Joan Tronto, philosophe du care : « Réparer et maintenir en vie les êtres vivants devraient être notre priorité »

Article publié le 18 février 2021

Texte par Henri Delebarre extrait d’Antidote Statements issue hiver 2020-2021.
Photo : Xiangyu Liu.

Signifiant tout à la fois « soigner »,
« faire attention à » ou encore « se soucier de », le terme anglais « care » est aujourd’hui le fil rouge d’un courant intellectuel né dans les années 80 pour promouvoir une société plus juste et équitable où la question du bien-être de tous·tes est la préoccupation centrale. Grande penseuse de cette « éthique du care », l’universitaire féministe Joan Tronto prône également un monde plus égalitaire marqué par une meilleure répartition du « caring work », ce travail souvent dévalorisé par notre société capitaliste qui consiste à prendre soin les un·e·s des autres, mais aussi de l’environnement.

S’il est difficile à traduire tant il est polysémique, c’est peut-être cependant pour sa capacité à recouper une grande diversité d’idées que le mot « care » a conduit une flopée de penseur·se·s à le conceptualiser pour construire ce que l’on appelle « l’éthique du care », ou « éthique de la sollicitude », telle que l’écrivent parfois ceux·celles qui se risquent à une traduction en français.
À la croisée des disciplines – philosophie, politologie ou encore psychologie –, il est fondamentalement progressiste et englobe toutes sortes de tâches liées à l’action de caring, qu’il s’agisse de soigner quelqu’un lorsque l’on travaille dans le domaine de la santé, de prendre soin de soi-même en adoptant un mode de vie sain, de s’occuper du chien d’une personne dépendante ou encore de mettre en œuvre, lorsqu’on est une entreprise, des pratiques visant à améliorer la diversité, l’inclusivité ou le respect de l’environnement.
Présenté comme le remède à l’individualisme et aux maux de notre société, le care est une valeur universelle qui peut s’appliquer à plusieurs échelles, de la famille aux régions en passant par les États ou encore l’économie politique mondiale. Mais à l’heure où le néolibéralisme triomphe et où l’argent est roi, le care demeure délaissé voire méprisé. C’est du moins le constat de l’universitaire Joan Tronto, un temps professeure en sciences politiques à l’université du Minnesota, qui dans son ouvrage Un monde vulnérable. Pour une politique du care (éd. La Découverte, 1993) brosse le portrait de ce que serait le monde si le care occupait une place plus centrale parmi les valeurs de notre société.
Prônant à la fois une revalorisation et une redistribution du travail de care pour plus d’égalité, Joan Tronto a dédié toute sa carrière à la dénonciation et la déconstruction des mécanismes injustes imposant à certain·e·s de supporter les charges du care quand d’autres sont autorisé·e·s à les éviter. Dans un court essai intitulé Le Risque ou le care ? (Puf, 2012) elle affirme ainsi que « le care a toujours été et sera toujours une partie de la vie humaine », mais que « pour sa part la plus importante et à travers presque toute l’histoire […] ce travail de soin a été laissé aux femmes et autres populations marginalisées : domestiques, esclaves, classes populaires et basses castes, beaucoup d’entre eux·elles étant marqué·e·s comme “autres” de par leur race, leur religion ou leur langage. »
Ce rapport à l’autre, c’est justement ce que cherche à réinventer Joan Tronto, qui déroule avec nous le fil de sa pensée dans la pénombre de son appartement new-yorkais, assise sous un ventilateur qui tente vainement de dissiper la chaleur du mois de juillet. Très loin de l’image austère des universitaires, c’est une femme joviale au rire communicatif qui s’adresse à nous. Entretien.

Photo par Ren Hang issue du numéro Antidote Freedom (hiver 2016-2017).
ANTIDOTE : Le concept « d’éthique du care » est né dans les années 80, dans le monde anglo-saxon. Quelle en est l’origine précise ?
JOAN TRONTO : Il y en a plusieurs. La plus connue se rattache au travail de la psychologue Carol Gilligan, qui reconnaît, dans son ouvrage Une voix différente. Pour une éthique du care [Champs, 2019, NDLR], l’existence d’une différence dans les discussions éthiques concernant les enfants selon leur sexe. Cette première origine est très importante. Mais elle a conduit les gens à penser qu’il y avait une différence de préoccupation du care selon le genre : les filles auraient recours à la morale du care et les garçons à celle de la justice. Des recherches approfondies ont plus tard démontré que c’était faux.
La deuxième provient du travail de Sara Ruddick, une philosophe féministe qui, à la fin des années 80, a publié Maternal Thinking: Toward a Politics of Peace [Beacon Press, 1995, NDLR], un livre démontrant que ce que les mères font pour s’occuper de leurs enfants n’est pas une activité naturelle, mais profondément ancrée dans une pratique consciente. La troisième origine, enfin, provient des travaux d’universitaires afro-américain·e·s, comme la sociologue Patricia Hill Collins, qui ont défendu l’idée que dans la communauté afro-américaine, le fait de prendre soin les un·e·s des autres constitue une partie importante de la vie quotidienne. Tous ces éléments ont ensuite convergé pour faire naître une réflexion globale sur ce que nous appelons une « éthique du care », qui s’est beaucoup développée dans les années 90 et continue de s’élargir aujourd’hui.
Que défend cette éthique du care ?
Premièrement, elle valorise l’action de prendre soin les un·e·s des autres et insiste sur le fait que c’est une activité humaine centrale et primordiale. Deuxièmement, elle affirme que tous les êtres humains sont, à un moment donné de leur vie, des « receveurs de care » – ils ont besoin de soins – et des « donneurs de care » – ils prodiguent des soins. Enfin, ce qui est très important quand on aborde l’éthique du care, c’est l’aspect relationnel. Car l’idée n’est pas de considérer l’humain comme un individu isolé, mais comme un être en relation constante avec les autres.

« Nous vivons dans une société capitaliste et le néolibéralisme contribue à dévaloriser le care. Car il ne considère comme valide qu’une seule valeur : la richesse. »

L’éthique du care est profondément féministe et progressiste. Qu’est-ce qui vous a amenée à travailler sur cette notion ? Cela fait-il écho à votre propre parcours ?
Oui, bien sûr. Car je suis résolument féministe, or l’éthique du care a dès ses débuts pris les femmes au sérieux. J’ai passé ma vie à réfléchir à ce que devraient être les objectifs du féminisme. Dans les années 80-90, les féministes cherchaient à en finir avec l’interdiction pour les femmes d’accéder à certaines professions. Je me suis alors demandé : « Qu’est-ce qui serait laissé de côté dans la société si les femmes obtenaient les mêmes chances que les hommes ? » Et ce qui serait laissé de côté, c’est tout ce travail de care que les hommes ont toujours pris soin de déléguer. Donc si les hommes empêchaient les femmes de travailler, c’est en un sens parce qu’ils ne voulaient pas que soit redistribué ce caring work. Ce dernier n’est pas inhérent au féminin, mais il est considéré comme tel, parce que dévalorisé, donc voué à être effectué par les personnes qui le sont aussi, à savoir les femmes et les personnes issues de minorités, mais aussi, dans certaines sociétés organisées en castes, par celles qui occupent une position inférieure. Moins l’on a de pouvoir, plus on s’occupe du care. Mais c’est un artefact.
Vous démontrez notamment que les femmes qui ont obtenu un travail bien payé délèguent elles-mêmes le care à d’autres femmes – femmes de ménage, nounous, etc. Des professions dont le nom même indique qu’elles sont d’abord destinées aux femmes. N’est-ce pas le signe que le patriarcat est profondément ancré dans l’inconscient collectif ?
C’est juste le signe que le patriarcat est très puissant [Rires, NDLR] ! Je ne pense pas qu’il soit enraciné dans l’inconscient collectif, mais dans nos pratiques sociales et nos idées, cela ne fait aucun doute. Il est possible de créer des sociétés plus égalitaires. Mais nous vivons dans une société capitaliste et le néolibéralisme contribue à dévaloriser le care. Car il ne considère comme valide qu’une seule valeur : la richesse.
L’éthique du care est-elle donc fondamentalement anti-capitaliste ?
Je ne sais pas si elle est intrinsèquement anti-capitaliste, mais elle est fondamentalement opposée au type de capitalisme actuel. Si nous voulons créer une société du care, il est certain que nous devons complètement changer la façon dont il fonctionne. La propriété privée et le care peuvent coexister, mais pour cela, il faudrait énormément limiter la première.
Photo par Xiangyu Liu issue du numéro Antidote Excess (hiver 2019-2020).
Le capitalisme considère par ailleurs comme « normal » le fait qu’un·e aide-soignant·e ou un·e éboueur·se soit sous-payé·e quand un·e trader empoche des sommes très importantes…
Nous avons construit l’économie politique de sorte que le fait de prêter attention à l’argent – ce que j’appelle « le soin de la richesse » [« wealth care », en anglais, NDLR] – est plus important que le fait de prendre soin de la vie, humaine ou autre.
Pour régler ce problème, les care workers doivent être rémunéré·e·s davantage et les personnes qui effectuent un travail de soin non payé doivent être soulagées grâce à une répartition plus équitable du care work. Et pourquoi ne pas payer le care work non rémunéré ?
Il faut aussi favoriser le care envers les personnes âgées, en prônant par exemple un retour des modes de vie intergénérationnels. Nous vivons dans une société très segmentée. Les jeunes et les vieux·lles s’ignorent réciproquement. À l’exception de leurs grands-parents, la plupart des jeunes ne connaissent aucune personne appartenant à plus d’une génération au-dessus de la leur.
Enfin, il faut évidemment restructurer l’économie politique pour nous éloigner de la dépendance à la richesse et à la production. Réparer, entretenir, maintenir en vie les êtres vivants devraient être notre priorité.
Dans votre essai Le Risque ou le care ?, vous expliquez pourquoi il serait préférable d’adopter une société du care face à l’idée de « société du risque » telle que l’a théorisée le sociologue allemand Ulrich Beck. Pouvez-vous revenir sur ce concept de société du risque, qui considère que la nature des risques encourus par notre monde a changé et nous a menés à une perte de contrôle sur ces derniers ?
J’ai toujours trouvé ce concept très étrange ! Fondamentalement, son approche est anti-technologique : le monde nous échapperait, car il serait devenu trop complexe. Pour moi, cette conception n’a de sens que si votre attitude consiste à dire que nous ne sommes pas responsables des conséquences inattendues de nos actes. C’est une mauvaise façon d’envisager le monde, et l’éthique du care veut nous faire assumer davantage nos responsabilités.
Pour étayer son idée de « société du risque », Beck prend l’exemple de la crise de la vache folle. Mais si des vaches ont contracté cette maladie, c’est parce qu’elles ont été nourries avec des animaux infectés. Qui, dans des modes d’élevage traditionnels, aurait pu concevoir que l’idée de nourrir des vaches avec d’autres vaches soit bonne ? Le Covid-19 m’a par ailleurs beaucoup fait réfléchir au concept de société du risque.

« Il faut restructurer l’économie politique pour nous éloigner de la dépendance à la richesse et à la production. »

Cette pandémie a notamment mis en lumière le manque de ressources pour les travailleur·se·s de la santé qui effectuent une partie du travail de care et démontré que ce sont les care workers les plus précaires – infirmier·ère·s, aide-soignant·e·s, caissier·ère·s – qui ont permis à la société de tenir. N’est-ce pas le signe qu’une société du care est plus que jamais nécessaire ?
Oui ! J’espère que « l’après-coronavirus » nous fera enfin réaliser à quel point les formes basiques de care sont importantes.
Le Covid-19 ne risque-t-il pas également de renforcer la thèse selon laquelle nous vivons bien dans une société où le risque serait devenu incalculable et imprévisible, comme le défend Beck ?
Non ! Car il ne s’agit pas là d’un véritable risque ! Si nous vivions dans une société plus solidaire, tout cela aurait été géré différemment. À l’heure où nous parlons, aux États-Unis, nous débattons encore sur la question de savoir si l’on doit ou non porter un masque ! La porte-parole de la Maison Blanche, Kayleigh McEnany, a fait une déclaration invraisemblable mi-juillet sur le souhait de Trump de rouvrir les écoles. Dans son discours, elle disait grosso modo que la science ne devrait pas empêcher cette réouverture. Ça, ce n’est pas la société du risque de Beck, c’est simplement de la pure négligence !
De plus, le risque n’est pas incalculable ! Nous savons combien de personnes vont mourir si l’on ne trouve pas de vaccin. L’idée que nous sommes en guerre contre cet organisme microscopique constitue par ailleurs une mauvaise manière d’aborder la situation. Ce n’est pas uniquement cette petite chose qui cause le risque, mais la manière dont nous avons organisé notre société. Si nous ne vivions pas dans des villes surpeuplées, si nous ne faisions pas d’incursions dans le monde naturel de telle sorte que les chauves-souris ou d’autres animaux peuvent désormais transmettre des virus aux humains, ça aurait été différent. Il ne faut pas perdre cette vue d’ensemble. Pour comprendre d’où proviennent les risques, il faut regarder la société avec un angle de vue beaucoup plus large. Il ne s’agit pas de dire que les risques n’existent pas ; simplement qu’ils doivent être envisagés du point de vue du care.
Que diriez-vous dans ce cas aux irréductibles individualistes ?
[Elle réfléchit longuement, NDLR]. Je leur dirais : « Ne pensez-vous pas que vous serez soigné par quelqu’un à un moment de votre vie ? Que dès à présent des personnes font un care work dont vous profitez, même si c’est en grande partie vous-même qui effectuez ce care work ? Que vous aurez à un moment besoin de l’aide des autres ? Si ce n’est pas le cas, alors vous ne comprenez rien à la vie et à la manière dont vous êtes liés aux autres ! Car c’est ce lien qui donne un sens à votre vie. »

Photo par Xiangyu Liu issue du numéro Antidote Excess (hiver 2019-2020).
L’éthique du care n’est-elle pas finalement l’héritière du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ?
C’est une question très intéressante, car Rousseau a lui-même été serviteur, il a donc compris ce que cela implique d’effectuer un travail de care. Il souhaitait notamment que les gens soient libérés de cette impression d’être inférieurs alors qu’ils effectuent un care labor nécessaire. Mais Rousseau était très misogyne, il n’a rien compris à ce que serait le care !
Pour avoir une chance d’être mis en action, le care ne devrait-il pas être incarné par un parti politique ?
Ce serait bien en effet qu’un parti ait un programme axé sur le care. Or le système des partis politiques ne semble pas très bien saisir ce que les gens désirent. Mais nous devons aussi changer notre état d’esprit vis-à-vis de ce qu’est un gouvernement, ne plus penser en termes de budgets et de taux d’intérêt, mais en termes de care.
À l’échelle des nations, le travail de caring ne peut-il pas cependant être seulement adopté par les pays qui en ont les moyens ? Ainsi, une société du care n’implique-t-elle pas la subsistance d’une forme de domination des pays riches (qui seraient les care givers) sur les pays pauvres (qui seraient les care receivers) ?
Je comprends pourquoi vous posez cette question, mais non. Je ne vois pas cela comme une domination des pourvoyeur·euse·s de care sur les receveur·euse·s de care. Car rappelez-vous, on n’est pas l’un·e ou l’autre, on est les deux à la fois.
Il faut revenir au passé et se demander : comment les pays riches sont devenus riches et les pays pauvres, pauvres ? Régler le problème de ce déséquilibre n’est pas seulement lié au care, c’est aussi une question de justice, de domination, de colonisation et d’exploitation. Il est très compliqué de réfléchir à ces questions à l’échelle mondiale.
Si nous parlons de nations, nous devons retracer les responsabilités de chacune. Les pays développés recrutent ainsi les étranger·ère·s les plus brillant·e·s pour bénéficier de leur savoir, ainsi que les travailleur·euse·s les plus déterminé·e·s pour répondre à leurs besoins. Dans les foyers allemands, la plupart des personnes qui assurent le care work indésirable viennent d’Europe de l’Est.
C’est ce que vous appelez – sur le modèle du « brain drain » – le « care drain »
Oui, et ça se passe dans le monde entier. Ici, le mot à utiliser est « réparer ». Comment peut-on commencer à réparer ces relations pour les rétablir plus justement ? Il ne s’agit pas qu’un groupe donne à l’autre ou pire, qu’un groupe décide pour l’autre.
Vous avez longtemps travaillé à Minneapolis, où a été tué George Floyd. Quel regard portez-vous sur les violences et le racisme dans la police ? La police effectue-t-elle le travail de care dont elle a la mission ?
Non. C’est pour cette raison que je pense que la police fait fausse route, car elle devient une organisation semi-militaire qui pense que sa mission est de débarrasser la société des méchant·e·s. La structure de la police doit cesser d’utiliser des grades militaires. Pourquoi ne pas utiliser des appellations du type « senior », « junior » ? Pourquoi, aux États-Unis, si vous postulez à un poste dans la police et que vous avez servi dans l’armée, vous obtenez des points supplémentaires à vos examens ? Ce n’est pas le cas quand vous avez été enseignant·e ou travailleur·se social·e ! Il y a beaucoup de choses qui peuvent être améliorées dans la police. Il faut notamment s’assurer qu’elle soit mieux éduquée et plus diversifiée.

Cette interview est extraite d’Antidote Statements issue hiver 2020-2021.


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