Ancienne psychothérapeute et présidente d’une association professionnelle de thérapie psycho-corporelle, l’auteure et conférencière Miriam Gablier est fascinée par les relations entre corps et esprit, au point de dédier son dernier ouvrage au thème de la conscience, qui continue de fasciner à travers les époques et constitue encore une large source de mystères. Dans cet entretien, elle revient sur le développement du champ d’étude de la parapsychologie (qui vise à comprendre les phénomènes hors normes de la conscience, quitte à être régulièrement décriéE par une large partie de la communauté scientifique), insiste sur la nécessaire alliance entre approches rationnelles et subjectives sur ces sujets, et revient sur l’ancrage historique de l’hypothèse de la réincarnation, à laquelle certain•e•s chercheurs•ses ont décidé de dédier leur vie.
ANTIDOTE : Votre livre Les Mystères de la conscience s’ouvre avec une question du philosophe Frédéric Lenoir que j’ai envie de vous poser immédiatement puisqu’elle est centrale dans votre ouvrage : « De quoi parlons-nous lorsque nous mobilisons le terme de conscience ? »
MIRIAM GABLIER : C’est une question d’une profondeur abyssale ! Il faut déjà comprendre que la « conscience » est un concept chapeau sous lequel nous plaçons beaucoup de choses différentes selon le point de vue philosophique depuis lequel nous l’abordons. Pour schématiser, lorsque nous adoptons une posture matérialiste, nous considérons que la conscience est une activité psychique produite par les neurones du cerveau. Elle est alors vue comme un produit dérivé de la biologie qui émerge dans l’évolution à partir de l’instant où le système nerveux devient suffisamment complexe pour la produire. Cette hypothèse est celle qui est soutenue par les neurosciences. Un autre point de vue depuis lequel la conscience a été abordée dans l’Histoire, c’est le point de vue dualiste. Cette posture veut qu’il y existe la matière d’un côté et l’âme, ou l’esprit, de l’autre. Ici, la conscience est considérée comme résultant de l’activité de l’âme, qui descend dans le corps et qui, au moment de la mort, en repart. Dans ce cas, l’âme est donc porteuse du principe conscient. La troisième grande posture philosophique, c’est la posture idéaliste. Selon celle-ci, la conscience est une donnée primordiale depuis laquelle tout émerge. À ce moment-là, c’est la matière qui est produite par la conscience. Souvent, l’idéalisme lie la conscience à une source divine. Tout cela est bien sûr très schématique, mais nous voyons déjà que selon la posture philosophique que nous adoptons, la conscience sera vue de plusieurs manières très différentes.
Toutes les recherches sur la conscience devraient donc commencer par clarifier quels sont leurs présupposés…
C’est ce qu’elles font lorsqu’elles sont sérieuses. Notons qu’il y a aussi un quatrième paradigme, qui attire l’attention des chercheur·se·s d’avant-garde : c’est un paradigme moniste, parfois appelé « monisme à double aspect ». Celui-ci part du fait qu’il y a un principe sous-jacent depuis lequel émergent la matière et la conscience, un principe qui unit ces deux aspects à un niveau plus profond. Pourquoi cette nuance ? Principalement parce qu’avec l’idéalisme, la conscience est souvent confondue avec un principe divin. Cela pose un problème parce qu’à bien y regarder, la conscience, c’est une expérience vécue, c’est l’expérience qui se donne à vivre en soi. Ce n’est pas l’éventuelle source depuis laquelle cette expérience émerge, c’est l’expérience en elle-même.
Quels enjeux majeurs se cachent derrière ces différentes postures ?
Prenons le paradigme matérialiste, qui est dominant dans notre culture. La conscience est vue comme un produit apparu à un moment donné de l’évolution. Elle serait donc le résultat d’un hasard qui a quand même bien fait les choses et dont résulte que nous sommes devenu·e·s conscient·e·s. Or certains calculs de probabilité indiquent qu’il est difficile d’expliquer comment la complexité du cerveau humain, et encore plus l’activité consciente, peuvent être le résultat d’un hasard. Surtout, il reste le « problème difficile de la conscience », pointé par le philosophe David Chalmers et largement discuté par les scientifiques et les philosophes. Ce problème, c’est que les neurosciences expliquent d’une manière performante quelle est la « tuyauterie » neuronale du cerveau, mais elles n’expliquent pas du tout pourquoi l’activité neuronale donne lieu à une expérience sensible. Pourquoi cela fait que nous avons des ressentis. La conscience est fondamentalement une expérience intime, subjective, qui se donne à vivre de manière unique en nous. Et ça, c’est un mystère ! Nous avons été éduqué·e·s dans notre culture à penser que nous pouvons tout expliquer par les lois matérielles. Néanmoins, la conscience est une expérience sensible qui nous est donnée à vivre et nous ne comprenons pas comment cela se fait. D’ailleurs, quand les scientifiques mesurent le cerveau, ils·elles ont besoin de demander à la personne ce qu’elle est en train de vivre à ce moment-là, pour savoir ce qu’ils·elles sont en train de mesurer. Ils·Elles sont obligé·e·s de prendre l’expérience intime et subjective comme donnée de base. Cela veut dire que les mesures scientifiques en elles-mêmes ne suffisent pas. Il faut faire des ponts entre les approches objectives et rationnelles et les approches subjectives. C’est une vraie révolution scientifique. Nous pouvons même aller jusqu’à dire que la seule chose dont nous sommes sûr·e·s, c’est que nous sommes en train de vivre une expérience sensible. C’est ce que Descartes décrivait avec son cogito : la seule chose dont je ne peux douter est que je suis en train de penser – et par « penser », il entendait aussi « sentir ». Je peux douter du contenu de ce que je suis en train de sentir, mais pas du fait que je suis en train de sentir quelque chose. Donc c’est un peu le monde à l’envers pour notre culture. C’est l’expérience sensible qui donne lieu à l’avènement de la raison et non l’inverse. La raison n’est qu’une partie de l’expérience sensible, qui est bien plus vaste. Donc la seule chose dont nous sommes réellement certain·e·s, c’est qu’une expérience consciente se donne à vivre en nous. Cela implique que nos modèles rationnels sont en réalité spéculatifs. C’est vertigineux pour nous.
La complexité des recherches autour de la conscience ne tient-elle pas avant tout dans le fait que prouver des choses en lien avec ce sujet est compliqué, puisqu’il s’agit d’une matière de travail non tangible ?
Clairement, il ne faut pas chercher une vérité. Il faut rester humble face au sujet de la conscience. D’une part, le phénomène de la conscience est très complexe en lui-même, d’autre part il sera différent selon le point de vue depuis lequel nous le regardons. Enfin, nos outils cognitifs sont possiblement inadaptés à l’étude de la conscience, puisque c’est avant tout un vécu subjectif. Au bout du compte, une expérience, ça se vit, ça ne se pense pas. Par exemple, nous changeons constamment d’état de conscience du matin au soir. Et la nuit, lorsque nous rêvons, nous sommes encore dans d’autres états de conscience. Du coup, depuis quel état de conscience devons-nous définir la conscience ? Un mystique qui vit un état d’extase ne va pas définir la conscience de la même façon qu’un scientifique rationnel. C’est pour toutes ces raisons que la conscience est une véritable pierre d’achoppement : elle met en défaut tous nos systèmes de pensée. Et en même temps, ce sujet nous stimule ! C’est une invitation à faire évoluer nos postures. Ce que nous pouvons donc faire, c’est faire évoluer notre cartographie de la conscience afin d’enrichir notre savoir.
Dans votre livre, vous vous penchez également sur l’étude des phénomènes paranormaux. Que nous apprend-elle ?
La parapsychologie est certainement un des mouvements de pensée les plus intéressants du XXe siècle. C’est une science qui a su ouvrir une voie entre la science matérialiste, qui a complètement rejeté les phénomènes hors normes, d’un côté, et de l’autre, les courants ésotériques ou religieux qui attribuent ces phénomènes à des entités invisibles. La parapsychologie stipule que si des phénomènes hors normes se produisent, il faut les étudier avec les moyens de la science au lieu de les rejeter et qu’il faut partir du principe qu’ils sont issus de lois naturelles encore inconnues, plutôt que produits par des entités invisibles. Dès la fin du XVIIIe siècle en France, mais surtout dès la fin du XIXe siècle en Angleterre, avec la création de la Society for Psychical Research, d’éminent·e·s scientifiques et psychologues ont décidé d’étudier les phénomènes hors normes de manière empirique et méthodique. Ils·Elles ont donc contribué à élargir notre vision du monde physique et de la psyché humaine, en un mot : notre vision de la réalité.
« Écarter l’expérience sensible a de fait détourné notre attention d’une étude plus approfondie de l’expérience consciente. Aujourd’hui, ce sujet revient comme un boomerang, parce que la science elle-même constate que nous devons réhabiliter l’expérience sensible. Cela implique que l’Occident est en passe d’opérer un changement majeur, dont nous ne mesurons pas la profondeur. »
Votre recherche doctorale, en histoire, après un master en philosophie, portait sur le traitement de l’hypothèse de la survie de l’âme au XXe siècle. Comment se caractérise l’approche occidentale à l’égard du concept de réincarnation ?
La réincarnation, c’est l’idée qu’une « âme » quitte le corps au moment de la mort, qu’elle continue son chemin dans un au-delà et qu’elle revient dans un nouveau corps. C’est donc une vision spécifique de la survie, un scénario parmi d’autres. Notons qu’il est de plus en plus populaire puisque plus d’un·e Occidental·e sur quatre croit en la réincarnation. Quoi qu’il en soit, il faut comprendre que quelle que soit la vision que nous avons de la survie, cela pose de profondes questions métaphysiques. Qu’appelons-nous traditionnellement l’âme ? Qu’appelons-nous traditionnellement le corps ? Est-ce que ces notions dualistes ne sont pas obsolètes ? Qu’est-ce que l’individualité ? En Occident, nous pensons que l’âme est une entité psychique individuelle, clôturée sur elle-même, qui pourrait survivre au corps après la mort et éventuellement revenir dans un nouveau corps. C’est assez simpliste. Les choses sont certainement plus complexes que cela ! L’hindouisme, par exemple, va penser des degrés de conscience, des degrés de corps plus subtils ou plus denses et ainsi, des degrés d’individualisation. Et tout cela est conçu comme étant relié à un tout en évolution constante.
L’intérêt pour l’hypothèse de la réincarnation est-il un phénomène récent en Occident ?
Il faut savoir que le mot « réincarnation » a été inventé au XIXe siècle, en 1857 plus précisément, par Allan Kardec, le fondateur du spiritisme français. Mais il vaudrait mieux parler de « renaissance », car les anthropologues ont trouvé des traces de ce concept sur tous les continents et à différentes époques. L’idée qu’il est possible de survivre et de se reformer dans un corps est donc beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine habituellement. Bien sûr, cette idée va être pensée différemment selon les cultures. Nous la retrouvons notamment dans l’hindouisme et le bouddhisme, mais aussi en Australie, en Afrique, en Amérique et en Europe, comme chez les Grec·que·s par exemple, avec l’idée d’une transmigration de l’âme. Jules César, dans La Guerre des Gaules, se plaint également que les druides enseignent aux Gaulois·es de ne pas avoir peur de la mort, car ils·elles vont survivre et peut-être revenir dans un nouveau corps.