Achats de vêtements online, réservations culturelles, consommation de porno… Au royaume du numérique, aucune data ne se perd – toutes se transforment en monnaie sonnante et trébuchante. Des transactions chiffrées en milliards, qui font de la donnée l’or noir du XXIe siècle et du web un pays de Cocagne pour les géants d’Internet aux pratiques intrusives. Logique élémentaire : plus l’internaute est transparent·e, plus les plateformes s’enrichissent. Quitte à violer certains droits fondamentaux. De plus en plus médiatisée, la problématique mobilise citoyen·ne·s, régulateurs nationaux et chantres du web libre. Avec, à l’horizon, l’esquisse d’une porte de sortie ?
Le rêve initial d’un web libertaire
Rembobinons. Les structures informatiques voient le jour aux États-Unis, dans les années 1960, à des fins de télécommunications militaires, avant que le premier réseau décentralisé, Arpanet, n’émerge en 1969 dans les sphères universitaires. On parle de « proto-Internet ». Le web tel que nous le connaissons actuellement ne prend forme que 20 ans plus tard, avec le lancement d’un ensemble de pages HTML dotées d’images, de textes et d’hyperliens. Cette révolution numérique suscite alors un « fantasme encyclopédique autonome, bon pour tous·tes et cultivé par tous·tes – un peu à l’image du Wikipédia d’aujourd’hui », souligne Luc de Brabandere, philosophe et auteur de Petite Philosophie de la transformation digitale (Manitoba, 2019). Mais très vite, ce rêve aux accents libertaires cède le pas à des logiques mercantiles basées sur la publicité, dans un paysage juridique et fiscal « si vide qu’il s’apparente au Far West ». Google fait par exemple fortune au début des années 2000 en mettant aux enchères des AdWords permettant de remonter dans son référencement. Puis, au milieu de cette décennie, le web 1.0, né durant les années 1990 et caractérisé par des interactions limitées, laisse place au web 2.0 – un espace participatif où fleurissent blogs et réseaux sociaux. L’occasion, pour Facebook, de mettre sur pied « un nouveau business model basé sur le prélèvement, puis la vente de données personnelles ». Une révolution aux potentialités infinies pour les acteurs du marketing web. Là où les « personas » (des effigies fictives qui représentent les portraits types des client·e·s et prospects potentiel·le·s) étaient jusqu’alors faites « à la main », par des employé·e·s, via Excel, une flopée d’algorithmes prennent le relais.
Christophe Bruno : « Nous assistons à une vampirisation, par les Gafam, d’internautes exhibitionnistes qui, en tant que proie, sont dans une posture de ravissement. »
« Dès lors, le circuit est devenu complètement opaque », note Fabrice Mateo, journaliste et auteur de l’essai La Mort de la vie privée (Denoël, 2022). « Désormais, ce sont les data scientists qui, à l’aide de codeur·se·s, bâtissent des algorithmes capables de lire une foule de tableaux chiffrés incompréhensibles par l’humain. » Ces informations brutes sont ensuite commercialisées par des data brokers, qui marchandent à la manière de grossistes une denrée que le spécialiste n’hésite pas à qualifier de « matière première de la quatrième révolution industrielle », liée à une intrusivité qui atteint aujourd’hui des sommets. Le tout en s’appuyant sur la psychologie cognitive, qui permet l’élaboration de nudges (coups de pouce) : des techniques d’incitations comportementales, qui prolifèrent sur le web.
Les Gafam sonderaient-ils si profondément nos intimités qu’ils sauraient, par exemple, si un individu est homosexuel avant que lui-même n’en prenne conscience ? « J’en suis convaincu, répond Luc de Brabandere. Ces géants croisent massivement des données sans valeur à l’échelle individuelle pour dégager des tendances globales – c’est ce qu’on appelle des “métadonnées” ». Il peut s’agir d’orientations sexuelles, d’opinions politiques ou de besoins spécifiques.
Les libertés individuelles bafouées
Ce nouveau contexte plaçant le profilage au coeur de l’industrie web, Shoshana Zuboff l’a analysé dans L’Âge du capitalisme sous surveillance (Zulma), un essai retentissant, paru en 2018. La sociologue américaine, professeure émérite à Harvard, y détaille notre entrée dans un cycle économique inédit (le capitalisme de surveillance, donc) dans lequel plusieurs entreprises digitales fournissent « gratuitement », et parfois sous une cape philanthropique, des services, moyennant la possibilité d’espionner le comportement d’usager·ère·s dans leurs moindres détails. Luc de Brabandere, de son côté, pointe également l’émergence d’un « capitalisme de l’attention : aujourd’hui, la valeur n’est plus tant du côté de l’information émise que de l’attention captée, idéalement convertie en achats. »
Qu’en est-il du droit à la vie privée des utilisateur·rice·s ? « Il existe évidemment un défi majeur de préservation des données, qui touche à plusieurs libertés fondamentales », affirme Nacera Bekhat, cheffe du service des affaires économiques de la Commission nationale de l’information et des libertés (CNIL). En jeu, selon elle, « la protection de la vie privée, la liberté d’aller et venir anonymement, le droit à la liberté d’expression. Et la liberté d’opinion politique ». Celle-ci a notamment été enfreinte de manière éclatante par Cambridge Analytica : en exploitant les données de 87 millions d’utilisateur·rice·s Facebook, cette société a influencé les votes des élections présidentielles américaines de 2016 en faveur de Donald Trump.
S’il y a de quoi s’indigner, peu de mobilisations citoyennes ont pourtant suivi. Il faut dire que les utilisateur·rice·s sont dans une position ambiguë. En cochant la case « accepter » des fameuses conditions générales d’utilisation (CGU), chacun·e « consent » à la collecte de données. Mais artificiellement, puisque presque personne ne prend le temps de les lire en entier, de sorte que nous n’en saisissons souvent ni la portée, ni les finalités. On pourrait rétorquer qu’il est toujours possible de refuser d’un bloc cette exploitation, en fermant la porte aux Gafam. Reste que dans la mesure où ces sociétés jouissent de monopoles hégémoniques sur le web, l’initiative impliquerait de se priver d’outils très utiles, voire nécessaires pour nombre d’entre nous. Et la récupération des datas n’a pas que de mauvais côtés : après tout, qui n’est pas « ravi » de voir Netflix lui proposer un catalogue sur mesure ? Échange de données contre service optimisé. Un troc fair-play, aux yeux de certain·e·s.
« Nous assistons à une vampirisation, par les Gafam, d’internautes exhibitionnistes qui, en tant que proie, sont dans une posture de ravissement », dénonce de son côté Christophe Bruno, un « artiste parasitaire » et l’un des premiers à avoir détourné Google en achetant des AdWords, en 2002, pour rediriger le « clic » des internautes vers un contenu poétique, au lieu d’annonces publicitaires standards.
Des menaces plurielles
« L’intensification des incitations ciblées est un enjeu décisif pour notre avenir collectif, mais pas seulement du point de vue de la protection des données personnelles », affirme Natacha, une militante écologiste qui a participé au mouvement Extinction Rebellion. « Au regard des enjeux climatiques contemporains, il paraît nécessaire de s’interroger sur les retombées de ces suggestions. Les entreprises n’ont jamais disposé d’outils aussi insidieux pour pousser à la surconsommation. » Alors que le second volet du sixième rapport d’évaluation sur le changement climatique du GIEC, rendu public le 28 février, tirait à nouveau la sonnette d’alarme sur la crise écologique, cette problématique est de taille.
Aux mains du régime communiste de la Chine continentale, la collecte de données prend également une autre dimension : celle de la surveillance étatique de masse. Un système de crédit social reposant, notamment, sur le big data, y attribue aux citoyen·ne·s une note (qui permet d’accéder à certains services et refuse l’accès à d’autres) pouvant être bonifiée ou dépréciée en fonction de nombreux facteurs, dont leurs interactions numériques. Pire : un rapport de l’ONG Human Rights Watch dénonçait, en 2019, l’usage d’une application mobile pour tracer et persécuter la population musulmane ouïgoure, basée dans la région du Xinjiang, dont on estime qu’un million de membres sont actuellement interné·e·s dans des camps. « La formule est vue et revue, mais 1984, c’est là-bas et maintenant », commente Fabrice Mateo, avant de glisser, inquiet, que le perfectionnement de la collecte de données « aurait fait rêver les pires régimes totalitaires de l’Histoire ».
De nouvelles sources d’inquiétude
L’annonce en fanfare, en octobre dernier, du métavers fantasmé par Mark Zuckerberg, PDG de Meta, laisse présager une intensification du profilage. Dans ce monde numérique en trois dimensions où chacun·e pourra disposer d’un avatar, via la réalité virtuelle, chaque émotion, chaque pas, chaque échange pourrait être traduit sous forme de datas. Les personas marketing deviendraient littéralement des alter ego numériques qui en sauraient plus sur nous que nos proches. Sans minimiser les risques, Nacera Bekhat se veut néanmoins rassurante : « Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), voté par le législateur européen en 2016, et dont le modèle a fait florès dans le monde, est assez robuste et assez souple pour assurer son efficacité, même à travers une mutation technologique de ce calibre. »
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