Avec la diffusion en masse et gratuite de films pornographiques, quelle est la fonction du sex-shop aujourd’hui ? En pleine mutation, celui-ci continue de jouer un rôle clé dans la société, d’articulation entre l’humain et le fantasme.
Ma première visite d’un sex-shop reste profondément ancrée dans ma mémoire, tant elle a contribué à me construire en tant qu’adulte. J’avais alors 15 ans et vivais encore dans ma ville natale, une petite commune provinciale assez typique du bord de mer anglais. Un beau jour, un petit sex-shop surgit de nulle part et ouvrit ses portes sur la grande rue commerçante. S’ensuivirent des réactions d’une bienséance outrée, des jeux de mots prudes en une de la presse locale et, assez rapidement, un boycott unanime.
Me voilà, adolescente à la curiosité sexuelle débordante sur qui, vous l’imaginez, la propagande puritaine eu l’effet radicalement inverse – sans compter la réaction de ma famille, musulmane et traditionnelle, du même acabit, qui me provoqua encore plus. Le fantasme germa rapidement dans mon esprit et, soudain, nul autre endroit au monde ne m’intriguait plus. Puisque la ville entière et mes parents semblaient vouloir m’interdire l’accès à ce lieu porteur de tous mes désirs, il fallait donc que je m’y rende en toute urgence.
Je me souviens même du trajet jusqu’à la devanture, pendant lequel je peinais à contenir mon excitation. Je m’approchai de la façade opaque et m’apprêtai à pénétrer une enclave des délices, un microcosme d’utopie sexuelle guidée par des experts aux connaissances pornographiques divinatoires et une corne d’abondance de jouets érotiques. Tristement, la réalité n’aurait pu être plus loin de mes attentes.
La moquette était grisâtre, la lumière vive, le vendeur un homme quinquagénaire qui sentait le tabac froid et me dévisagait de la tête aux pieds, l’œil humide et le sourire en coin. Tout d’un coup, un sentiment de honte profonde me gagna. Le seul autre client de la boutique avait l’âge de mon père, les mains enfouies profondément dans les poches, l’air goguenard et le regard frétillant à ma vue. Tout l’appétit qui m’avait mené jusque-là, l’envie d’une émancipation et d’une exploration intime, s’écroula pour laisser place à un sentiment d’objectification brutale. Je n’étais plus que la manifestation physique des magazines et des DVD exposés. Ma présence ne faisait que nourrir et compléter le paysage lubrique.
« Les sex-shops occupent une place importante dans la société, qui permet de nous familiariser avec les objets, de les placer dans un environnement sexuel fantasmé avant de passer à l’action. Le souci est que leur environnement classique ne reflète pas une grande partie du monde contemporain »
Je me forçais néanmoins à garder mon calme et à m’affirmer en tant que – presque – adulte ; je mimais une aisance naturelle en arpentant les allées et prétendais mener une étude comparative entre les vibromasseurs en vente. Une feinte qui s’envola quand le vendeur surgit soudainement à mes côtés pour me susurrer: « celui-ci gicle » avec un clin d’œil, puis observer mon visage changer d’expression. Je prétendis ne pas être déstabilisée, fis un choix rapide et faussement expert, payai à toute allure et pars en courant à moitié. Quitter l’endroit bredouille aurait été bien trop défaitiste.
Depuis cette époque, où que j’aille, l’expérience du sex-shop est restée à peu près inchangée, et je me suis faite à son folklore ambiant. J’y ai développé des rituels de visite ; je m’y rends avec des groupes d’amies et essaye de métamorphoser chaque voyage en processus d’affirmation de mes désirs.
J’apprends que je ne suis pas la seule femme pour qui une telle visite n’est pas évidente. Dans une étude intitulée « Female Patrons of Porn » conduite par Richard McCleary, professeur de sociologie à l’Université de Californie, on découvre que seulement 17 % de la clientèle de ce genre de lieu est féminine. Et ce chiffre décroît considérablement dans les boutiques avec une large filmographie pornographique. Non pas que nous ne consommions pas de porno mais nos désirs, aussi divers soient-ils, sont loin de l’offre, la classification et la culture de ces sex-shops classiques. Les visites de ces derniers, nous apprend cette recherche, sont organisées comme je le fais, en bandes de filles, pour en faire une découverte intime ludique.
Car cette première incarnation du sex-shop en est sa première version, une vision plus ancienne, pensée en majorité pour les besoins d’une clientèle masculine et hétérosexuelle avant l’ère des sites pornos gratuits et des réservations en lignes. Son allure générale et ses services pourraient aujourd’hui sembler obsolètes, archaïques, synonyme d’un kitsch poussiéreux, de néons fatigués et de films aux noms débordants de jeux de mots potaches. Sans oublier l’offre gag-esque développée pour attirer les touristes curieux à coups de pâtes en formes de pénis ou de strings en bonbons, contrastant curieusement avec les godemichés-fists et gag-balls – qui participent à un certaine une perte de vitesse de ces endroits. « Les sex-shops occupent une place importante dans la société, qui permet de nous familiariser avec les objets, de les placer dans un environnement sexuel fantasmé avant de passer à l’action. Le souci est que leur environnement classique ne reflète pas une grande partie du monde contemporain » explique Gemma, rencontrée dans une boutique érotique à Amsterdam, où elle est venue acheter un plug anal pour son copain, mais qui finit par ressortir hilare et les mains vides à la vue de sex toys en forme de dauphins clignotants.
Ces lieux vivent-ils donc leurs dernières heures ? Contre toute attente, non. Pour certains, ils continuent d’occuper un aspect fondamental de l’imaginaire érotique. Benjamin, un Anglais de 35 ans, trouve une fonction « vitale et formidable » dans ces espaces, qui lui permettent de réaliser des achats « coquins, impulsifs, sur un coup de tête. » Un composant précieux de la construction de l’intimité, pense-t-il – et qui manque aux e-commerces, trop stériles et fonctionnels. « Aller sur un site de vente en ligne et cliquer sur l’objet dont on a besoin, de façon rationnelle, est aux antipodes du sentiment de stimulation du lieu, qui nous pousse vers de nouvelles options », dit-il. Ces endroits sont pour lui une forme de stimulation visuelle qui, une fois pénétrés, marquent l’autorisation et le point de départ d’un processus fantasmatique. « On rentre, on est face à des pratiques inconnues, des suggestions imprévues, un paysage sexuel vaste. Je finis souvent par ressortir avec un sac plein de gadgets que je n’aurais pas choisi d’acheter froidement. Tout est permis, le désir se cherche et se déploie entre ces murs », ajoute-t-il.
Évidemment, le genre et l’orientation sexuelle de la personne affectent l’expérience de ce type de lieu. Dans les cultures judéo-chrétiennes bercées par la dichotomie entre « la vierge et la putain », le rapport au sexe n’a pas la même place dans l’éducation de l’homme et de la femme. Pour Benjamin, le sex-shop lui apparaît comme une sorte de Disney Store lascif, avec des visuels érotiques stimulants, de la lingerie, des accessoires en tout genre, des huiles, des joujoux qui vibrent, des pilules spécial libido. Une expérience à la fois divertissante et excitante.
Quant aux destinations pensées pour une clientèle homosexuelle, celles-ci apparaissent plus tardivement dans l’histoire du sex-shop et jouent encore un autre rôle : ce sont des lieux souvent plus discrets, des enclaves où une sexualité – longtemps bannie par la société, et passible de prison jusqu’à 1967 en Angleterre – peut être explorée pleinement. « Je me sens à la fois excité et en sécurité, chez moi », raconte Paul, un Anglais de 33 ans. « Les vendeurs sont gays aussi, il y a un sentiment plus communautaire, l’échange est facile et l’achat totalement compulsif. J’y vais rarement pour acheter des choses dont j’ai réellement besoin comme des préservatifs et du lubrifiant. C’est plutôt un lieu pour faire vivre des éventualités et des possibilités fantasmées. J’ai acheté un nombre incalculable de cockrings, sans jamais vraiment les utiliser. Dans un sex-shop, mes portes mentales s’ouvrent et la brève visualisation de ces pratiques imaginées me pousse à l’achat .»
« À Berlin, des nouvelles destinations comme GEAR, sorte de colette du sexe participent à l’écriture d’un nouveau récit du sex-shop. Avec une attention particulière apportée au design d’intérieur, un décor minimaliste, contemporain, une palette sobre, aucune devanture criarde, le magasin ressemble davantage à un concept-store qu’à un donjon sombre. »
Pour Benjamin comme pour Paul, c’est cette spontanéité qui fait vivre aujourd’hui ces boutiques. 85 % des achats, selon des statistiques récentes du magazine économique Forbes, sont des petites consommations irréfléchies, notamment des bouteilles de poppers. Car, nous l’évoquions, le fonds de commerce initial de ces magasins est en voie de disparition : avec l’arrivée de Youporn, les grosses productions de films disparaissent en faveur de versions amatrices faites maison ou bas de gamme, des services de camgirls et camboys et autres formats destinés à la diffusion en ligne.
Pourtant ce qui génère un renouveau est le succès pour le moins inattendu du best-seller 50 nuances de Grey de E.L. James, puis ses déclinaisons en blockbusters et ses lignes entières de produits dérivés (menottes, fouets, et autres jouets gentiment sado-maso), vendus en sex-shop, qui marquent une évolution dans la perception de ces lieux. L’achat d’accessoires sexuels, selon une recherche, si preuve il en fallait, a été multiplié par 400 % l’année de sortie du premier tome. Et, bien que les vrais adeptes du bondage trouvent cette variante lourdement édulcorée et « mommy porn », cela contribue massivement à l’expérimentation sexuelle des femmes loin des métropoles ultra-connectées.
Dans les grandes villes, de nombreuses personnes optent pour une nouvelle génération de lieux « safe », qui ouvrent en ligne et hors ligne à vitesse massive et qui sont envisagés pour un large panel de sexualités, de préférences, d’identités. Car si le format old school est en ralentissement, le sex toy, lui, ne montre aucun signe de perte de popularité et l’industrie de ce dernier est prévue d’atteindre 20 milliards de dollars d’ici à 2020, encore selon Forbes. Et ce, en grande partie grâce à ces destinations d’un nouveau genre. À Londres, la boutique Good for Her prône une offre LGBTQIA+ ; Come As You Are à Toronto et Dollhouse à Paris, des philosophies pro sexe ; beaucoup deviennent des espaces de rencontres, de questionnements, de nouvelles communautés. Certaines ont des heures réservées à leur clientèle transgenre, d’autres des cours autour de diverses pratiques sexuelles postopératoires.
Autrement dit, le paysage se diversifie et met à pied d’égalité sa première clientèle et tous les autres groupes, en permettant à tous d’exprimer et de vivre leurs préférences pleinement. Car aujourd’hui, en phase avec la reconnaissance des droits des personnes de tous genres, ces endroits jouent une importance capitale. Ils replacent le plaisir comme élément central chez l’être humain et l’intimité comme processus de prise de conscience et de fierté de ses différences.
Pour cette raison, ils se doivent d’être des espaces d’orientation, de conseils, de réconfort pour certains. À Berlin, des nouvelles destinations comme GEAR, sorte de colette du sexe, ont largement contribué à cette évolution, et participent à l’écriture d’un nouveau récit du sex-shop. Avec une attention particulière apportée au design d’intérieur, un décor minimaliste, contemporain, une palette sobre, aucune devanture criarde, le magasin ressemble davantage à un concept-store qu’à un donjon sombre. L’offre est de haute qualité, les accessoires prennent en compte le style et les tendances actuelles et il n’y a aucun vibromasseur gag ni pâtes-pénis à l’horizon. Le staff est détendu, connaît son sujet, les interactions sont franches et sans gênes.
Aujourd’hui ces boutiques, si correctement entretenues, peuvent servir d’endroit de fantasme vital à tous, en encourageant l’érotisme comme base d’équilibre intime et mental. Les désirs d’une personne peuvent être adressés de façon individuelle, compréhensive et mature. Car dans un tel endroit, les gens qui travaillent touchent à un aspect clé de la nature humaine : quand on aborde la sexualité de quelqu’un, on se plonge, qu’on le veuille ou non, dans son histoire personnelle, ses expériences, ses traumatismes, sa culture familiale. Dans un monde idéal, ces lieux seraient aussi normalisés que tout acte de consommation nécessaire au corps, une visite au supermarché ou à la salle de sport – une destination où l’on vient trouver ce que l’on cherche sans honte, un fantasme délesté du regard externe.
Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.