Un nuage de fumée, la chaleur des rayons du soleil le matin, une suite de chiffres : le xénogenre est une identité formée autour d’images personnelles plus ou moins abstraites, qui remet en question le lien entre ressenti intime et enveloppe corporelle, dans une célébration de son individualité la plus profonde.
À l’adolescence, Sally décide de faire du théâtre. Là, face à la possibilité d’incarner sur scène « le rôle d’une asperge ou de Sganarelle », une évidence lui apparaît : l’identité qu’on tentait de lui inculquer face à son corps en pleine puberté est tout autant un rôle, en dissonance totale avec ses ressentis. Pour cette personne non–binaire, ou qui se définit hors d’une dichotomie homme-femme, le champ lexical destiné à la conscience humaine serait bien trop limité, et une description de soi par le biais de métaphore et de comparaisons serait bien plus précis. La meilleure façon de la décrire ? « Chaosgenre », un sentiment de soi marqué par une fluidité extrême, imprévisible, hors de contrôle.
Ce dernier appartient à un groupe parapluie connu sous le nom de xénogenre ( xeno pour « autre » ou « étranger » en grec ), et désigne des personnes qui expriment leur être par des images et des analogies spontanées des plus diverses : les chats ( feligender ), la neige ( frostgender ), l’eau ( hydrogender ) ou encore l’univers d’Alice aux pays des merveilles ( wondergender ). Comme un processus synesthésique – qui lie instinctivement une impression à une couleur par exemple –, ce terme cherche à échapper à l’éventail encore très limité des identifications proposées par la société et permet à chaque personne de se définir par association unique, sans passer par une projection matérielle et sexuée.
« C’est la meilleure façon d’expliquer le sentiment d’une force, d’un ancrage au monde qui m’entoure, des émotions fondatrices chez moi mais que les échanges humains classiques ne prennent pas en compte. »
Judith Butler, papesse des études de genre, a passé des décennies à l’analyser dans ses recherches : les notions d’hommes et femmes ne sont pas innées ou biologiques mais plutôt inculquées par des images sur lesquelles on apprend à se projeter, des idéaux fabriqués par la société, des poupées, des jouets, des contes qui délimitent les contours et les possibilités des enfants dès le plus jeune âge. Dans ce cas, si ces représentations sont construites, pourquoi ne pas se découvrir et s’exprimer autour d’éléments sans incarnation visuelle directe, mais dont on ressent une tout autre proximité ou attirance ? En quoi « garçon » serait-il un sentiment plus naturel ou instinctif que « feu » ( ou firegender, ndlr ), vous demanderait une personne xénogenre ?
Prenons le cas de Maureen, étudiante en criminologie, qui se sent partiellement femme mais qui éprouve un manque depuis son plus jeune âge : « Une moitié d’ [ elle ] que la langue ne [ lui ] permettait pas d’exprimer. » La nature, l’univers fantastique, la magie et Harry Potter jouent un rôle fondamental dans son enfance, qui lui donnent une imagination vive, colorée, envolée. Le xénogenre lui apparaît comme une évidence : « Quand j’ai découvert ce terme sur un forum, une ampoule s’est allumée en moi. J’ai compris qu’il s’agissait de moi, particulièrement en découvrant l’existence du terme « energender », comme une boule d’énergie changeante, qui est la meilleure façon de décrire qui je suis. » Maureen se rend vite compte que les mots qu’on lui apprend à poser sur ce qu’elle voit dans le miroir ne ressemblent en rien à la perception qu’elle a d’elle-même, visualisée de façon bien plus abstraite. « Je trouve beaucoup plus de sens dans l’expression de mes visions ou de mes états d’âme à travers des images naturelles que dans une image humaine prédéterminée », dit-elle.
Idem pour Sylvana, qui se souvient se sentir « à l’écart des autres filles dès un jeune âge, ne sachant pas comment poser des mots sur une impression de différence profonde avec les gens qui [ l ]’entouraient ». Aujourd’hui cette personne se décrit comme « elegender », un genre délicat et éthéré, incarné par « un nuage de fumée argentée », qui exprime un sens de raffinement et de grâce, qui n’est en rien associé à une forme de féminité.
Enfin, pour Alexander, earthgender ( ressentant un fort lien à la terre ), « c’est la meilleure façon d’expliquer le sentiment d’une force, d’un ancrage au monde qui m’entoure, des émotions fondatrices chez moi mais que les échanges humains classiques ne prennent pas en compte».
Réinjecter le ressenti au cœur de l’identité
En Occident, l’être humain apprend à se définir de façon individualiste, avec pour ancrage premier son enveloppe corporelle ; il place une forme de rationalité et de logique cartésienne comme valeurs souveraines et fondatrices. Précisément ce à quoi semblent réagir ces personnes xénogenres, qui se vivent par le biais d’une intelligence sensible, intuitive, aux associations libres. Ainsi elles perpétuent et poussent plus loin une longue histoire synesthète, clé de l’histoire de l’art : ce processus neurologique, qui touche une personne sur 2000, est à l’origine de certaines des plus grandes œuvres écrites.
Arthur Rimbaud, dans un fameux sonnet, fixait les couleurs des voyelles ( « » a » noir, « e » blanc, « i » rouge, « u » vert, « o » bleu » ) avant de se lancer dans de légendaires comparaisons ( « » a », noir corset velu des mouches éclatantes » ). Idem pour Vladimir Nabokov connu pour ses descriptions hautement imagées, qu’il attribue à son imagination hautement associative : « J’associe le « g » à la couleur du caoutchouc, le « h » à un lacet délavé, le « b » à une teinte terre de sienne, le « m » à de la flanelle rose », écrit-il. Vassily Kandinsky et ses peintures inspirées par des partitions et des mélodies, analyse sa vision comme une traduction des notes en couleurs. Le jazzman Duke Ellington dit que la vivacité d’un paysage lui dicte des rythmes et des mélodies ; et le peintre David Hockney transpose le timbre d’une voix en palette de teintes. Ces ponts entre les sens, l’expression et le sens de soi donnent lieu à des courants entiers, dont le symbolisme littéraire et des mouvements non figuratifs en arts plastiques.
Pourtant, l’incorporation de ce processus neurologique dans une dimension identitaire n’arrive que dans les années 1970, au cœur des mouvements de psychanalyse New Age. La théoricienne Nancy Tappe concentre ses études sur des profils d’enfants synesthètes – les premiers xénogenres reconnus – ultrasensibles, rêveurs, qui ont du mal à s’adapter à leur environnement social. Elle les nomme les Indigo Children ( ou enfants Indigo ) : la dénomination par une couleur suggère symboliquement de remettre les ressentis, les émotions et les sens au cœur de l’étude de l’humain – et souligne la volonté de sortir d’une catégorisation médicalisée et incarnée de l’être.
Nouveau lexique, nouveau champ des possibles
Cette volonté de sortir de ces paramètres d’expression de soi traditionnels et classiques s’accentue particulièrement au xxe siècle, grâce à deux évolutions clés : l’arrivée et le déploiement des études de genre dans les universités pendant les années 1990, qui cherchent à analyser et déconstruire les notions statiques de masculin et de féminin, à adresser les questions de transidentité et de découpler l’être de son enveloppe corporelle assignée ; de l’autre, la culture Internet et l’arrivée en masse de blogs, Tumblr, forums, permet à des communautés de se former, des terminologies d’être créées et diffusées. Si les personnes xénogenres existent depuis toujours, l’appellation ne date que d’il y a environ vingt ans, et émerge donc grâce aux développements de ces deux avancées.
À cette même période naît une reconnaissance grandissante de typologies qui tentent de sortir de la normativité du corps humain : les Otherkin ( ou « autre lignée » en anglais ), des gens qui se vivent comme non-humains : dragon, elfes, anges… Il y a aussi les Therian qui, eux, s’identifient à des animaux réels, notamment félins et canins. « C’est la continuité de courants de pensée et de recherches des sciences identitaires, qui permettent d’accepter que l’identité est ressentie individuellement et non imposée par la société et la lecture qu’elle fait de notre apparence. À chacun la liberté de se définir par les mots qui lui conviennent », analyse Max Read, un journaliste américain qui a longuement étudié le sujet.
Pour la sociologue Danielle Kirby, spécialiste en la matière et auteure de Fantasy and Belief, la revendication de ce genre est une critique des bases structurelles de notre société actuelle : les frontières nettes entre l’homme et la nature, le rationnel et l’imaginaire, le possible et l’impossible. Dans le contexte d’un monde en renouvellement de croyances et à la culture individualiste, le xénogenre opposerait un rapport poétique, transcendantal, aux attentes tangibles qui nous entourent — et permettrait de vivre sa vie telle qu’on la ressent avant tout.
Ainsi Sylvana s’habille souvent de tenues aériennes, de matières vaporeuses. Ce n’est plus à la quête de l’expression d’une beauté pré-écrite, mais en vertu d’une attirance beaucoup plus instinctive et dématérialisée face à ce que lui évoquent ces vêtements, leurs matières et leurs couleurs. Elle se déleste ainsi d’une pression d’apparence et de perfection omniprésente. Et quand Sally se regarde dans le miroir, c’est un sentiment de liberté infinie qui l’envahit. « Personne en effet, ne sait à quoi ressemble le corps d’une personne chaosgenre. Je suis mon propre modèle. Je ne suis pas mon corps, je ne suis pas ma sexualité ni mes habitudes, mes études, mes goûts ou mes relations ».
Tous humains, tous singuliers, tous égaux. C’est la leçon qu’en tire Maureen : « Si vous demandez à dix personnes de définir l’être humain, vous allez certes retrouver des caractéristiques dans les témoignages, mais il y a fort à parier que les définitions seront différentes : dans la formulation ou dans le choix des termes. Prenez le genre féminin : au cœur de ce dernier, il s’avère que plusieurs individus se retrouvent dans des cases pré-écrites, censées leur correspondre. Ce sont toutes des femmes et pourtant toutes sont profondément différentes ». Ainsi, ces associations éminemment intimes replacent la singularité de chacun au cœur du dialogue.
Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.