Pourquoi les mollets non-épilés d’une mannequin ou la barbe de trois jours d’un politicien ont-ils encore le pouvoir de choquer ?
Une jeune fille aux yeux bleus et aux cheveux blonds coupés au carré pose en robe en dentelle, socquettes roses et baskets Adidas aux pieds. Il s’agit là d’Arvida Byström, une artiste féministe suédoise connue pour son univers détournant des codes très Lolita, aujourd’hui à l’affiche de la nouvelle campagne de la marque. Le cliché devient rapidement l’objet de milliers de réactions d’une violence rare sur la Twittosphère : Arvida ne s’épile pas les jambes, et ses mollets dénudés génèrent des insultes : « Si tu te rasais les jambes je te baiserais bien mais là tu me dégoutes », peut-on lire sur sa page.
Photo : Arvida Byström pour Adidas
À la plasticienne de rétorquer, via son compte Instagram : « Cette photo m’a valu beaucoup de commentaires extrêmement durs, j’ai même reçu des menaces de viol (…) Tout ça pour quelques poils sur mes jambes. »
Elle n’est pas la première à être harcelée suite à un refus de rasage. À chaque fois qu’une actrice apparaît sur un tapis rouge ou sur Instagram avec une pilosité libre – comme, récemment, la fille de Madonna Lourdes Leon, Paris Jackson, l’actrice Gaby Hoffman de la série Transparent, Jemima Kirk du show Girls –, un trolling s’abat systématiquement et violemment sur les réseaux sociaux. Si « on ne naît pas femme, on le devient », dixit Simone de Beauvoir, ce refus d’un conditionnement genré performatif agite souvent le public.
Et cette régulation pilaire – et plus politique qu’elle ne le semble – est aussi une réalité masculine. Quand récemment le premier ministre français Edouard Philippe décidait d’arborer la barbe à Matignon, son sérieux et la crédibilité entière du gouvernement étaient immédiatement remis en question.
L’épilation, un marqueur de sophistication et de domination
Si le poil tracasse et traverse des régulations changeantes à chaque époque, c’est parce que son entretien, quel qu’il soit, devient la première démarcation entre l’Homme et l’animal. Notre pelage n’est pas fonctionnel, ni là pour nous protéger du temps ou de la nature, il est esthétique, symbolique, contrôlé. Chez les Romains déjà, il est coupé, en opposition aux barbares, et devient un signe de sophistication.
Chez la femme, l’épilation est une marque primordiale de différentiation face au mâle. Sa pratique traverse les cultures et les religions – sucre, cire, caramel, pinces à épiler – et suggère un corps apprêté pour le regard de l’homme à qui il s’offrira.
Graduellement, au fil de l’évolution des modes et du dévoilement graduel de la peau, des zones autrefois cachées deviennent apparentes, et demandent dès lors une présentation normée : avec l’arrivée des manches courtes et les jupes rétrécissant, s’installent de nouvelles attentes pilaires.
“L’absence de poil apparait notamment dans les régimes totalitaires où sont mis en avant des corps musclés et imberbes, qui rentrent visiblement et symboliquement dans le rang.”
Chez les hommes comme les femmes, le poil relate de l’interaction de chacun à l’autre, à sa sphère socioprofessionnelle, à son appartenance et révèle le régime politique sous lequel on vit. Selon Christian Bromberger, anthropologue spécialisé dans le sujet, “l’absence de poil apparaît notamment dans les régimes totalitaires où sont mis en avant des corps musclés et imberbes, qui rentrent visiblement et symboliquement dans le rang.”
C’est pour cette raison que de nombreuses figures révolutionnaires optent pour la barbe : Karl Marx, Léon Trotski ou Fidel Castro – qui avait juré de la garder jusqu’à sa victoire contre Fulgencio Batista –, tous y voient un geste passionnel, instinctif, antisystème.
Les mouvements féministes New Wave des années 1970 refusent également l’épilation – du maillot et des aisselles notamment -, qu’ils associent à une façon de récupérer le corps que le patriarcat leur aurait dérobé.
Le poil face à la société du spectacle
“Les années 1990 ont eu beaucoup d’influence sur le corps : traumatisée par les années SIDA, la population s’est jetée dans le sport et l’épilation pour un corps externalisé, repoussé vers l’extérieur, construit, comme une marque hygiéniste, en bonne santé, lissé”, souligne Bernard Andrieu, philosophe du corps.
Photo : campagne Gucci printemps-été 2003 by Tom Ford
À cela, s’ajoute le libre accès au cinéma pornographique, qui rajoute également de nouvelles normes, rapidement récupérées par la mode – dont le “Porno Chic” tant en vogue et dont Carine Roitfeld est la papesse. Le G taillé dans les poils pubiens de Gucci, campagne choc en 2003, puis la communication houleuse d’American Apparel, suggèrent des frontières changeantes entre l’intime et l’apparence, le visible et l’invisible.
Pourtant, à chacune de ces époques, des glissements secouent et rappellent la constructivité extrême du corps épilé. Julia Roberts apparaît à plusieurs reprises les aisselles naturelles sur des tapis rouges ; Alicia Keys porte un crop top duquel dépasse un duvet, Tyra Banks, elle, choisit de ne pas arracher quelques poils sur sa lèvre supérieure.
Plus récemment, le mouvement lancé par une lycéenne #LesPrincessesOntDesPoils encouragent les adolescentes à s’opposer à la culture du rasage de poils naissants. Partout, les célébrités marquent leur engagement à la cause féminisme et s’affirment contre les normes lissées de la culture selfie en teignant leurs aisselles, comme Madonna ou Miley Cyrus. La page Lady Pit Hair sur Instagram promeut notamment les dessous-de-bras traités avec le même soin que les cheveux.
Suraiya Ali, une insta-féministe américaine, n’hésite pas à publier des clichés de son ventre où l’on peut apercevoir une pilosité autour de son nombril, dont elle dit être fière.
Chez l’homme, le rasage demeure un sujet glissant: ce n’est qu’en 2015 que les policiers obtiennent le droit de porter la barbe, jusque-là formellement interdite car perçue comme un manque de rigueur. Et à chaque fois qu’un président quitte ses fonctions, il est fréquent de le voir réapparaître dans les médias refusant le coup de rasoir quotidien.
Hier comme aujourd’hui, le poil, microscopique ambassadeur de l’en-dedans repousse la frontière de la peau et en jaillit triomphant, refusant l’entretient de l’apparence pour mieux affirmer qui l’on est, hors de tout système.