Faut-il avoir peur du transhumanisme ?

Article publié le 10 avril 2018

Photos : Patrick Weldé pour Antidote : Earth été 2018.
Texte : Edouard Risselet

Ils rêvent d’un monde où l’on déchargerait ses souvenirs sur un disque dur externe, où corps et machine fusionneraient en un cyborg aux capacités décuplées et où la mort ne serait plus que la maladie éradiquée d’une civilisation autrefois asservie par sa propre nature. L’écrivain Pierre Ducrozet, récompensé du Prix de Flore 2017 pour son roman L’invention des corps, explore ici les lubies et les limites éthiques du mouvement transhumaniste.

Il serait maladroit voire imprudent de projeter les visions transhumanistes et leur réalisation dans un futur si lointain qu’elles atterriraient tout droit sur l’étagère de la science-fiction. L’ère de la post humanité frappe déjà à nos portes quand bien même nous nous complaisons dans notre statut d’Homo Sapiens, jusqu’alors l’espèce la plus développée de la famille des hominidés.

À une dizaine milliers de kilomètres de la Fnac des Halles, au sud de San Francisco et en plein cœur de la Silicon Valley, les chefs de file du mouvement nous pensent déjà obsolètes. Ils ne sont pas d’éminents scientifiques passés du côté obscur de la force mais de fortunés hommes et femmes d’affaires, aux manettes, pour certains, de notre quotidien. Sergey Brin et Larry Page, fondateurs de Google, développent dans un endroit tenu secret et sous la houlette de la filiale Google X une batterie de projets biotechnologiques destinés à lutter contre le vieillissement ; Elon Musk, à la tête de Tesla Motos, Space X et à l’origine de Paypal, a fondé l’an passé Neuralink, une société spécialisée dans la production de nano-composants électroniques qui viendraient augmenter nos performances cognitives.

Le roman L’invention des corps de Pierre Ducrozet, paru aux éditions Actes Sud, a remporté l’édition 2017 du Prix de Flore.

Ces prophètes sans Dieu ont inspiré Parker Hayes, figure capitale de L’Invention des corps, le quatrième ouvrage de l’écrivain français Pierre Ducrozet qui lui valait en novembre dernier de décrocher le prix de Flore 2017. Obsédé par sa quête d’immortalité, ce magnat du web fictif accueille au sein de son centre de recherches Alvaró, un jeune professeur d’informatique surdoué, réfugié aux États-Unis après avoir réchappé aux sévices de la police mexicaine. Il y rencontre Adèle, une scientifique française débarquée à San Francisco malgré son scepticisme quant aux pratiques employées au sein du laboratoire. Le roman, dont Internet inspire à la fois le fond et la forme de par sa narration explosée et inédite, explore les innombrables dimensions du monde contemporain, et ce sans jamais céder à l’écueil du manichéisme.

Pierre Ducrozet décode dans cet entretien les ambitions transhumanistes, questionne l’éthique de ses figures proéminentes et analyse ce que cette quête assoiffée d’immortalité raconte de nos sociétés dont l’individualisme semble avoir triomphé.

Antidote. Quand l’Homme a-t-il pour la première fois de l’histoire décidé d’aller à l’encontre de son destin funeste ?
Pierre Ducrozet. Dès le départ en fait. Les premiers textes, de Gilgamesh notamment, ne parlent que de cette quête de l’immortalité. On le retrouve chez Homère ensuite. On a finalement l’impression que l’Homme s’est constitué avec ce tracas qu’est la conscience de sa mortalité, c’est presque intrinsèque. C’est en ça que le transhumanisme est intéressant, il est le renouveau d’un désir éternel.

À quand remonte la naissance du transhumanisme à proprement parler ?
Au tournant du XXe et du XXIe, pendant les années 1980-1990. On veut alors accroître les possibilités et les capacités de l’Homme avec tous les moyens possibles. Cela va de pair avec l’explosion des moyens technologiques et numériques ; c’est lié à l’émergence de ce que l’on appelle les NBIC (nano technologies, bio technologies, techniques de l’information et sciences cognitives, ndlr). C’est elles qui vraiment vont permettre d’entrevoir une vie à 200 ou 300 ans, voire possiblement une vie immortelle, de laisser cours à leur imagination et leurs folies. Sans l’apparition de cette technique démultipliée, le transhumanisme ne pouvait être. Maintenant, c’est intrinsèquement lié à la Silicon Valley et donc à tous ceux qui gravitent autour de ces technologies essentiellement numériques. Les années 2000 marquent donc un tournant dans le destin du transhumanisme.

Cette Silicon Valley est originellement destinée au progrès de la machine, pourquoi toutes ses grandes figures se penchent-elles aujourd’hui davantage sur le corps ?
C’est vraiment le prolongement de leur pensée. Assez vite, le moteur de recherche de Google est passé au second plan et on voit bien qu’Internet est toujours là mais qu’il importe moins. Le regard est tourné vers la biologie, le corps, l’accroissement des capacités, tout ce qui est lié à la santé – les investissements réalisés par ces sociétés le démontrent. Certains voient ça comme une névrose. C’est ce que je décris dans le livre. Mon personnage, Parker Hayes, a peur comme un enfant de la mort, et c’est pour cela qu’il consacre l’essentiel de son temps et de son argent à essayer de vaincre la mort. Il a peur comme nous tous mais ne l’assume pas. Il a les moyens non pas de vaincre la mort mais de repousser très largement son échéance. On sait que Sergey Brin, le co-fondateur de Google est atteint potentiellement du génome de la maladie de Parkinson. C’est en grande partie pour cela qu’il consacre tout son temps à ces recherches, et c’est aussi pour cela qu’il a fondé le Google Lab et Google X. Il y a vraiment un intérêt personnel et assez égoïste là-dedans, il ne faut pas le négliger.

« Le transhumanisme est l’aboutissement d’une société sans Dieu. Un monde sans Dieu, dans lequel l’Homme a tué son propre Dieu, il s’est substitué à Dieu. Et comment dès lors un Dieu peut-il accepter de mourir ? »

Leur intérêt pour le transhumanisme est-il donc motivé par une certaine mégalomanie ?
Complètement. Il y a cette volonté pionnière, celle du grand découvreur, on voit très bien ça chez Elon Musk : les rêves d’enfant comme aller sur Mars. Il y a le côté chevaleresque et aventurier de la science, c’est indéniable. Depuis Steve Jobs, ils veulent tous marquer l’Histoire. Il y a également une sorte de naïveté un peu absurde. Enfin, c’est aussi l’accomplissement du capitalisme ultra-libéral. Ça a longtemps été : « Sauve ta peau », et voilà l’étape ultime. La doctrine transhumanisme fait que ces avancées ne profiteront qu’à une infime portion de la planète. Même s’ils s’en défendent, ça reste avant tout d’abord pour eux, puis pour la classe privilégiée et enfin éventuellement pour le reste.

Pourquoi le transhumanisme est-il aussi prégnant aujourd’hui et qu’est ce que cela raconte du monde dans lequel on vit ?
En Europe, on vient presque de découvrir ce mouvement et on rattrape notre retard vis-à-vis des États-Unis. On commence à comprendre que ces gens qui dominent notre quotidien et qui façonnent notre existence incarnent l’aboutissement d’une doctrine qui régit le monde depuis 25 ans. C’est aussi l’aboutissement d’une société sans Dieu. Un monde sans Dieu, dans lequel l’Homme a tué son propre Dieu, il s’est substitué à Dieu. Et comment dès lors un Dieu peut-il accepter de mourir ? On a tellement façonné l’individu moderne qu’on a du mal à envisager de renoncer à notre petite personne car c’est notre divinité à nous.

C’est donc un grand révélateur de l’individualisme qui règne au sein de notre société.
Ce corps qui est périssable représente aujourd’hui tout ce que l’on a et c’est à nos yeux la plus grande chose qui soit. L’âme, on y a un peu renoncé. Ce culte du corps, de l’individu, de l’unité nous amène à vouloir l’accroître et l’augmenter. La révolution la plus importante est peut-être la suivante : on s’est tellement positionnés en Dieu qu’on a rompu notre pacte avec le monde et avec la nature, on a détruit l’environnement dans lequel on vivait. C’est une révolution métaphysique hallucinante. Auparavant, on vivait ici et on tentait de s’intégrer au décor. Aujourd’hui, nous seuls subsistons. L’humanité vient de se rendre compte qu’elle a merdé et la modernité arrive dans une impasse très nette.

À l’heure de la machine surpuissante, n’est-ce pas non plus une réponse à la peur panique de se laisser dépasser par elle ?
C’est vrai. Il y a cette peur de se laisser dépasser. Ces hommes de la Silicon Valley en sont plus qu’au fait. Ils savent que depuis des décennies, ça ne cesse d’augmenter. D’après Raymond Kurzweil (chercheur, icône du transhumanisme et employé de Google, ndlr), en 2040, va se produire ce qu’il appelle « singularité » : c’est le moment où l’intelligence artificielle va dépasser le cerveau humain et là, c’est la grande inconnue. Encore une fois, une autre création d’un monde sans Dieu où l’homme a été capable de créer une bête, une force, capable de le dépasser. Il est confronté à pas mal de dangers qu’il a lui-même créés, il est dans un moment de doute et de peur, d’où ce transhumanisme.

Le traitement médiatique et culturel du transhumanisme est souvent très dépréciatif, pourquoi cela ?
Mon roman montre d’après moi l’aspect fascinant d’Internet mais c’est vrai que les retours du livre pointent surtout les dangers du transhumanisme. On est à un moment où on se focalise un peu sur les aspects négatifs mais il ne faut pas oublier tout ce qui est merveilleux là-dedans. Je tenais à remettre l’idée de l’utopie d’Internet dans le livre, à rencontrer les gens qui ont inventé ce réseau. Et tout le challenge du livre était de trouver une forme littéraire adaptée à ce nouveau monde. Je voulais qu’il y ait les deux aspects, un roman doit être problématique et complexe et ne peut pas être univoque. Parker Hayes devient un monstre mais je ne voulais pas qu’il le soit totalement. On voit très bien qu’on est dans une phase technophobe, en Europe en tout cas, et la réception de ce livre le montre bien. Les écrans, les réseaux, c’est notre quotidien et on est très contents de les avoir mais pour autant on est dans une ère où on les diabolise. C’est l’époque Black Mirror.

Pourquoi ce sujet pose-t-il autant de questions éthiques ?
Justement parce que ceux qui le pilotent n’ont pas d’éthique. Ils ont des moyens, des projets, des névroses, des envies, mais je ne crois pas qu’ils aient d’éthique. S’ils en avaient, tout serait résolu. Ça peut être quelque chose de merveilleux d’augmenter les capacités humaines, c’est ce que l’on fait depuis toujours, on est très contents d’avoir des pacemakers, des lentilles, de faire des transplantations mais parce que ce sont des choses qui se font pour le bien de l’Homme. À aucun moment, le transhumaniste ne donne de garantie là-dessus. On voit bien que ça peut-être potentiellement mis au profit de quelqu’un mais ça peut comporter toutes les dérives possibles. S’il y avait une éthique très précise, les choses seraient claires. C’est exactement comme Internet, c’est un outil. Qu’est-ce qu’on en fait ? Comment on s’en sert ? Si les gens s’en servaient avec attention, ça pourrait être merveilleux mais il y a aussi de nombreux travers.

Le transhumanisme est-il décrié parce qu’il va à l’encontre de l’idée encore prégnante d’état de nature ?
Il est absurde de dire qu’il y a la nature d’un côté et la culture de l’autre. On ne peut pas parler d’état de nature car on a toujours visé le contraire. Les transhumanistes visent un mélange total avec la technique, les nouvelles technologies, sans frontière, presque cyborg. Quand Kurzweil dit qu’il veut télécharger son cerveau sur un disque dur, il est tout à fait sérieux. Il voudrait pouvoir le télécharger dans un autre corps. On est plutôt dans le registre du délire que de l’avancée humaine. C’est là que la différence se fait avec la médecine.

La nature est-elle selon eux un obstacle au progrès ?
Il y a un côté assez basique philosophiquement d’un dualisme que l’on pensait dépassé : le corps opposé à l’esprit. Eux considèrent le corps comme une machine – ils séparent aussi la nature et la culture. Leur pensée n’est vraiment pas très élaborée. Ils sont en quête d’un avenir radieux mais sans avoir eux-mêmes trop réfléchi à la question. Ce dualisme me paraît complètement absurde. C’est aussi peut-être la résurgence d’une nouvelle religion, celle du corps et de l’individu.

Dans quel registre doit-on placer le transhumanisme aujourd’hui ? Il semble être totalement exempt de science-fiction dans votre roman.
C’était vraiment le projet du livre, ne de pas faire de science-fiction. Je parle au temps présent. Là-aussi, plusieurs personnes me parlent de mon « livre de science-fiction ». C’est ce dépassement là qui me paraissait intéressant. Arrêtons de penser que c’est loin, c’est juste là. N’ayons pas peur non plus mais posons nous les questions. L’intelligence artificielle devrait être par exemple un thème du débat politique et ce n’est absolument pas le cas aujourd’hui. On se rend compte peu à peu de tout ce qui se passe. Par exemple, tout le monde ne sait pas ce qui se passe avec Google.

« À l’heure actuelle et telle qu’elle est prônée par Kurzweil, Peter Thiel, par tous ces gens, cette doctrine n’est pas du tout un humanisme. Il n’est jamais question du bien de l’humanité mais d’accroissement, de performance et de domination. En sous-texte, ce sera toujours la domination d’une petite parcelle ultra-augmentée sur le reste. « 

Pourquoi avez-vous vous-même choisi d’aborder ce thème ?
On rebondit toujours un peu sur le livre d’avant. Dans Eroïca, je disais que Basquiat anticipait le XXIe siècle avec ses toiles éclatées, hétérogènes mais dans lesquels tous les éléments étaient en lien et se faisaient écho. Il y avait une sorte d’idée comme ça et une tentative dans la forme. Ce roman est venu de là. Je voulais passer des années 1980 au monde contemporain et lui donner une forme novatrice, rhizomique, en réseau. C’est très bien de parler des années 1980, des années 1940 mais il me paraît encore plus intéressant de parler de ce que j’ai devant les yeux. On n’a pas de recul sur le temps présent et c’était justement ce qui m’intéressait ici. J’étais loin d’être un spécialiste de ces sujets, et j’avais envie de les appréhender. Dans le prochain livre, je vais encore davantage parler du monde, de la nature. Je souhaite donner une forme littéraire à ces questions.

Une phrase prononcée par Adèle dit : « Votre désir de pureté et d’immortalité vous éloigne de l’humanité », avez-vous finalement écrit là un manifeste humaniste ?
C’est plus un manifeste humaniste que transhumaniste, ça c’est sûr. C’est cette idée de retrouver son corps, sans nier la technique, de retomber sur ses deux pattes. Il y a cette violence, cette domination politique, économique sur les corps d’Adèle et d’Alvaro dont ils vont essayer de se défaire. Tout au long de leur parcours, ils se réapprivoisent, se réinventent. Ils veulent s’affranchir de toute cette domination. Comment inventer ces corps avec la technique ? Je n’ai pas cette vision délétère des transhumanistes mais une vision davantage solaire qui serait celle des hackers. Réinventer une modernité plus joyeuse et solaire en accord avec le monde et avec son corps plutôt que cette modernité destructrice.

Doit-on dès lors opposer humanisme et transhumanisme ?
À l’heure actuelle et telle qu’elle est prônée par Kurzweil, Peter Thiel, par tous ces gens, ça n’est pas du tout un humanisme. Il n’est jamais question du bien de l’humanité mais d’accroissement, de performance et de domination. En sous-texte, ce sera toujours la domination d’une petite parcelle ultra-augmentée sur le reste. L’humanisme, c’est censé a priori incorporer à tout le monde un être humain en tant que tel. Il pourrait être relancé et réinterprété par d’autres, de vrais penseurs. En l’état, ça n’est pas très élaboré et plutôt néfaste. Le corps en sort-il vraiment grandi ou est-ce la machine qui en sort finalement grandie ? Eux-mêmes sont pétris de dualisme. On a tous envie de vivre plus longtemps mais ce n’est pas en nous mettant plus de carburant qu’on y arrive. Et à quoi bon ? Quelle est l’idée derrière ? Comment on va vivre, et mieux a fortiori ? Sachant qu’on est beaucoup trop nombreux sur Terre. Aucun d’entre eux n’en parle. On sera 15 milliards en 2050, il faut faire quelque chose qui soit à l’opposé. Pour eux, la solution, après qu’on ait – et eux particulièrement – niqué la planète, c’est d’aller vivre dans des bunkers, sur des villes ou d’autres planètes. Qui va crever pendant ce temps ? Comme d’habitude, les 80% de pauvres et de gens qui n’auront pas accès à la technique. C’est le dernier pied de nez du monde dont je parlais. Peter Thiel qui est un peu mon personnage de Parker est le premier soutien de Trump et ça n’est pas par hasard non plus. La grande révolution de Trump, s’il y en a une, c’est quand même d’assumer le fait qu’on a foutu en l’air la planète mais que ça n’existe pas et qu’on va s’en sortir et que vous crèverez la gueule ouverte.

De façon emphatique, on a presque l’impression que c’est l’amour qui semble triompher à la fin de votre roman. Est-ce là où vous vouliez en venir ?
C’est grâce à la rencontre de l’autre corps qu’Alvaro va retrouver le sien, ça c’est sûr et c’est au milieu du roman. C’est la scène de sexe avec Adèle, c’est plutôt l’altérité que l’amour qui lui permet de retrouver son corps. Dans le livre, ce sont deux versions de la liberté qui s’affrontent : d’un côté le libertarianisme et de l’autre le côté libertaire de cette génération de hackers. La première est là pour dominer et la seconde pour se réinventer. Plus que l’amour, c’est le besoin de l’autre qui triomphe. Je suis l’autre et je ne suis pas Dieu.

Cet article est extrait de Antidote : Earth été 2018 photographié par Patrick Weldé.

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