Frédéric Lenoir : « Il faudrait se diriger vers un modèle de sobriété heureuse »

Article publié le 16 décembre 2020

Texte par Estelle Guerven extrait d’Antidote Statements issue hiver 2020-2021.
Photo par Patrick Weldé issue du numéro Antidote Earth (été 2018). Modèles : Daphne Simons et Tessa Bruinsma. Stylisme : Dogukan Nesanir. Coiffure : Simone Prusso.

Philosophe, sociologue, romancier, Frédéric Lenoir figure parmi les auteur·rice·s francophones les plus en vue. Son Œuvre prolifique comporte une quarantaine d’ouvrages (La Puissance de la joie, Le Miracle Spinoza…) vendus à plus de sept millions d’exemplaires et traduits dans une vingtaine de langues. Son livre Vivre ! Dans un monde imprévisible, publié en juin 2020, s’appuie sur le savoir et l’expérience des philosophes du passé, mais aussi sur les recherches en neurosciences, pour nous aider à développer nos ressources intérieures malgré les soubresauts de l’époque contemporaine. Une précieuse boussole pour naviguer dans un monde de plus en plus complexe.

Quel regard portez-vous sur la pandémie que nous traversons ?
Cette situation a mis en exergue l’extrême vulnérabilité de l’être humain dans un monde globalisé. Avant la propagation de cette pandémie, personne n’aurait imaginé qu’un virus serait capable d’atteindre aussi rapidement le monde entier, de mettre les productions à l’arrêt, d’asphyxier l’économie, que l’on serait dépendant·e·s d’un approvisionnement en matériel de protection, de l’achat de médicaments ou de produits essentiels auprès de fournisseur·euse·s étranger·ère·s, majoritairement chinois·es. L’interconnexion du monde est un défi auquel nous allons devoir faire face. C’est ma première constatation. La deuxième, c’est que pour la première fois dans l’histoire, on vit l’une des plus grosses crises économiques de manière délibérée, c’est-à-dire qu’on ne la subit pas. Les gouvernements ont pris la décision de confiner les populations, ce qui signifie que cette crise majeure est liée à une volonté politique menée au nom de la vie, de la valeur humaine. Dans un monde où l’argent domine tout, que les gouvernements soient capables de faire passer l’intérêt humain avant l’intérêt économique me paraît être un signal très positif.
Quels enseignements peut-on en tirer pour espérer construire un avenir meilleur ?
Avant cette crise, on se sentait un peu invulnérables, sûr·e·s de notre maîtrise technologique et scientifique, ce qui s’est révélé illusoire. On redécouvre que la nature est bien plus puissante que nous, qu’un virus surgi de nulle part est capable de mettre le monde entier à genoux. Cela devrait nous inciter à cultiver l’humilité. Le deuxième enseignement, c’est que pour tenter de résoudre les problèmes sanitaires, il faudra aussi s’attaquer aux questions écologiques. Les écologues montrent qu’il y a un lien indéniable entre la déforestation, l’effondrement de la biodiversité et le nombre de maladies d’origine animale transmises à l’humain, que l’on appelle les zoonoses et qui se multiplient depuis 30 ans. Les crises écologiques et sanitaires sont intimement liées.
Votre nouveau livre, D’un monde à l’autre, coécrit avec Nicolas Hulot et publié en septembre 2020, est dédié aux questions écologiques. Pensez-vous que cette crise sans précédent va amplifier la prise de conscience en faveur de l’environnement ?
Le fondement même de la crise écologique est très simple. On ne peut pas vivre avec une croissance infinie dans un monde fini, c’est une absurdité ! Les ressources ne sont pas inépuisables. Si on continue d’avoir le même taux de croissance que celui que l’on a depuis des décennies, les écosystèmes vont s’effondrer les uns après les autres. On risque de le payer de plus en plus cher, car on ne mesure pas encore les conséquences, qui pourraient s’avérer dramatiques. On sait aujourd’hui que si l’humanité entière consommait au rythme des Américain·e·s, il faudrait l’équivalent de cinq planètes pour fournir les ressources nécessaires. La pression exercée est intenable à long terme. Ce modèle consumériste et ultra-libéral n’est pas viable, il a atteint ses limites. La crise sanitaire peut donc amplifier la conscience écologique et nous donner l’opportunité de réfléchir au rôle fondamental que nous avons à jouer pour préserver la planète. Si on ne le fait pas par altruisme et générosité pour les autres espèces et pour la Terre, il faut au moins le faire pour répondre aux besoins des générations futures, pour sauvegarder l’humanité.

Photo par Patrick Weldé issue du numéro Antidote Earth (été 2018). Modèles : Daphne Simons et Tessa Bruinsma. Stylisme : Dogukan Nesanir. Coiffure : Simone Prusso.
Quel modèle alternatif peut-on envisager pour permettre à nos sociétés de vivre en équilibre avec les ressources et les énergies disponibles ?
Il faudrait rompre avec la politique du toujours plus. Plus de production, de croissance, de consommation, etc. Et se diriger vers un modèle de sobriété heureuse. Privilégier le mieux-être, les ressources immatérielles, le lien social et passer de la logique de la quantité à celle de la qualité. La qualité nous permet d’être plus heureux·se avec moins de choses. Il faut favoriser un mode de vie où on limite notre consommation, où l’on fait preuve de frugalité, de manière à ne plus être complice de cette croissance exponentielle. Il faut s’acheminer vers une idée générale de décroissance. Pas une décroissance brutale et imposée, mais une décroissance progressive, durable et équitable. Une société où la sobriété matérielle et énergétique supplanterait le consumérisme, où l’on produirait et l’on vivrait avec moins d’objets, moins de gaspillage, mais avec plus de temps pour soi. Je suis convaincu que ce rééquilibrage est nécessaire. Finalement, c’est ce que beaucoup de personnes ont expérimenté pendant le confinement : moins de consommation et plus de temps pour lire, méditer, échanger avec ses proches… Cela leur a permis de réfléchir à l’opportunité de changer de mode de vie.
L’heure est aux catastrophistes, aux prophètes de l’apocalypse, aux collapsologues qui nous prédisent un avenir bien sombre… Pourtant, certain·es penseur·euse·s tel·le·s que Steven Pinker ont une vision qui contraste avec le pessimisme ambiant. À rebours de tous ceux qui disent « c’était mieux avant », ils·elles invitent à regarder le monde avec le sourire et trouvent de bonnes raisons d’espérer. Quel est votre sentiment sur ce sujet ?
Globalement – et dans de nombreux domaines –, le monde a effectivement progressé. Recul de la pauvreté, des inégalités, de la violence, des grandes épidémies, des famines, augmentation de l’espérance de vie… je ne cesse de le répéter dans mes conférences, le monde se porte mieux qu’avant. Mais ce n’est pas parce que le monde va mieux et que beaucoup de choses suivent une évolution positive que nous ne sommes pas menacé·e·s par une catastrophe écologique sans précédent. Certes, le monde va mieux qu’avant, mais il n’a jamais été autant en péril ! Pourquoi ? Parce qu’à aucun moment de son histoire, l’humanité n’a été capable de mettre en danger sa propre existence. Nous sommes entré·e·s, depuis les années 1950, dans ce que l’on appelle l’ère de l’anthropocène, une nouvelle ère géologique où les activités humaines ont une incidence globale significative sur l’écosystème terrestre. Notre espèce est devenue une force en mesure de modifier sensiblement l’évolution de la planète. C’est un événement inédit dans l’histoire de l’humanité qui lui fait courir des risques colossaux. Aujourd’hui, tous·tes les scientifiques sont alarmistes. On sait par exemple que la fonte du permafrost (des sols en permanence gelés, situés pour la plupart dans le cercle arctique et au Groenland) est une bombe à retardement sanitaire et écologique. Au-delà de ses effets climatiques, la fonte du permafrost – qui abrite certains virus et bactéries oubliés – représente une menace pour notre santé. La disparition des abeilles, clés de voûte de notre sécurité alimentaire, est un autre exemple tout aussi catastrophique. Si on continue sur cette trajectoire, la vie deviendra impossible pour l’être humain sur cette belle planète. Alors non, ce n’était pas mieux avant, mais ça risque d’être bien pire demain ! Le temps nous est compté et les choses dépendent de nous, de notre conscience, de nos engagements, de notre lucidité. Une profonde mutation est nécessaire si on veut éviter le pire.

« On ne peut pas vivre dans un monde sans justice, un monde où les minorités ne sont pas respectées, où les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes, où les animaux sont utilisés comme des choses. »

Votre ouvrage Vivre ! Dans un monde imprévisible est un manuel de résilience qui livre des clés essentielles pour naviguer dans un monde complexe. Mais l’incertitude n’est-elle pas un élément consubstantiel à la condition humaine ? Vivre, c’est se préparer à affronter les bouleversements…
En effet, la vie est par essence imprévisible et synonyme d’impermanence, mais on a une fâcheuse tendance à l’oublier. Le Bouddha l’a pourtant énoncé, il y a 2 500 ans, et Héraclite, un philosophe qui vivait au VIe siècle avant J.-C., soutenait que « tout passe et rien ne demeure » et qu’on « ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Mais depuis quelques décennies, grâce aux progrès technologiques et à une certaine maîtrise sur les forces de la nature, on avait peut-être le sentiment qu’on pouvait tout contrôler. C’est un peu le syndrome de l’hubris – la démesure, un terme qui renvoie à un sentiment d’invulnérabilité, d’invincibilité, de toute-puissance. La crise écologique nous rappelle qu’il faut composer avec les conditions d’existence inhérentes à notre nature humaine, avec l’éphémère, l’imprévu. Il faut se réhabituer à vivre dans un monde incertain et chaotique. Car je pense que c’est l’instabilité qui risque de dominer dans les prochaines années. On va de moins en moins pouvoir se projeter, construire des choses à l’avance, organiser nos vies comme si les choses allaient demeurer stables. Il est fort probable qu’il faille s’habituer à vivre en faisant des projets à court terme, à davantage investir le présent, ce qui implique un réaménagement, une réorganisation qui tienne compte de cette part d’imprévisibilité qui ne fait que croître. Toute vie est une aventure incertaine, mais c’est aussi ce qui la rend captivante. La magie de la vie est souvent dans l’imprévu.
Quelles sont, dans ces conditions, les clés fondamentales qui peuvent nous permettre d’être plus heureux·se ?
Ce que disent les sages taoïstes m’inspire beaucoup. Ils ont développé toute une philosophie du mouvement et de l’imprévisibilité. Sur Terre, rien n’est prévisible, tout est corruptible et dans un flux permanent. Si on veut être heureux·se, il faut être mobile, chercher à s’adapter au mouvement permanent de la vie. Et je pense que c’est un des grands secrets du bonheur. Apprendre à bien vivre dans le chaos, à puiser dans les ressources de notre esprit cette capacité d’adaptation. La force de l’adaptation de l’esprit humain est extraordinaire ! Il faut suivre le courant, épouser les contours mouvants de la vie. Faire preuve de souplesse et de flexibilité. Il y a une certaine joie à être dans cet instant présent et imprévisible, à l’accueillir, plutôt que de résister en tentant de nager à contre-courant.
Vous affirmez que la sagesse a un caractère émancipateur et subversif. Pour quelles raisons ?
Subversif par rapport aux valeurs dominantes du monde d’aujourd’hui que sont la consommation débridée, la quête du toujours plus, la logique du profit et l’exploitation sans vergogne des ressources naturelles. La sagesse nous dit précisément l’inverse : vous serez heureux.se dans la sobriété, dans la juste mesure, dans l’harmonie avec votre environnement, la modération, l’équilibre. La sagesse est à contre-courant total de l’idéologie du « toujours plus » dans laquelle on vit.

Photo par Patrick Weldé issue du numéro Antidote Earth (été 2018). Modèle : Sveta Black.
Vous insistez beaucoup sur la reliance entre l’esprit, le cœur et le corps. Pourquoi est-ce primordial selon vous ?
C’est tout simplement parce que nous sommes constitué·e·s de différentes dimensions qui sont fondamentales : le corps, le cœur, l’esprit, mais aussi l’imaginaire. On a besoin d’épanouissement corporel, de maintenir une santé optimale, ce qui implique d’avoir un mode de vie sain et équilibré. Mais notre cœur aussi a besoin d’être nourri, de vivre des relations équilibrantes et harmonieuses, car l’être humain n’est pas fait pour vivre seul. Et puis on a aussi besoin d’imaginer, de rêver, de poésie et aussi de connaissances, de savoirs… Si toutes ces dimensions ne sont pas satisfaites, on sera toujours en déséquilibre. Il est donc essentiel de cultiver son esprit, mais aussi son corps, son cœur et son imagination.
Le succès et la notoriété ont-ils contribué à votre propre bonheur ?
D’après la pyramide d’Abraham Maslow – qui hiérarchise les besoins d’un individu –, il existe cinq types de besoins : physiologiques (se nourrir, dormir), de sécurité (évoluer dans un environnement stable), d’appartenance (relation aux autres, besoins affectifs), d’estime et de reconnaissance (confiance en soi, appréciation des autres) et, au sommet de la pyramide, le besoin d’accomplissement de soi, de réalisation personnelle. Comme tout être humain, j’ai éprouvé ce besoin de reconnaissance et d’accomplissement. Et le fait de l’avoir obtenu dans mon travail m’a apporté beaucoup de joie, c’est certain. Mais le succès et la notoriété ne sont ni suffisants ni déterminants pour accéder au bonheur. Je connais des personnes qui ont une grande notoriété et qui sont très malheureuses et j’ai été heureux avant de connaître le succès.
Quelles seraient les valeurs cardinales que vous aimeriez transmettre aux générations futures ?
La valeur cardinale, pour moi, c’est la justice. On ne peut pas vivre dans un monde sans justice, un monde où les minorités ne sont pas respectées, où les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes, où les animaux sont utilisés comme des choses, etc. Cela va de pair avec la solidarité ou la fraternité avec tous les êtres sensibles. Ensuite, je dirais la sobriété. Je pense qu’aujourd’hui, c’est une valeur essentielle qui ne l’était sans doute pas il y a 200 ans. Mais il est plus que jamais nécessaire d’arriver à se limiter dans nos besoins, pour les raisons que j’ai déjà évoquées. Enfin, l’humilité m’apparaît comme une vertu essentielle. S’affranchir de l’importance de soi permet de s’ouvrir plus facilement aux autres.
Votre devise ou votre citation favorite ?
J’aime beaucoup cette phrase de saint Augustin qui s’accorde bien avec le thème général de cette interview et qui dit : « Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce que l’on possède déjà. »
En psychologie positive, on parle d’« habituation hédonique » pour désigner l’accoutumance rapide aux choses positives, au point de les oublier souvent complètement, c’est le sens de cette citation ?
C’est exact. Lorsqu’une source de bien-être ou de bonheur est présente chaque jour de notre vie, nous avons tendance à l’oublier peu à peu. La pratique de l’attention et de la gratitude est un excellent moyen de remédier à cela. Remercier d’être simplement là, d’être en bonne santé ou de faire le travail qu’on aime, de rencontrer des personnes qui nous apprécient et nous aident à grandir. Ce sont autant de cadeaux de la vie. N’attendons pas d’en être privé·e·s ou de vivre une épreuve pour en avoir conscience…

Cette interview est extraite d’Antidote Statements issue hiver 2020-2021. 

 

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