Mode, sexe et nudité : analyse d’un threesome

Article publié le 7 mai 2020

Texte : Henri Delebarre.
Photos par Ferry van der Nat et article extraits d’Antidote Magazine : Desire printemps-été 2020.

Parce qu’il dissimule le corps et notamment ses parties liées à la sexualité, le vêtement joue un rôle souvent déterminant dans la naissance du désir. Servant tant à camoufler qu’à suggérer et révéler, il est peu à peu devenu un outil de séduction privilégié. Quitte à braver certains interdits : dans notre société à la fois hypersexualisée et héritière de valeurs puritaines millénaires, les expérimentations érotiques perpétuées par nombre de créateurs continuent en effet de secouer l’ordre établi.

Composé d’étoffes cousues ou simplement drapées, dès son origine, le vêtement sert d’abord à couvrir le corps. Pour protéger la peau des agressions extérieures, mais aussi dissimuler notre nudité originelle, contrainte d’être recouverte depuis qu’Ève a cédé au désir de goûter le fruit défendu, à en croire les récits bibliques. Depuis devenu le produit de mode par excellence, le vêtement outrepasse pourtant souvent ce rôle de dissimulateur pour se muer en révélateur. Vecteur de désir, il sert paradoxalement autant à masquer qu’à exposer, et il n’est pas rare de le voir mettre en scène certaines parties érotiques du corps. Que ce soit – selon les modes et les époques – pour les mettre en valeur au travers de décolletés, de proéminences savamment placées ou encore de jeux de transparences – ou au contraire pour les désexualiser. Couvrant pour mieux révéler ou servant tout simplement à encadrer pour exhiber, le vêtement attise ainsi tour à tour le désir pour susciter l’envie de déshabiller ou affirme, au contraire, via une nudité brute, que les corps ne peuvent être résumés à des objets sexuels. Une dichotomie trahissant une dualité conceptuelle – entre l’idée selon laquelle la mise en valeur du corps permettrait d’affirmer sa propre liberté, et celle selon laquelle elle ne serait que le signe d’une marchandisation de soi -, qui a tiraillé la mode et ses commentateurs depuis son apparition. Mais à l’heure où le sexe se consomme sans modération – que ce soit via la pornographie accessible en quelques clics ou les applications de rencontres comme Tinder -, les créateurs semblent de nouveau obsédés par la nudité et la sexualité, alors que plusieurs études se sont attachées à démontrer une supposée baisse de fréquence des rapports sexuels chez les individus de la génération Y.
Il n’y a qu’à regarder les défilés des collections printemps-été 2020 pour le constater : la nudité y était omniprésente, au point de pousser le site TagWalk à ériger cette dernière au statut de tendance majeure de la saison, toutes Fashion Weeks confondues. Se positionnant presque en substitut des matières qui la recouvrent d’ordinaire, la peau semble être devenue le nouveau terrain de jeu des créateurs. Une démarche somme toute logique alors que les climatologues sont de plus en plus alarmistes. Car quel rôle allouer aux vêtements lorsque le mercure grimpera au-delà des 50 degrés dans certaines parties du globe ?
De Off-White à JW Anderson, les trous dans le tissu se sont également imposés en nombre cette saison. Mais plus qu’à ventiler, ces fenêtres sur corps révélant avec subtilité une épaule, une hanche ou une clavicule semblaient plutôt vouloir donner à voir la chair pour créer une tension sexuelle. Car plus que de l’exhibition, le désir charnel naît de la suggestion. Et l’idée de dénuder est indéniablement plus érotique que la nudité en soi. Chez Saint Laurent, Gucci, Mugler, Ann Demeulemeester, Loewe, Kwaidan Editions ou encore Dion Lee, l’évocation plus ou moins subtile de la sexualité passait ainsi par le biais du vêtement.

Antoine Morieult. Slip, Ludovic de Saint Sernin.

Premières révélations, premières subversions

Pour l’historien de la mode Xavier Chaumette, le vêtement commence à jouer ce rôle d’instrument de séduction aux alentours du XIVème siècle, au moment où il devient véritablement un objet de mode et que l’on commence à dévoiler – au sens littéral du terme – certaines parties du corps. « À partir du XIVe, les phénomènes de mode se développent et on se met à désobéir aux interdits pour développer une certaine provocation, une séduction », explique-t-il. Ainsi, les hommes adoptent des vêtements plus courts et plus moulants tandis que les femmes s’entichent de décolletés. Mais déjà les critiques se font sentir. Dans l’un de ses poèmes titré Le Miroir de Mariage, Eustache Deschamps vilipende le décolleté car ce dernier laisse apparaître « les tétons et la gorge », provoquant « plaisance et désir ». « L’apparition du décolleté au XIVe constitue vraiment une rupture dans l’histoire de la mode occidentale, poursuit Xavier Chaumette. C’est le premier signe de désobéissance. La chair est montrée. Mais les interdits sont très profonds. Ils remontent à l’Antiquité, et les valeurs chrétiennes, marquées par une honte du corps nu, se sont rajoutées par-dessus. Le vêtement commence à servir d’outil pour magnifier le corps mais la permissivité est lente. On montre d’abord les cheveux ou le cou, que les femmes du XIIIème siècle cachaient en portant des guimpes. » Or, c’est précisément parce qu’ils se dérobent au regard que ces fragments de corps deviennent sources de fantasmes.
Agitateur de désir, le décolleté tombe en disgrâce à maintes reprises, notamment lors de l’essor du protestantisme. Puis, au XVIème siècle, c’est au tour du corset de sculpter les formes : il affine alors la taille, avant de mettre en valeur la poitrine, qui deviendra le point focal de la silhouette féminine deux cents ans plus tard. « Au XVIIIe, on montre beaucoup la gorge des femmes. Les seins sont écrasés et remontés vers le haut, les tétons sont rougis et apparaissent presque en dehors du corset, détaille Xavier Chaumette. Les moralistes émettent beaucoup de critiques ». Tout comme Jean-Jacques Rousseau. En 1728, dans une lettre adressée à d’Alembert, il écrit : « Les femmes sauvages n’ont pas de pudeur, car elles vont nues ? Je réponds que les nôtres en ont encore moins : car elles s’habillent. » Selon Rousseau, transformé en un outil de séduction par la société, le vêtement a perverti le rapport de l’homme à la nudité. « L’individu s’habille par rapport à un groupe donc il y a forcément une dimension de séduction, à divers degrés en fonction des tabous des époques, analyse Serge Carreira, maître de conférences sur le luxe et la mode à Sciences Po. Séduire est la raison d’être de la mode. »
Après la Révolution française et la Terreur, la liberté retrouvée sous le Directoire mène quelques hommes et femmes, que l’on appelle « Incroyables » et « Merveilleuses », à adopter des vêtements exubérants et provocants. Sans corsets, les Merveilleuses se pavanent dans des robes évanescentes inspirées de l’Antiquité dites « à la Diane » ou « à la Omphale », taillées dans des tissus si légers et transparents qu’ils choquent l’opinion. Car sous le vêtement qui caresse la peau, c’est le corps en mouvement qui se dessine, provoquant des moqueries et autres raccourcis sur la prostitution, comme en témoignent les nombreuses caricatures de l’époque. Sous-titrée non sans ironie « Parisiennes en costumes d’hiver pour 1800 », l’une d’elle met en scène un groupe de femmes vêtues mais dont on aperçoit pourtant les fesses, tandis que leurs seins débordent. « Cette mode marginale disparaît très vite, précise Xavier Chaumette. Puis Paul Poiret la réinterprète au début du XXème siècle. Dans les années 1920, la transparence est très à la mode. Dans les années 1960, on la retrouve ensuite chez Saint Laurent. »
Emilie. Choker, Lorette Cole-Duprat.

Une émancipation des corps

« Rien n’est plus beau qu’un corps nu », déclare d’ailleurs ce dernier. Une phrase qui peut sembler paradoxale dans la bouche d’un homme dont le métier est justement d’habiller. En 1968, en pleine période de révolution sexuelle, Yves Saint Laurent matérialise ce paradoxe en créant une robe en mousseline noire transparente qui recouvre entièrement le corps en même temps qu’elle le dévoile. Autour de la taille, seule une ceinture de plumes d’autruche permet de dissimuler le sexe. Après le new look de Dior, voici désormais le « nude look », amorcé dès 1966 avec des mini-robes droites et transparentes, mais sur lesquelles les broderies dissimulent encore la poitrine. Deux ans plus tôt, en 1964, le créateur américain d’origine autrichienne Rudi Gernreich osait lui la création du monokini, un maillot de bain une pièce dont le haut se réduit à seulement deux bretelles qui passent entre les seins laissés à l’air libre. En pleine Guerre Froide, la création est si sulfureuse qu’elle devient pour les Russes la preuve du déclin de la moralité aux États-Unis, tandis que le Pape la condamne fermement. Deux Américaines téméraires sont même arrêtées pour l’avoir portée sur la plage. Pourtant, à en croire la muse du créateur, Peggy Moffitt – qui fut photographiée en monokini -, avec cette création, Rudi Gernreich – par ailleurs pionnier de la mode unisexe – cherchait davantage à libérer la poitrine féminine qu’à la glorifier en tant qu’objet sexualisé. Après tout, les hommes ne se baignent-ils pas torse nu depuis les années 1940, affichant librement leurs tétons ?
Ainsi, dans les années 1960-1970, si elle demeure considérée comme un attentat à la pudeur, la nudité devient parallèlement un symbole d’émancipation paré de connotations féministes. Outrageusement sexy car dévoilant sans complexe les jambes qui demeuraient jusqu’alors cachées, la mini-jupe de Mary Quant en est le symbole. Elle est cependant interdite, notamment aux Pays-Bas, car jugée trop provocante. Mais au-delà de pouvoir constituer un outil de séduction, la mini-jupe suit les pas de la pilule contraceptive légalisée en France en 1967  en accompagnant la nouvelle liberté sexuelle des femmes, qui ont désormais le choix de procréer ou non. Jusqu’à faire scandale. À la fin des années 1960, elle est si courte qu’on distingue presque la culotte. « Le bon goût est mort, la vulgarité c’est tout ce qui compte », affirme Mary Quant. Si les vêtements qui laissent transparaître le corps choquent, c’est aussi parce qu’ils convoquent tout un imaginaire lié au tapinage. « La prostituée porte des vêtements spécifiques, à la fois pour qu’on la reconnaisse dans la rue et parce qu’elle cherche à développer une dimension érotique avec ses vêtements, explique Xavier Chaumette. Cet érotisme est associé à une forme de vulgarité que la mini-jupe incarne avec le rouge ou les talons aiguilles. Dans les années 70, pour beaucoup de femmes, se libérer consiste donc à s’approprier cet uniforme pour dire : “Je fais ce que je veux !” ». Avec sa collection de Haute Couture printemps-été 1971, Yves Saint Laurent réinvestit ces codes et scandalise le public de son défilé. Il y présente un manteau en velours noir constellé de lèvres roses en sequins, une robe où un corselet ajouré est ramené à la surface, ou encore un mannequin ne portant rien d’autre qu’un manteau en renard court et des collants transparents noirs. S’inspirant de la silhouette des années 1940, la collection choque car elle évoque le milieu de la prostitution aux yeux de nombreux spectateurs.
Plus tard, dans les années 1970-1980, Thierry Mugler ou Jean-Paul Gaultier façonneront de manière extrême et presque caricaturale l’image de cette femme fatale aux allures de créature sexuelle, réinvestissant des pièces très connotées comme le corset, qui vont même jusqu’à migrer chez l’homme. « Il y aura une espèce de vulgarité assumée », constate Xavier Chaumette. Jean-Paul Gaultier dote ainsi son corset un vêtement jusqu’alors lié à la soumission des corps de seins coniques semblables à des obus, pour en faire une pièce synonyme de puissance féminine, dangereuse et agressive. « La mode joue avec les clichés, rappelle Serge Carreira. Soit on considère qu’une femme qui assume ses désirs est une femme libre ; soit on estime qu’en jouant parfois avec outrance sur des référents pornographiques, on l’asservit. » Ce dualisme divisera particulièrement la décennie 1990, à la fois âge d’or d’une esthétique hypersexuelle et bling-bling, et chantre d’une mode minimale et intellectuelle laissant cependant la porte ouverte à la nudité.

Des sources d’inspiration sulfureuses

On y retrouve d’un côté Ann Demeulemeester et Rei Kawakubo, qui font respectivement défiler un mannequin seins nus pour l’hiver 1995 et l’été 1997, sans pour autant chercher à faire allusion au sexe, ou encore Hussein Chalayan, qui fait de la nudité un statement politique en 1996 lorsqu’il présente six niqabs toujours plus courts – jusqu’à ne plus rien masquer sauf le visage. Face à eux, d’autres créateurs marchent davantage dans les pas de Vivienne Westwood – qui, dès ses débuts, a fait du sexe le terreau de sa pratique – et de Walter Van Beirendonck, en puisant directement leur inspiration dans les sex-shops. Pour l’hiver 1992-1993, Gianni Versace habille ainsi ses mannequins de harnais en cuir, agrémentés de détails métalliques très rococo, et livre une ode au fétichisme. Réappropriés, les éléments du vestiaire SM faisant référence à des pratiques sexuelles considérées comme déviantes permettent au luxe de secouer l’establishment. « Le fait de récupérer cette marginalité et ces pratiques cachées pour tout d’un coup les révéler est une façon de provoquer, de chambouler les conventions, soutient Serge Carreira. En s’appuyant sur de tels référentiels érotiques, le luxe joue avec les interdits. » Lors de son passage à la direction artistique de Hermès, « le plus grand sex-shop du monde, avec ses fouets, selles et éperons », dira le photographe Helmut Newton auquel on doit certaines des images de mode les plus érotiques, Jean-Paul Gaultier ne cessera de jouer avec cet imaginaire, faisant de la très policée femme Hermès une dominatrice paradant régulièrement une cravache à la main.
Dans les années 1990, une décennie aussi riche que paradoxale dans ses démarches, sexe et nudité seront si ubiquitaires qu’ils iront jusqu’à s’infiltrer dans les collections des grandes maisons de couture françaises, pourtant relativement frileuses d’ordinaire. Chez Dior, pour la Haute Couture hiver 1997-98, John Galliano n’hésite pas à envoyer sur la piste la top Shalom Harlow en tenue d’Ève, les seins magnifiés par des bijoux de corps. Chez Chanel, pour l’hiver 1991-92, Karl Lagerfeld mise quant à lui sur des tenues affectionnées par les prostituées : il compose des silhouettes en résille qu’il mixe parfois avec un manteau en vinyle noir, et des caches-tétons en forme de fleurs de camélia. Pour la Haute Couture printemps-été 1993, il s’appuie enfin sur l’inspiration byzantine chère à Gabrielle Chanel, et fait défiler Naomi Campbell dans une robe fluide dont l’une des bretelles, descendue sur l’épaule, expose le sein droit. Par l’utilisation d’un tissu bleu ciel et d’un grand collier en forme de croix, Karl Lagerfeld convoque ici toute l’iconographie byzantine des Galaktotrophousa et fait de Naomi Campbell une sorte de Virgo Lactans, soit une vierge représentée dans un moment d’intimité, en train d’allaiter. Associée au domaine religieux, cette représentation de la nudité n’en est pas moins chargée érotiquement ; la poitrine féminine étant fantasmée et le lait pouvant évoquer la semence masculine. Les liens entre ce thème sacré et la sexualité ne sont d’ailleurs pas nouveau : ils étaient déjà au coeur de la Vierge à l’Enfant composée par le peintre Jean Fouquet pour son Diptyque de Melun, qui pris Agnès Sorel (maîtresse du roi Charles VII, par ailleurs icône de mode du XVème siècle et proto sex-symbol) comme modèle pour sa Vierge.
Chez Alexander McQueen, qui présente quant à lui sa première collection au Ritz en 1993, le pantalon suit, contrairement à la jupe, le chemin inverse. Au lieu de remonter, il descend avec indécence jusqu’à révéler la raie des fesses qu’il érige en nouveau décolleté et parvient à rendre sexy. Nommé « bumster », ce pantalon ultra-taille basse n’est pas sans évoquer la robe Guy Laroche avec une profonde échancrure dans le dos arborée par Mireille Darc dans Le Grand Blond avec une chaussure noire (1972). « Cette partie du corps pas tant les fesses que la chute de reins est la partie la plus érotique du corps d’une personne, que ce soit un homme ou une femme », déclare d’ailleurs le couturier britannique au Guardian.
Mais c’est surtout avec le passage de Tom Ford chez Gucci que l’esthétique ultra-sexy atteint son paroxysme. Au sein de la maison florentine, qu’il intègre en 1990 et où il occupe le poste de directeur artistique de 1994 à 2004, le designer texan fait de la sexualité sa matière première et pose les jalons de l’esthétique « porno chic », qui fera de la mode le temple de la luxure. Devenant un argument de vente, le sexe dépoussière l’ADN de Gucci et fait grimper son chiffre d’affaires au septième ciel. Dès la première collection signée Tom Ford (hiver 1995-1996), les chemisiers en soie coulent sur la peau et sont déboutonnés jusqu’au nombril. Pour l’été 1997, un homme et une femme arpentent quant à eux le podium dans un désormais célèbre string ficelle orné, au niveau de la chute des reins, d’une boucle métallique en forme de double G. Souvent réalisées par Mario Testino et Carine Roitfeld, les campagnes mettent en scène cette tension sexuelle et diffusent largement l’esthétique « porno chic » dans la presse. Tout en valorisant les vêtements, ces photographies libidineuses placent le spectateur dans une position de voyeur – à la manière des Hasards heureux de l’escarpolette (1767) ou du Verrou (1777) de Fragonard et lui suggèrent des actes sexuels. Tantôt une fellation (été 1998) ; tantôt un cunnilingus, comme sur la campagne de l’été 2003, où le mannequin Carmen Kass a les poils pubiens taillés en « G ». Chez Saint Laurent, qu’il rejoint en janvier 2000, Tom Ford reproduit le même schéma. L’année de son arrivée, pour la campagne de l’enivrante fragrance « Opium », il fait mimer au mannequin Sophie Dahl une scène d’extase. Allongée entièrement nue mais en talons, celle-ci se caresse le sein. D’une blancheur immaculée, sa peau paraît presque irréelle.
Adopté par des marques plus grand public comme American Apparel, qui collaborent avec des photographes tels que Terry Richardson et embauchent des pornstars en guise d’égéries, le porno chic conduira Tom Ford à être accusé d’objectifier le corps de la femme. Pourtant, ouvertement homosexuel, il réserve le même traitement au corps masculin qu’il fétichise tout autant. « Tom Ford a construit des objets sexuels aussi bien masculins que féminins, confirme Serge Carreira. Les femmes de ses campagnes étaient d’ailleurs parfois dans des positions de domination vis-à-vis des hommes. » Chez Versace, signées Bruce Weber, les campagnes surfent sur la même vague. Mais l’homoérotisme et l’égalité homme-femme y paraissent plus explicites. Comme sur cette photo diffusée en 1995, mettant en scène un homme bodybuildé qui participe aux tâches ménagères. Nu, son sexe est dissimulé par le fer qu’il utilise pour repasser sa chemise. Plus qu’anecdotique, ce sous-texte rappelle que si la mode aime se jouer des stéréotypes pour provoquer, elle n’en demeure pas moins le miroir des évolutions de notre société qu’elle reflète, bien souvent, avec un temps d’avance.
Emilie. Boucles d’oreille, Y/Project.

Dress to undress

Pétris de ces éléments, qu’ils revisitent et mélangent dans un flot incessant, les designers qui façonnent la mode contemporaine utilisent ainsi le sexe et la nudité comme des moyens servant à affirmer l’identité de chacun. Et luttent parfois grâce à eux en faveur de l’égalité femme-homme ou des droits des communautés LGBTQ+. Jouant avec les codes de la féminité et de la masculinité, Ludovic de Saint Sernin a fait du sexe et de l’homoérotisme les points nodaux de son esthétique. Sur Instagram, le jeune créateur leur a même dédié un compte spécial défiant la censure du réseau social (@ludovicdesaintserninx) sur lequel il reposte les nudes que lui envoient ses abonnés arborant ses créations. Explicitement conçus pour susciter le désir, ses vêtements dévoilent plus qu’ils ne couvrent – lors du défilé été 2020, l’un des mannequins déambule vêtu d’une simple serviette de bain autour de la taille, et déconstruisent les codes de la virilité via l’utilisation de coupes et de matières satinées ou transparentes, d’ordinaire réservées aux femmes, qui moulent souvent l’entrejambe. En cuir ou entièrement recouverts de cristaux Swarovski, ses fameux slips à lacets évoquent tant le corsage féminin que les énormes braguettes portées par les hommes de pouvoir au XVIème siècle. Symboles de la puissance virile marquant outrageusement l’emplacement des parties génitales, au point de susciter les railleries de Rabelais ou de Montaigne qui les qualifie de « ridicules pièces » dans ses Essais, ces dernières ont été réinventées par le label GmbH qui les a intégrées à ses jeans pour l’été 2020. Par le passé, elles avaient déjà inspiré nombre de designers dont Donatella Versace (hiver 2014-2015) et Alessandro Michele chez Gucci qui, pour l’été 2019, imaginait des jockstraps en cuir clouté ou constellés de cristaux, portés par dessus les pantalons.
Tendance majeure ces dernières saisons, la lingerie, désormais exhibée, est d’ailleurs avec le fetishwear la pierre angulaire de la collection Gucci été 2020, marquant un tournant dans l’esthétique d’Alessandro Michele, qui fêtait ses cinq ans de règne au sein de la maison italienne en janvier. Comme Tom Ford, auquel il faisait un clin d’oeil via des chemisiers presque entièrement déboutonnés pour dévoiler les seins ou le soutien-gorge, une pièce qui « transfigure la poitrine » et se charge donc « de tout ce que sa nudité peut représenter » selon Xavier Chaumette, Alessandro Michele semble avoir eu recours au sexe pour encanailler son style. Dès l’hiver 2019-2020, chokers et masques à clous avaient semé quelques indices sur la réhabilitation en grande pompe du Gucci lubrique des années 90. Et pour l’été 2020, c’est tout un attirail fortement connoté qui s’apprête à faire son retour. Cravaches et fouets faisant écho à l’univers équestre de la maison, chokers en vinyle étranglant le cou, jupes fendues sur toute leur longueur, robes transparentes dans l’esprit d’Yves Saint Laurent, cuissardes, inscriptions « Gucci Orgasmique » récurrentes des vestes aux pantalons en passant par la maroquinerie, et même un string ficelle… Les talents de prédicateur d’Alessandro Michele n’étant plus à prouver, le sexe pourrait bien faire un retour fracassant ces prochaines saisons.
D’autres, comme le label Namilia – dont les créations sont régulièrement parsemées de vagins et d’inscriptions telles que « That’s Hot » et « Born for Porn » ou Christopher Kane, n’ont cependant pas attendu pour en faire leur sujet de prédilection. Pour l’hiver 2018, en pleine période #MeToo, le Britannique osait imprimer ses robes et T-shirts des mots « Sex » et « More Joy » ainsi que de dessins érotiques représentant des femmes en plein orgasme issus de The Joy of Sex d’Alex Comfort, un livre de conseils sexuels publié en 1972. L’hiver suivant, il évoquait cette fois le fétichisme du latex à travers le motif d’une paire de gants surmontant la mention « Rubberist », avant de lancer son propre godemichet en janvier dernier. Chez Mugler enfin, preuve qu’elle peut mener à davantage d’inclusivité au lieu d’asservir, l’inspiration sexuelle de Casey Cadwallader l’a mené à faire défiler sur un même pied d’égalité Noirs, hommes, femmes, transgenres et mannequins dépassant la taille 38 dans des pièces de lingerie sexy, célébrant le corps. Une façon de rappeler que le désir naît de facteurs subjectifs ?
Quoiqu’il en soit, et en dépit de son omniprésence dans notre société comme dans la mode où l’on s’attendrait davantage à ce qu’elle soit cachée, la nudité garde son potentiel subversif et choquant. Plus encore semble t-il lorsqu’elle est présentée comme naturelle. En 2015, dans la lignée du T-shirt Vivienne Westwood recouvert d’une sérigraphie de poitrine féminine (1976) évoquant une performance de l’artiste féministe Orlan, qui a défilé la même année en pleine rue habillée d’une tunique sur laquelle son propre corps nu était imprimé, Rick Owens en a fait la démonstration magistrale. Pour l’hiver 2015-2016, le designer a fait défiler des hommes dans des tuniques découpées laissant entrevoir, au rythme des pas, pénis et testicules. En backstage, le créateur expliquait son intention : « La nudité est la chose la plus simple et la plus primitive ». « C’est comme s’il souhaitait rappeler “une naturalité”, une essentialité du corps », décrypte Serge Carreira. Mais preuve que le corps naturel et nu demeure paradoxalement un tabou, la stupeur est générale. Car ici le vêtement ne cherche plus à le glorifier pour le rendre désirable. Au contraire, il contribue à sa désexualisation. « Dévoiler crûment la nudité enlève tout érotisme. Brute, elle dérange car on est habitué à sa mise en scène, d’autant plus dans le cas du sexe d’un homme au repos, ce qui est souvent moqué », conclut Xavier Chaumette. Ce constat est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle de nombreux labels et designers se sont récemment pris d’affection pour le phallus. Que ce soit JW Anderson, qui le détourne en porte-clefs et le dote d’ailes pour en faire comme Alan Crocetti un pendentif, Walter Van Beirendonck, qui l’appose sur des chaussures, ou encore Carne Bollente, qui le dessine sur les poches de ses jeans. Après avoir joué un rôle dans l’émancipation féminine, la nudité constituerait-elle la clef de voûte d’une réinvention de la masculinité ? Affaire à suivre.

 

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