L’interview de François Sagat : « Être acteur porno est un job comme un autre »

Article publié le 5 janvier 2018

Texte par Alice Pfeiffer et photos de François Sagat par Yann Weber, pour Magazine Antidote : FANTASY issue hiver 2017.  Stylisme : Dogukan Nesanir. Coiffure : Olivier Schawalder. Maquillage : Dariia Day.

Illustre acteur porno également connu du cinéma d’auteur, François Sagat analyse le poids du désir qu’il incarne.

Films X et films d’auteur : ce saut en longueur, c’est François Sagat qui le réalise, réconciliant deux mythologies lointaines, sinon opposées. Celui que le réalisateur culte Bruce LaBruce surnomme « la Marilyn Monroe du porno gay » est devenu un fantasme vivant pour toute une génération. Musculature de minotaure, nez busqué, crâne tatoué comme l’ersatz surréaliste d’une capillarité inexistante depuis ses 20 ans, François Sagat – son vrai nom – est à notre société hypersexualisée ce que Françoise Sagan fut pour une génération de femmes : la remise en question d’un genre, dans toute sa subtilité, et ce en passant par l’intime.
C’est un rêve pluriel qu’incarne l’acteur : celui d’une virilité quasi-bestiale, du sulfureux monde pornographique, mais aussi du conceptualisme du cinéma d’art et d’essai. Sous sa carapace, à la fois armure et cocon, s’abrite une sensibilité qu’on ne détecte que lorsque l’on commence à lui parler : son ton calme, réfléchi et son humilité déroutante annoncent un personnage aux questionnements intérieurs au moins aussi complexes que les désirs qu’il suscite. Se mettant professionnellement à nu pour mieux se barricader, il nous livre le récit d’une masculinité hors des schémas patriarcaux traditionnels. Avec, comme point de départ, le besoin de fuir le petit garçon qu’il fut autrefois et son enfance « foireuse », selon ses propres dires, à Cognac. « J’étais un teenager efféminé, avec une toute petite voix et les cheveux longs. J’essayais d’être discret, je rasais les murs et j’avais peu d’amis. On ne me laissait pas en paix. C’était brutal : “ Regarde la pédale. Regarde, c’est la tante. ” C’est dur de se faire traiter de pédé ou d’enculé alors que l’on n’a même pas encore de sexualité », se remémore-t-il. 
Paradoxalement, c’est cette violence qui le pousse à radicalement évoluer : il ressent rapidement un besoin  de transcender l’enclave qu’est son corps – et tous les clichés qui lui sont rattachés. Il commence à faire du sport et à partir en quête d’une puissance physique exacerbée, pour se construire un bouclier littéral et symbolique. « Ce n’était pas une forme de travestissement, mais un nouveau corps, qui cohabitait avec la personne que j’étais intérieurement, que j’assumais et qui demeurait aussi sensible. C’est là que j’ai compris combien la masculinité est perçue de façon unilatérale dans notre société », dit-il.
En parallèle, suite à des études de stylisme et à un début dans l’industrie de la mode « sans grand succès » selon lui, ce timide maladif se retrouve face à une impasse, ne sachant trop quoi faire de sa vie. Il se change les idées sur le site de rencontres homosexuelles Gaydar, trouvant une aisance dans les échanges dématérialisés, plus modulables que ceux de la vie réelle.
C’est là qu’un réalisateur lui propose d’abord des photos érotiques puis, assez rapidement, un rôle dans un film X. Il s’agit d’un des volumes du film Citébeur, qui fantasme et met en scène une virilité arabe de banlieue dite « caillera ». Renommé Azzedine par le producteur sans qu’on ne lui demande son avis, il finira par jouer dans six de ces films. « Aucun des acteurs n’était vraiment un thug. C’était davantage des vendeurs en parfumerie ou des gens avec des métiers lambda, qui avaient appris à jouer ce rôle, à incarner quelque chose de très loin d’eux, comme si souvent dans le porno. »

La virilité comme carapace

Tout s’enchaîne vite : il est repéré par des équipes américaines et commence à tourner outre-Atlantique, dans des productions de plus en plus conséquentes ; il se lance, « tête baissée » dans une carrière qui atteindra vite une quarantaine de titres. D’où lui vient sa plus grande aise avec la fiction ? Pour Sagat, c’est dû à l’échange clair en jeu : « Quand on tourne un film porno, c’est un contrat prédéfini, que j’ai négocié, discuté, un rôle que j’ai répété. Rien n’est forcé. C’est, dans mon cas, une commande aux contours pré-écrits et qui ont toujours été respectés. Un job comme un autre, en soi. ».

« J’étais un objet sexuel avec une dureté sombre, sur lequel mon public pouvait projeter à peu près ce qu’il voulait. »

Pourtant, c’est un autre aspect de sa carrière qui le secoue : sa fanbase qui va grandissant et avec qui il a un échange exponentiel sur les réseaux sociaux alors naissants. Blogs, Tumblr, fils de discussions sur Twitter… « Un certain fantasme avait pris dans le monde gay. Je ne parlais alors pas ou peu à l’écran et j’avais créé une forme d’engouement autour de ma personnalité, un côté animal, silencieux ; j’étais un objet sexuel avec une dureté sombre, sur lequel mon public pouvait projeter à peu près ce qu’il voulait. » Comme une star de Hollywood version triple X, il reçoit tous genres d’objets dérivés ornés de son visage, rencontre des fans qui se sont mis en tête de lui ressembler au point de se faire le même tatouage crânien ; d’autres lui proposent des échanges sexuels dès les premiers abords ; une ligne de godemichés hyperréalistes et moulés sur ses organes est même en vente.
Pour Sagat, face à ces réactions systématiques, c’est une nouvelle identité qui naît sous ses propres yeux. Le psychanalyste Jacques Lacan décrit le « stade du miroir » chez l’enfant comme la première reconnaissance de son propre reflet dans le miroir, et plus globalement la conscience d’un soi par les yeux de l’autre. C’est peut-être une nouvelle phase de conscientisation que gagne l’acteur dans ces échanges. Il amène ces incarnations dans une direction créative, lance un blog et un compte Instagram, où il joue, détourne et se sexualise dans des mises en scène pleines d’ironie. « J’ai commencé à me regarder vraiment ; me tester, me chercher, à comprendre ce qui plaisait, ce qui générait le désir, la charge érotique : c’est un autre moi que j’ai commencé à apprivoiser », dit-il à propos de son apparence, omniprésente dans sa carrière et dans son industrie.

 

Short en jean et chaussettes rayées, personnels. Baskets, Balenciaga.
Avec une vie sexuelle qu’il qualifie d’hyperactive, un reflet de lui qu’il modèle à sa guise et qui est encensé, son appréciation de lui-même commence à changer. « Entre les films et les réseaux sociaux, on voit par les yeux des autres, on comprend que le corps est un terrain de jeux, de regards, d’échanges, de transformations. » Sa vie, elle aussi, évolue : « Soudain, on est assisté pour tout, accompagné, coaché, aidé. On peut facilement tomber dans une forme d’arrogance tant le quotidien change radicalement. »
Pourtant « you don’t get something for nothing », dit le dicton populaire anglais : il prend graduellement conscience du poids de ce fantasme. Être un objet de désir veut dire, par essence, être l’objet et non pas le sujet des sentiments éveillés chez l’autre, une cible porteuse de responsabilités inattendues. « La première chose qui m’a choquée, c’était les commentaires critiquant vivement de nouveaux tatouages : “C’est horrible, t’étais mieux avant, t’as tout gâché” ; des personnes étaient furieuses si je changeais de look ou si je postais une photo qui ne correspondait pas à l’image qu’ils avaient de moi. J’ai eu de plus en plus l’impression d’être la poupée d’un public invisible qu’on avait abîmée », dit-il.

Du porno au cinéma d’auteur

Un revirement l’attend alors quand il décide de prendre la parole en interview. Là, la voix qui émane de lui n’est pas en adéquation avec la brutalité de son personnage public, estiment certains de ses fans. Un ton posé, calme, des propos réfléchis, sans agressivité ni virilité caricaturale. « C’est là que j’ai commencé à décevoir. Je n’étais pas ce que l’on attendait. On m’a dit: “Oh putain, t’es pas masculin !” Sur Twitter, un follower lance : “J’ai rêvé de François Sagat !” Et un autre  s’empresse de répondre : “Je lui ai parlé, il est femelle, il est chatte, ça casse le truc.” La communauté gay peut être très dure avec ça, très discriminante. Elle exclut toute trace de non-virilité classique. » Comprendre qu’il est plus que la somme d’une barbe et d’une musculature le pousse à explorer « le lien entre genre et virilité imposée » et écrire le récit de sa propre masculinité plutôt que celle dictée par un regard qui l’enferme à nouveau.

« “François a un corps qui n’existe pas dans le cinéma français. Je ne l’engage pas pour ses compétences d’acteur porno, mais pour l’idée du corps porno qu’il dégage, en tant que construction”, explique Christophe Honoré. »

Provocation, quête personnelle, jeu… il décide donc de pousser ces ambivalences plus loin et collabore avec divers créateurs conceptuels. Pour le très provocateur Bernhard Willhelm, il se travestit, enfile des bas résille, des talons, du rouge à lèvres et une perruque à la Marilyn. Pour la créatrice d’essoires Yaz Bukey, il se déguise en créature mi-Apollon mi-Adam dans un univers burlesque et dérisoire. Sur le tournage de Bruce LaBruce, il joue un zombie hyper viril à la peau verte et aux dents longues. Les projets loin du porno s’accumulent : il est photographié par Terry Richardson, décroche le premier rôle du film L’Homme au bain de Christophe Honoré, coréalise un projet musical avec Sylvia Gobbel, ancienne muse de Helmut Newton [ et plus récemment, apparaît dans un clip de la chanteuse Sevdaliza, également présente dans ce numéro, ndlr ].
Veste, Haider Ackermann. Jean, Études Studio.
Le Museum of Arts and Design de New York l’étoile même d’une rétrospective, François Sagat. The New Leading Man, apportant crédibilité et muséification à sa carrière hybride. « Ce qui m’intéresse, c’est François Sagat en tant qu’autoconstruction de l’image de la virilité. Mais aussi comment il détourne, il met en doute lui-même cette image [ … ]. François a un corps qui n’existe pas dans le cinéma français. Je ne l’engage pas pour ses compétences d’acteur porno, mais pour l’idée du corps porno qu’il dégage, en tant que construction [ … ], une “virilité aboyée”, teigneuse, qui exhibe son côté artificiel », dit Christophe Honoré à son sujet lors de la sortie du film, qui confirme la place riche qu’il occupe dans l’imaginaire et la culture actuelle.
Aujourd’hui, il appartient à une petite aristocratie de l’univers porno, comme Sasha Grey, Stoya ou Colby Keller, qui collaborent avec des créateurs de mode et des artistes, sortes de descendants de la Cicciolina – et peu représentatifs de la majeure partie de l’industrie. Privilège qu’il reconnaît : « J’ai eu la chance de ne travailler qu’avec des gens professionnels, respectueux, et de ne travailler que sous mes conditions », dit-il. Son travail protéiforme est à l’image de notre société postmoderne : consciente de l’image qu’elle renvoie et des codes employés, pour mieux les dénoncer. Au fil des années, la carrière de François Sagat permet une déconstruction des frontières entre celui qui regarde et celui qui est regardé. Un retournement qui donne une voix à l’objet de fantasme et, en ce sens, l’émancipe.
Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.

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