Texte par Alice Pfeiffer et photos de François Sagat par Yann Weber, pour Magazine Antidote : FANTASY issue hiver 2017. Stylisme : Dogukan Nesanir. Coiffure : Olivier Schawalder. Maquillage : Dariia Day.
Illustre acteur porno également connu du cinéma d’auteur, François Sagat analyse le poids du désir qu’il incarne.
Films X et films d’auteur : ce saut en longueur, c’est François Sagat qui le réalise, réconciliant deux mythologies lointaines, sinon opposées. Celui que le réalisateur culte Bruce LaBruce surnomme « la Marilyn Monroe du porno gay » est devenu un fantasme vivant pour toute une génération. Musculature de minotaure, nez busqué, crâne tatoué comme l’ersatz surréaliste d’une capillarité inexistante depuis ses 20 ans, François Sagat – son vrai nom – est à notre société hypersexualisée ce que Françoise Sagan fut pour une génération de femmes : la remise en question d’un genre, dans toute sa subtilité, et ce en passant par l’intime.
C’est un rêve pluriel qu’incarne l’acteur : celui d’une virilité quasi-bestiale, du sulfureux monde pornographique, mais aussi du conceptualisme du cinéma d’art et d’essai. Sous sa carapace, à la fois armure et cocon, s’abrite une sensibilité qu’on ne détecte que lorsque l’on commence à lui parler : son ton calme, réfléchi et son humilité déroutante annoncent un personnage aux questionnements intérieurs au moins aussi complexes que les désirs qu’il suscite. Se mettant professionnellement à nu pour mieux se barricader, il nous livre le récit d’une masculinité hors des schémas patriarcaux traditionnels. Avec, comme point de départ, le besoin de fuir le petit garçon qu’il fut autrefois et son enfance « foireuse », selon ses propres dires, à Cognac. « J’étais un teenager efféminé, avec une toute petite voix et les cheveux longs. J’essayais d’être discret, je rasais les murs et j’avais peu d’amis. On ne me laissait pas en paix. C’était brutal : “ Regarde la pédale. Regarde, c’est la tante. ” C’est dur de se faire traiter de pédé ou d’enculé alors que l’on n’a même pas encore de sexualité », se remémore-t-il.
Paradoxalement, c’est cette violence qui le pousse à radicalement évoluer : il ressent rapidement un besoin de transcender l’enclave qu’est son corps – et tous les clichés qui lui sont rattachés. Il commence à faire du sport et à partir en quête d’une puissance physique exacerbée, pour se construire un bouclier littéral et symbolique. « Ce n’était pas une forme de travestissement, mais un nouveau corps, qui cohabitait avec la personne que j’étais intérieurement, que j’assumais et qui demeurait aussi sensible. C’est là que j’ai compris combien la masculinité est perçue de façon unilatérale dans notre société », dit-il.
En parallèle, suite à des études de stylisme et à un début dans l’industrie de la mode « sans grand succès » selon lui, ce timide maladif se retrouve face à une impasse, ne sachant trop quoi faire de sa vie. Il se change les idées sur le site de rencontres homosexuelles Gaydar, trouvant une aisance dans les échanges dématérialisés, plus modulables que ceux de la vie réelle.
C’est là qu’un réalisateur lui propose d’abord des photos érotiques puis, assez rapidement, un rôle dans un film X. Il s’agit d’un des volumes du film Citébeur, qui fantasme et met en scène une virilité arabe de banlieue dite « caillera ». Renommé Azzedine par le producteur sans qu’on ne lui demande son avis, il finira par jouer dans six de ces films. « Aucun des acteurs n’était vraiment un thug. C’était davantage des vendeurs en parfumerie ou des gens avec des métiers lambda, qui avaient appris à jouer ce rôle, à incarner quelque chose de très loin d’eux, comme si souvent dans le porno. »
La virilité comme carapace
Tout s’enchaîne vite : il est repéré par des équipes américaines et commence à tourner outre-Atlantique, dans des productions de plus en plus conséquentes ; il se lance, « tête baissée » dans une carrière qui atteindra vite une quarantaine de titres. D’où lui vient sa plus grande aise avec la fiction ? Pour Sagat, c’est dû à l’échange clair en jeu : « Quand on tourne un film porno, c’est un contrat prédéfini, que j’ai négocié, discuté, un rôle que j’ai répété. Rien n’est forcé. C’est, dans mon cas, une commande aux contours pré-écrits et qui ont toujours été respectés. Un job comme un autre, en soi. ».
« J’étais un objet sexuel avec une dureté sombre, sur lequel mon public pouvait projeter à peu près ce qu’il voulait. »
Pourtant, c’est un autre aspect de sa carrière qui le secoue : sa fanbase qui va grandissant et avec qui il a un échange exponentiel sur les réseaux sociaux alors naissants. Blogs, Tumblr, fils de discussions sur Twitter… « Un certain fantasme avait pris dans le monde gay. Je ne parlais alors pas ou peu à l’écran et j’avais créé une forme d’engouement autour de ma personnalité, un côté animal, silencieux ; j’étais un objet sexuel avec une dureté sombre, sur lequel mon public pouvait projeter à peu près ce qu’il voulait. » Comme une star de Hollywood version triple X, il reçoit tous genres d’objets dérivés ornés de son visage, rencontre des fans qui se sont mis en tête de lui ressembler au point de se faire le même tatouage crânien ; d’autres lui proposent des échanges sexuels dès les premiers abords ; une ligne de godemichés hyperréalistes et moulés sur ses organes est même en vente.
Pour Sagat, face à ces réactions systématiques, c’est une nouvelle identité qui naît sous ses propres yeux. Le psychanalyste Jacques Lacan décrit le « stade du miroir » chez l’enfant comme la première reconnaissance de son propre reflet dans le miroir, et plus globalement la conscience d’un soi par les yeux de l’autre. C’est peut-être une nouvelle phase de conscientisation que gagne l’acteur dans ces échanges. Il amène ces incarnations dans une direction créative, lance un blog et un compte Instagram, où il joue, détourne et se sexualise dans des mises en scène pleines d’ironie. « J’ai commencé à me regarder vraiment ; me tester, me chercher, à comprendre ce qui plaisait, ce qui générait le désir, la charge érotique : c’est un autre moi que j’ai commencé à apprivoiser », dit-il à propos de son apparence, omniprésente dans sa carrière et dans son industrie.