Comment l’écosexualité réinvente les rapports entre l’humain et l’environnement ?

Article publié le 29 juillet 2020

Michael Petkov-Kleiner

Photos par Ferry van der Nat et article extraits d’Antidote Magazine : Desire printemps-été 2020.

Entre émancipation sexuelle et combat écologique, l’écosexualité prône un rapport érotique avec la nature comme critique de l’anthropocentrisme.
Mais qui sont au juste ces militants d’un nouveau genre ? Quelles sont les origines de leur mouvement et les réelles portées politiques de leurs revendications ?

On pourrait penser que l’écosexualité est une vaste blague, une lubie d’hippies qui ne seraient jamais descendus de leur trip. Le visionnage du court documentaire (9min) Ecosex : pour l’amour de la planète, où l’on peut suivre des écosexuels sur l’île d’Orcas – dont un mec qui aime se faire fouetter les fesses avec des orties et une jeune femme qui avoue être amoureuse des moustiques – m’a laissé sur ce sentiment. La définition de cette pratique par la sociologue américaine Jennifer Reed dans son essai From Ecofeminism to Ecosexuality: Queering the Environmental Movement (2015) contrebalance cependant le cliché, et fait entrapercevoir des enjeux écologiques, esthétiques, éthiques et politiques bien plus profonds qu’un folklore creux. Elle écrit : « L’écosexualité est une pratique éco-logique et érotique qui déconstruit les édifications hétéronormatives du genre, du sexe, de la sexualité et de la nature, afin de continuellement déstabiliser les identités (…) C’est une identité basée sur le désir plus que sur l’essence d’un sujet stable; un désir pour l’environnement non-humain dans lequel le sujet humain est sensoriellement implicite. »
Bien que cette citation annonce la couleur, et avant de me plonger dans l’aridité d’analyses conceptuelles complexes, j’ai d’abord voulu comprendre l’écosexualité d’une façon organique et sensible. À vrai dire, il me démangeait de partager le quotidien d’écosexuels dans les bois, et de frotter ma peau sur de la mousse encore humide. Malheureusement, pas de stages, pas d’associations, pas de communauté en France : les écosexuels ici sont encore rares. Et parmi eux, Isabelle Carlier, la réalisatrice du documentaire Ecosex, a user’s manual (2018) semble bien être une interlocutrice toute désignée. Je lui envoie un message lui demandant si elle peut partager son expérience et son vécu sur la question. Elle accepte. L’entretien se fait par téléphone.

Une première approche 

Sur sa première expérience écosexuelle, justement, elle me raconte : « Annie Sprinkle et Beth Stephens étaient venues faire un workshop en 2013 à Bourges. On m’avait demandé de les filmer, histoire qu’il en reste une trace. Ça m’a tout de suite plu. Ça passait par des choses extrêmement simples, comme enlacer un arbre, se coucher dans l’herbe, essayer de sentir les choses. Mais ce n’est pas évident, parce que l’on n’est pas habitué à être réellement sensible à son environnement. » Avant de poursuivre, je veux en savoir plus sur Annie Sprinkle et Beth Stephens. Qui sont-elles ? Elle m’explique qu’Annie est une ancienne actrice X devenue artiste, écrivaine, sexologue et militante porno-féministe. Beth, avec qui elle est en couple, est également artiste, ainsi que professeure d’art à l’Université de Californie.
Elles ont commencé par organiser des performances où elles se mariaient avec la Terre, la neige ou encore les rochers, avant de rédiger le premier manifeste écosexuel en 2008. « La grande idée de ce manifeste, c’est de transformer la Terre Mère en Terre Amante. J’ai trouvé ça génial, ça bouscule les rapports de hiérarchie et de domination, parce que la Terre Mère, c’est aussi celle qui est exploitée par l’homme patriarcal en général. Et puis une mère, elle est toujours là pour toi tandis qu’une amante, si tu la maltraites, elle te plaque. Là, on est donc plus dans un rapport de partenariat avec elle et l’air de rien, c’est très puissant », s’enthousiasme Isabelle Carlier. Et avant la rédaction du manifeste, existait-il une proto-écosexualité ? « L’écosexualité est née de la jonction de différents courants qui ont émergé dans les années 60-70. On trouve une première écosexualité hippie qui consistait à faire l’amour dans la nature. Il y a eu aussi une vraie relation de proximité avec ce que l’on appelle l’écoféminisme, un courant beaucoup plus radical qui soutient que ceux qui s’attaquent à la nature sont les mêmes qui s’attaquent aux femmes, aux minorités ethniques, sexuelles, et qu’il y a une lutte commune. À cela peuvent s’ajouter les Radical Faeries, des communautés gays adeptes de paganisme. Et puis, il ne faut pas oublier une écosexualité plus primordiale, présente dans les cultures populaires, les mythes et les légendes. L’écosexualité actuelle se nourrit de ça. Et c’est là que le manifeste d’Annie et Beth est important, parce qu’elles en ont fait un principe politique. »
Aujourd’hui, elle m’assure que l’écosexualité fait partie des mouvements très underground qui se diffusent sans pour autant rencontrer un succès spectaculaire ; et qu’on constate un engouement émergent auprès des jeunes et des communautés LGBTQI+, sans doute plus sensibles à ces problématiques. Avant de raccrocher, elle m’encourage à remonter à la source : « N’hésite pas à contacter Annie et Beth, elles sont toujours disponibles pour parler d’écosexualité. En plus, elles arrivent à décaler les choses pour les rendre hilarantes. Le principe de plaisir et la joie, ça fait partie de nos armes, ça devient des outils de lutte dans un monde où le désastre est généralisé. » 
Luca Lemaire. Débardeur, C.P. Company.  Pantalon, Givenchy. Chaussures, Maison Margiela.

Théorie et pratique

J’ai donc suivi son conseil. J’envoie un message sur leur site, sexecology.org. Peu de temps après, je reçois un mail chaleureux d’Annie qui me dit en substance qu’elles seraient ravies de répondre à mes questions. On se met d’accord sur un rendez-vous par Skype en prenant en compte les 9 heures de décalage avec San Francisco. J’ai 3 jours devant moi pour préparer l’interview. En attendant, Annie m’envoie un autre mail bourré de documentation, avec les liens de leurs deux films Goodbye Gauley Mountain : An Ecosexual Love Story (2013) et Water Makes Us Wet (2019) ; et un pdf en pièce jointe. « Ça, c’est un chapitre que l’on a écrit sur l’écosexualité pour un bouquin universitaire (Gender : MacMillan Interdisciplinary Handbook, 2016). Sers-toi autant que tu veux là-dedans » me lance-t-elle.
Ces 18 pages sont une véritable mine d’informations. J’y trouve des chiffres (on compte entre 12 et 15 000 écosexuels dans le monde) ; un lexique définissant des termes comme « écoromantisme », « écosensualité » ou « écocuriosité » ; la dernière version de leur manifeste dont voici un extrait : « Nous sommes écosexuels, la Terre est notre amante. Férocement amoureux d’elle, nous sommes en permanence reconnaissants de cette relation. Pour créer une union plus mutuelle et durable avec notre amante, nous collaborons avec la nature. Nous traitons la Terre avec respect et sensualité. Que nous soyons LGBTQI+, hétérosexuels, asexués ou autres, notre principale motivation et identité est l’écosexualité » ; il y a aussi un guide pour faire l’amour à la planète de 25 façons différentes (la masser avec les pieds, la sentir, la goûter, faire circuler les énergies avec elle…) ; une cartographie des fétiches (êtes-vous aquaphile, terraphile, pyrophile ou aérophile ?) et une échelle des désirs (de non-sexuel à extrêmement écosexuel)…
En complément, leurs documents appuient sur l’aspect activiste de l’écosexualité (l’un des fils rouges de Goodbye Gauley Mountain est la protection des sommets montagneux de Virginie contre l’industrialisation, tandis que Water Makes Us Wet pointe du doigt les problématiques à venir sur l’eau), mêlant performances artistiques et actions politiques.

Une initiation avec Annie Sprinkle et Beth Stephens

Le jour et l’heure convenus, je me sens prêt, j’ai révisé mes fiches. Sur l’écran de mon ordinateur s’affichent le visage de Beth, cheveux courts et grand sourire, et d’Annie, princesse gothique arborant un grand sourire également. En préliminaire, je questionne le couple queer et post-porn sur sa capacité à encaisser les moqueries :
– (Beth) Oui, c’est très facile de critiquer l’écosexualité, on l’accepte, on le prend avec humour, on n’est pas comme ces prêcheurs protestants puritains qui disent : « tu dois croire en l’écosexualité, c’est la vérité ! ». C’est de la connerie. On pense beaucoup aux identités, aux catégories, mais on veut être ouvertes comme un écosystème, et que ça reste joyeux et fun. Tout ceux qui veulent devenir écosexuels sont les bienvenus.
– Qui sont vos grands ennemis ?
– (Annie) C’est avant tout la sexualité négative. Le sexe négatif est alimenté par les tabous, les blocages et les névroses, qui créent des frustrations et des tensions. Le but de l’écosexualité est de se libérer de ça. L’endorphine, la chimie du plaisir, tout ça, cela rend le corps heureux et fort. Si tout le monde sur Terre était écosexuel, il n’y aurait plus de problèmes écologiques, politiques et économiques ! L’écosexualité est un amour de soi radical, et s’aimer, c’est aimer la Terre. Nous ne faisons qu’un avec elle, lui faire l’amour c’est comme se masturber. Le vice originel, c’est de croire que l’on est supérieur aux « non-humains ».
– L’air de rien, la pensée écosexuelle est très structurée, mais quel est au juste son fond théorique ?
– (Beth) Concernant cette question de la supériorité de l’humain sur le « non-humain » – un sujet central dans l’écosexualité –, la philosophe Donna Haraway nous a fait beaucoup de bien, c’est d’ailleurs l’une de nos grandes ambassadrices. Donna a bossé sur la remise en cause de la pensée binaire, et par ce biais elle a ouvert tout un tas de champs théoriques dans les études sur le féminisme, les animaux, les cyborgs, la science-fiction… Pour elle, nous sommes similaires à tous les êtres dont la société occidentale nous a séparé ou coupé. Pendant des siècles, nous avons maltraité les animaux, les végétaux, les minéraux, en pensant que nous étions supérieurs à eux. C’est pour cette égalité de fait entre eux et nous que nous militons. Pour revenir sur Donna, elle a aussi un grand sens de l’humour, ce qui est assez rare chez les universitaires.
– L’humour est un terme qui revient souvent chez les écosexuels. N’y a-t-il pas un côté dadaïste dans ce mouvement ?
– (Beth) Effectivement, on est proches du dadaïsme, et le dadaïsme a eu un enfant : Fluxus [« non-mouvement artistique » bourré d’auto-dérision produisant de l’anti-art ou de l’art-distraction, ndlr]. L’écosexualité, c’est l’enfant de Fluxus et de l’activisme sexuel.
Je leur dis que l’écosexualité commence à bien me brancher, que j’ai envie de tester. Annie me dit de répéter après elle : « Terre, je t’aime, je ne peux vivre sans toi », ce que je fais. « Bravo », qu’elles me disent, tu fais désormais partie des nôtres ! » Dans l’excitation, je prends le petit cactus qui orne ma table et l’embrasse avec tendresse. Rires encore : « Oui, oui, ça, c’est un bon début, quand on viendra à Paris, on te délivrera un diplôme ! » Notre conversation se finit là-dessus, je leur dis au revoir, assez fier de cette initiation cosmique.

Humains, trop humains : pour sortir de l’anthropocentrisme

Marie Louwes. Robe, Armani Exchange.
J’ai encore un peu mal aux lèvres, mais je commence à rassembler les éléments que j’ai happés depuis le début de ce trajet mental. Je me dis que derrière cette couche de déconne, l’écosexualité, avec son brouillage des limites humain/non-humain, donne un sacré outil pour re-penser notre rapport au monde. Finalement, son projet esthétique est de transformer l’environnementalisme abstrait en environnementalisme hédoniste. Sa visée ontologique est de gommer la scission entre l’homme omnipotent et le reste du vivant ; de sortir de l’anthropocentrisme, en somme, qui considère l’homo sapiens comme l’entité la plus significative de l’Univers, et qui appréhende le réel à travers son seul prisme. Elle remet ainsi en cause une modernité anciennement triomphante, qui depuis Descartes et son Discours de la Méthode (1687) soutient que l’homme doit se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». De cette maîtrise cartésienne a découlé les grands systèmes productivistes – comme le capitalisme global – accélérant l’impact des activités humaines sur l’écosystème terrestre, processus connu sous le nom « d’anthropocène » (ou nouvelle ère géologique directement causée par l’industrialisation excessive).
Ainsi, l’agriculture et l’élevage intensifs, la surpêche, la déforestation ou la pollution viennent compléter une longue liste d’aliénations du dominant (humain) sur le dominé (non-humain) et s’inscrivent dans le prolongement des rapports historiquement inégaux majorité/minorité, homme/femme, hétéro/LGBTQI+, blanc/racisé, etc… J’en reviens à Donna Haraway, justement, qui dans son Manifeste des espèces de compagnie : chiens, humains et autres partenaires (2003) écrit : « Refuser la pensée typologique, les dualismes binaires, les relativismes et les universalismes de toutes sortes permet d’appréhender avec un regard neuf les phénomènes d’émergence, de différence, de spécificité, de cohabitation, de co-constitution et de contingence. » De fait, dans cet anthropocentrisme phallocratique renversé devenu biocentrisme égalitaire, l’humain n’est plus qu’un simple figurant, de passage et sans position hiérarchique par rapport aux autres espèces. En ce sens, il co-habite avec le reste de la biosphère, et s’y « couple », en créant des rencontres, des agencements érotiques humains/végétaux, humains/minéraux, etc…
L’écosexualité ouvre dès lors des terrains d’expérimentation artistique inédits, mettant en scène des processus de symbiose, de devenir-hybrides, si chers à Deleuze et à la French Theory, à l’image de la guêpe qui vient polliniser l’orchidée. Des croisements créateurs de sens vécus entre autres par l’artiste écosexuel Guillermo Gómez-Peña lors de ses performances politico-chamaniques, par Annie et Beth lorsqu’elles se marient avec la poussière, la neige, la mer, le charbon, les montagnes Appalaches et la Lune, ou encore par le collectif Dance for Plants, qui élabore des chorégraphies en accord avec le règne végétal.
Comme l’explique Isabelle Carlier, l’écosexualité essaime et vient progressivement intégrer de nouvelles sphères. Récemment par exemple, sa désignation a été utilisée pour la collection printemps-été 2020 du créateur Christopher Kane. Un concept que l’Écossais caractérise comme « aimer la planète, lui faire l’amour, être naturiste, ne pas avoir besoin de vêtement et vouloir juste des fleurs, de la beauté, de la nature, du vent, de la magie et de la spiritualité. » Cet emprunt – que l’on espère non purement commercial – est un bon début. Quant à vous, s’il vous vient le désir d’essaimer la bonne parole, vous savez ce qu’il vous reste à faire : réciter avec ferveur l’incantation « Terre, je t’aime, je ne peux vivre sans toi », se trouver une forêt pour lécher une rivière et espérer, pour le bien de la non-humanité, qu’un jour la révolution écosexuelle vaincra.
Luca Lemaire. Débardeur, Antidote Studio. Pantalon, Sankuanz.

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