Ich Libre Dich : la nouvelle de Laurence Vély sur l’amour virtuel

Article publié le 31 octobre 2016

Elle s’appelle Pauline, il s’appelle Hans. Ils ne se sont jamais rencontrés et sont en couple depuis 1996. La journaliste Laurence Vély raconte l’histoire de cet amour intangible, depuis sa naissance épistolaire à son issue bouleversante et symbiotique.

1996

La grande mode dans son collège de campagne, quand on fait partie des bons, c’est de faire allemand deuxième langue. C’est donc tout naturellement que ses parents l’ont inscrite en 4e option schleu (c’est comme ça qu’on dit à l’école) et qu’elle a suivie sans trop se poser de questions. Plus tard, elle racontera à qui veut l’entendre que c’était vraiment du snobisme de campagne basé sur du vide, puisque seuls les Allemands parlent allemand, et que le reste de la planète s’en contrefout. Qu’importe. C’est par le biais de l’allemand qu’elle a rencontré Hans.

Leur premier échange de correspondants scolaires est tout ce qu’il y a de plus formel. Une courte lettre de présentation, sur laquelle il est retombé récemment en triant ses papiers. « Bonjour, je m’appelle Pauline, j’ai 12 ans et je pense qu’on ne devrait pas choisir entre aimer les chats et les chiens. Moi je n’ai aucun des deux car ma mère est allergique aux poils. J’ai une Nintendo Nes, je suis allée jusqu’au bout de Mario 4 et je déteste Roch Voisine. J’espère que ta classe te plaît, tu verras le français n’est pas si difficile si tu fais des efforts pour la grammaire. J’espère que tu vas bien, écris-moi, en allemand car je crois que c’est ça la consigne au début. Signé Pauline. » Il lui a répondu sur ce même ton, c’est ainsi que leur histoire a commencé.

2001

Elle est vierge et ses amies ne le sont plus, depuis au moins plusieurs mois. Ça l’énerve. Elle a trouvé un job d’été sur le marché du Cap Ferret. Tous les matins, elle déballe un grand lapin blanc et plat en contreplaqué qui la dépasse de quelques centimètres, y accole des cales de bois pour qu’il tienne bien droit et y accroche des centaines de fils en plastique de toutes les couleurs. C’est une excellente vendeuse de scoubidous, il y a juste un hic, elle ne sait pas faire les scoubidous et ça ne lui viendrait pas à l’idée d’apprendre. Tous les jours, elle remballe son lapin derrière le stand de la vendeuse d’épices du marché couvert, fait sa caisse et se garde une liasse de billets. Elle a les cheveux rouges, des billets Saint-Ex bleus dans les poches, une tente Quechua vert bouteille posée au camping de l’Océan et elle a bien vu que les camelots du marché reluquaient les nichons bronzés de miss-scoubidou-qui-ne-sait-pas-faire-de-scoubidous.

Mais elle est pucelle. Un soir en boîte, elle se frotte à Yann, l’un des vendeurs de la poissonnerie du marché couvert. Ce n’est pas son préféré, mais il fera bien l’affaire. Elle le ramène dans sa petite tente et le regarde rouler un joint en faisant le bonhomme. Yann a 28 ans, une voix un peu nasillarde, des yeux de biche et une fiancée qu’il doit épouser l’été prochain. Mais pour le moment, il « ne résiste pas à la tentation », lui confesse-t-il. Et elle pense que cette histoire- là fait bien son affaire, car pour rien au monde elle n’aurait voulu subir l’humiliation d’un assaut de puceau. Il a mis trop d’herbe et les étoiles tournent au-dessus de sa tête. Quand Yann se met sur elle et commence à remonter sa robe au-dessus de son nombril, elle s’entend dire, de loin et d’une voix qu’elle veut assurée : « J’ai ce qu’il faut » et se voit tâtonner sous le matelas gonflable pour trouver le petit carré en aluminium. Elle le déchire, le tend à Yann, et le voit d’un geste sortir de son pantalon un membre formidablement grand et dressé comme un drapeau. Ha, c’est donc ça l’amour ? Mais où est-ce qu’il va bien pouvoir mettre ce machin ? Il enfile le préservatif d’une main et d’un mouvement de rein force l’entrée. Rien. Il force encore. Rien. Il l’humidifie, essaie encore, rien à faire, Sésame est verrouillée à triple tour. C’est très gênant, humiliant même, et son image de fille libérée risque d’en prendre un coup chez les camelots du marché. Pourtant, elle n’est pas vraiment vexée, même plutôt joviale. Dans la pénombre, elle tend discrètement le bras pour vérifier que le dictaphone caché dans la poche intérieure de sa tente fonctionne bien. C’est bon. Il ne lui reste plus qu’à prendre son mal en patience. Demain matin, elle ira au cybercafé du bled pour envoyer le fichier audio à Hans, en espérant qu’il rira autant qu’elle.

2016

L’écran du smartphone accroché à son tableau de bord fait défiler les immeubles modernes de la périphérie de Munich. Comme chaque matin, elle est fascinée par la facilité de Hans à slalomer en scooter entre les voitures tout en racontant sa vie de famille et les bons mots de ses enfants. « Et là, il m’a dit, quand mon zizi devient gros, il est amoureux de tout, des poubelles, des ordinateurs, des filles et des garçons… C’est fou non, d’être aussi jeune et déjà pansexuel non ? ». Bloquée à la sortie de la porte de Saint-Cloud comme la stupide automobiliste parisienne qu’elle est, elle acquiesce en regardant l’heure et en tapotant nerveusement sur le volant. Elle est salement en retard, a dû avancer de deux cent mètres à peine en dix minutes. Elle est tendue, leurs dernières conversations sont ombrées d’inquiétude, ils accusent comme tout le monde le contrecoup des attentats qui laminent la France, l’Europe, le monde.

« Finalement gay, lesbien, trans, qui s’en fout maintenant, à part les quelques djihadistes qui se payent les coming out les plus chers payés de l’histoire à Nice ou à Orlando ? Ton fils a raison, moi aussi, quelquefois, je pourrais me taper la table.
– Oui mais comme tu m’as moi, pas besoin de table. Un coup de Skype, ton gode et c’est parti.
– Heureusement que tu es là, comment je ferais sans toi pour satisfaire ma vie sexuelle ?
– À ta place, je ne manierai pas l’ironie avec autant d’aplomb, je te rappelle que ça fait un moment que tu n’as pas pratiqué le coït in real life ».

Elle se dit que Hans n’a pas tort. Cela fait un moment qu’elle n’a mis ni mec, ni fille, ni table, ni chaise dans son lit et pendant qu’il construit gentiment sa famille nucléaire dans la banlieue de Munich, elle patine dans des histoires plus ou moins foireuses. Elle se dit souvent que leur relation virtuelle la satisfait tellement, qu’elle n’a besoin de rien d’autre et surtout pas de quelqu’un dans les pattes matin après matin, soir après soir.

« Tu as raison, arrête-toi.
– Maintenant ?
– Oui, trouve un café ».

L’écran du smartphone diffuse la manœuvre de Hans pour se rapprocher du bas-côté et de la brasserie hideuse à sa droite. Elle le voit descendre, mettre le scooter sur sa béquille, rentrer et commander un café noir. Quelques secondes plus tard, il est enfermé aux toilettes du café, gaule à la main et caméra de l’iPhone braquée sur lui. Elle empoigne fermement le volant de sa main gauche et rentre la droite dans son jean trop serré. Elle fixe maintenant le petit point noir de la caméra pour le regarder dans les yeux, sonder les pupilles qu’elle connaît mieux que n’importe lesquelles. « Et qu’est-ce que tu me fais maintenant ? » Quinze minutes plus tard, elle gare sa voiture avant de s’engouffrer en courant dans le grand immeuble dans lequel elle travaille. Elle attend le « Pauline, toujours à l’heure ! » de son chef, auquel elle répondra comme chaque matin qu’elle a une réputation à tenir.

2024

Pauline se tord de douleur dans une grande baignoire remplie d’eau, même pas assez chaude. De temps en temps, une sage-femme vient lui demander comment elle se sent. Elle est arrivée une poignée d’heures avant dans cette maternité progressiste de l’Est parisien, la seule qui ait accepté de lui inséminer le sperme du donneur qu’elle voulait, sans lui infliger une batterie de tests de stérilité qu’elle aurait forcément ratés.

Ils avaient pris la décision assez facilement de faire un enfant ensemble. Puisque Pauline ne voulait pas s’encombrer d’un homme, il était le seul avec qui elle avait envie de mélanger son ADN. Dix mois plus tôt, c’est Hans qui avait profité d’un voyage d’affaires à Paris pour venir se branler devant une pile de magazines. Ils ne s’étaient pas vus, ce n’était pas le moment. On l’a allongée dans cette grande baignoire pour accélérer le travail. C’est ainsi que l’on fait dans les maternités comme celle-ci. Elle n’est pas préparée, a séché les cours d’accouchement.

Huit heures plus tard, son corps entier clignote. Elle est une frégate dans la tempête, le ciel est noir et la mer fait chavirer le bateau de toute part. Les vagues monstrueuses arrivent de chaque côté, les grandes voiles jaunes sont déchirées. Elle va sombrer d’une minute à l’autre. Elle est une femme sur la terre battue, avec un toit en tôle au-dessus de la tête. Elle est toutes ces femmes qui accouchent sans aide, avec une compresse d’eau sur le front sur la terre battue. Elle est en train de vivre un gigantesque trip, elle le sait, elle a gobé suffisamment de LSD dans sa jeunesse pour savoir qu’elle est partie très loin. Aucune possibilité de redescendre ni de sauter du wagon.

Cela fait plusieurs heures que ça dure. Au loin, elle entend quelquefois la sage-femme passer, dire que ça avance très lentement, qu’elle reviendra dans vingt minutes. Elle ne revient jamais dans vingt minutes, c’est une petite maternité, ils ne sont pas suffisamment nombreux. Ça y est. Elle pose sa main sur ses fesses. Le tout premier contact avec sa fille, avant de la voir, sera sa main sur ses fesses. Elle n’ose pas la regarder, elle est intimidée. Elle arrive en se contorsionnant à soulever le petit corps sur elle, tord son cou, croise son regard. Deux yeux noirs étonnés, elle les connaît déjà.

2057

« À notre âge, on a au moins la certitude d’avoir vécu des choses. Alors que pendant qu’on les vit, on n’est pas toujours sûr de ce qui est en train de se passer. Je t’aime et t’attends. Hans. » Pauline relit plusieurs fois le dernier paragraphe, plie soigneusement la lettre reçue ce matin et la range dans la boîte en fer rouge avec un intercalaire pour chaque année. Le tout-numérique a commencé à les lasser il y a une dizaine d’années et ils ont décidé de repasser à l’encre et au papier, appréciant de redécouvrir longtemps après l’excitation de trouver du courrier dans leur boîte aux lettres. L’ironie de la vie fait que leur premier rendez-vous aura lieu en Suisse, pays neutre entre la France et l’Allemagne dans quatre jours. Ils vont se voir, c’est la chose la plus excitante qui lui soit jamais arrivée. Les métastases ont atteint son cerveau et cassé une de ses hanches.

Après avoir répété pendant des années qu’elle attendait de pied ferme l’infarctus gagné au terme d’une vie de montagnes russes émotionnelles, elle a été la première surprise de voir arriver la mort par les poumons. Elle manque d’air, c’est un comble pour quelqu’un qui n’en n’a jamais fait qu’à sa tête. Inspirer est de plus en plus dur, expirer est comme une explosion de napalm à l’intérieur.

Sa valise l’attend sous son lit depuis déjà plusieurs jours. Elle a longuement hésité. Que met-on pour mourir ? Un jean ? Non, c’est vivant un jean, ça colle au cul et c’est fait pour être enlevé. Une robe ? Elle n’en a jamais vraiment mis, ce n’est pas le jour de sa mort qu’elle va se déguiser. Finalement elle a choisi une combinaison noire en soie avec un décolleté profond. Hans lui a toujours dit qu’il adorait ses seins, il aura quelques heures pour se plonger dedans à loisir. Ils ont réservé pour la veille du D-Day, comme ils disent, une chambre d’hôtel avec une vue sur le lac de Constance, elle trouve que ça leur va bien. Demain elle ira déposer chez le notaire la clef du garde-meuble dans lequel reposent soixante-et-une années d’échanges ininterrompus et triés tant bien que mal. Elle ne peut s’empêcher de sourire en pensant à la tête de sa fille quand elle découvrira ce local rempli du sol au plafond de cartons de lettres, de disques durs remplis de mails, de films, de fichiers audio, de photos et d’objets envoyés. Elle comprendra, c’est sûr. Elle lui pardonnera, peut-être. La clinique a accepté leur drôle de requête sans trop discuter. Sa génération, à défaut de savoir glorifier la vie, aura au moins eu le mérite de faciliter la mort. Dans quatre jours, leurs lits jumeaux seront collés et exposés face à la fenêtre, ouverte sur le jardin de la clinique. Ils pourront se serrer la main et écouter le vent dans les arbres quand les infirmiers procéderont, en même temps et à la seconde près, à l’injection du barbiturique.

Cet article est extrait du dernier numéro du Magazine Antidote : The Freedom Issue, disponible sur notre eshop.

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