Faudrait-il décriminaliser toutes les drogues ?

Article publié le 25 janvier 2021

Texte : Vincent Bresson. Photo : Uma Thurman dans Pulp Fiction.

Portugal, Canada, Oregon… À travers le monde, les politiques pénales en matière de drogues changent et la légalisation ainsi que la dépénalisation progressent. Une voie à imiter en France ?

« Je ne peux pas, en tant que ministre de l’Intérieur, en tant qu’homme politique, dire à des parents qui se battent pour que leurs enfants sortent de l’addiction à la drogue, que l’on va légaliser cette merde. Et je dis bien ‘cette merde’. » Interrogé par le quotidien régional L’Union mi-septembre sur une possible légalisation du cannabis, Gérald Darmanin affiche un visage ferme et un ton un tantinet grossier. « Merde », un bien vilain mot envoyé en pleine poire au maire de Reims, Arnaud Robinet, qui proposait quelques jours plus tôt d’expérimenter la vente libre de marijuana dans sa ville.
Ritournelle politique, la légalisation du cannabis se glisse dans les débats à intervalles réguliers. Mais cette fois, la passe d’armes se teinte d’une singularité : elle oppose un maire LR avec un ministre LREM. Et le plus progressiste n’est pas celui que l’on pourrait croire. Si Gérald Darmanin a balayé d’un revers de main une éventuelle inflexion en la matière, la question pourrait être une nouvelle fois débattue aux prochaines présidentielles. Faut-il, ou non, légaliser le cannabis ? Le dépénaliser ? Durcir la loi ?

Un débat au sein même de la police

Le 3 novembre dernier, 57% des habitant·e·s de l’Oregon a glissé un bulletin « Biden » dans les urnes. Mais pas seulement : ils·elles se sont également largement prononcé·e·s en faveur de la décriminalisation de toutes les drogues à travers un référendum. Cette mesure, qui sera mise en place sur deux ans, stipule que les consommateur·rice·s contrôlés en possession de faibles quantité de drogue – même « dures » – destinées à un usage personnel ne risqueront plus d’être conduit·e·s en prison, mais auront le choix entre régler une amende de 100 euros ou se rendre dans un des nouveaux centres de traitement de l’addiction (qui seront notamment financés par les recettes fiscales issues de l’industrie du cannabis, qui s’élèvent à environ 45 millions de dollars par an dans l’Oregon). La vente de stupéfiants illégaux et leur fabrication resteront cependant des crimes dans cet État du nord-ouest des États-Unis.
Deux mois avant ce vote historique, la France choisissait quant à elle de durcir sa politique pénale concernant l’usage de drogues, en décrétant que la possession de petites quantités de cannabis sera désormais passible d’une amende forfaitaire délictuelle de 200 euros. L’idée d’une politique moins répressive rencontre cependant de nombreuses résistances dans l’Hexagone, à commencer par celle du syndicat policier Alliance, qui a bondi à l’annonce de la candidature de Reims à une expérimentation de légalisation. Pas mécontent que Gérald Darmanin ait tranché dans le vif, Michel Corriaux, secrétaire général Grand Est, argumente : « Derrière ces réseaux de trafiquants de drogues se cache une grande criminalité contre laquelle il faut lutter sans relâche. »
Face à la « guerre contre la drogue » enclenchée dans les années 70, une autre partie des policier·ère·s milite pour un changement de cap. C’est le cas de Bénédicte Desforges. Fin des années 80, en pleines « années héroïne », elle devient gardienne de la paix. Son quotidien, elle le passe notamment à courir après les consommateur·rice·s de drogues. Très vite, elle s’essouffle et s’interroge. Et si ces gens n’avaient rien à faire en garde à vue, ou devant un tribunal ? Ne serait-elle pas plus utile ailleurs ? « Ce n’est pas du travail de flic, explique Bénédicte Desforges. On devrait faire autre chose que de s’occuper des habitudes de consommation de drogue de citoyen·ne·s. » Exaspérée par ce quotidien, elle cofonde en 2019 Police Contre la Prohibition, un collectif de forces de l’ordre militant pour une mise en œuvre d’une régulation du marché du cannabis et une dépénalisation de l’usage de tous les stupéfiants.

Son argumentaire pour convaincre le grand public est tout trouvé : « Il suffit d’expliquer ce que ça coûte et qu’on utilise les ressources policières à ne pas veiller sur le voleur dans la rue. Quand on parle de l’activité policière et ce sur quoi elle est mobilisée, on peut convaincre tout le monde en quelques minutes. » De l’autre côté, Michel Corriaux estime au contraire que, aussi important que soit le budget de cette lutte contre la drogue, il reste insuffisant pour se battre efficacement contre les réseaux illicites : « Je crois que c’est en donnant davantage de moyens aux policier·ère·s et aux gendarmes que nous le ferons et non pas en légalisant. »
Qu’elle nécessite plus de moyens ou non, la lutte contre le trafic de drogue coûte cher, alors qu’une légalisation pourrait rapporter gros aux caisses de l’État. Dans un rapport de 2016, l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) avait évalué le chiffre d’affaires du marché du cannabis en France sur l’année 2010 entre 809 millions à 1,42 milliards d’euros. Et encore, pour l’INHESJ, le cannabis ne représente que la moitié (48%) du chiffre d’affaires des drogues en France. Le montant d’une éventuelle légalisation représenterait un effet d’aubaine pour l’État : elle permettrait de faire rentrer de l’argent dans les caisses tout en le réinvestissant dans la prévention, plutôt que dans la répression. « Les Français·es vont être les dernier·ère·s à bouger sur le sujet de la légalisation alors qu’il s’agirait d’une opportunité économique incroyable, détaille Renaud Colson, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Nantes. Il y a dix ans, il y aurait eu un boulevard sur le cannabis, mais là, à force, le marché va être saturé. »

Quelles politiques dans le reste du monde ?

Le 20 juin 2016, Rodrigo Duterte devient Président des Philippines. L’ancien avocat promet alors de tuer les trafiquant·e·s de drogues et leurs consommateur·rice·s, à grands coups de parallèles atroces : « Hitler a massacré trois millions de Juif·ve·s. Bon, il y a trois millions de drogué·e·s [aux Philippines]. Je serais heureux de les massacrer. » Quatre ans et demi après l’élection du leader philippin, plusieurs milliers de trafiquant·e·s de drogues ont déjà été tué·e·s selon les chiffres de l’ONU, qui concède avoir du mal à organiser un décompte précis face à l’ampleur de cette politique macabre et le manque de collaboration du gouvernement.

« Faire la guerre à la drogue, c’est faire l’hypothèse que la sanction fera baisser l’usage. Sauf que dans les faits, cette politique ne fait pas baisser les niveaux de consommation. La France est un des pays d’Europe les plus prohibitifs, mais c’est également l’un de ceux où l’accessibilité du cannabis est la plus forte et la consommation la plus élevée chez les jeunes. »

Exceptés quelques contre-exemples comme celui de Duterte ou de la Russie, la tendance est à un assouplissement généralisé après des années de « guerre » mondiale contre la drogue. Et en la matière, le Portugal est devenu un modèle du genre. Pour endiguer les ravages de l’héroïne dans les années 90, le pays des Œillets a fait un choix radical : dépénaliser toutes les drogues. Depuis 2001, il est possible de déambuler dans les rues de Lisbonne avec de petites doses de came. « Les chiffres montrent que la consommation d’héroïne a baissé, explique Marie Jauffret-Roustide, sociologue chargée de recherche à l’Inserm. Les Portugais·e·s ont compris que consommer de la drogue ne devait pas être puni, puisque dans une majorité des cas, les usager·ère·s ne posent pas de problèmes ni pour eux·elles-mêmes, ni pour la société. Et si l’usage est problématique et donne lieu à une addiction, il faut être soigné, pas aller en prison. »
À quelques milliers de kilomètres plus loin à l’Ouest du Portugal, de plus en plus d’États du Nouveau Monde revoient leurs politiques et autorisent désormais l’usage récréatif du cannabis. Plus au Nord, au Canada, et plus au Sud, en Uruguay, d’autres pays du continent américain ont également fait ce pari. « Aux États-Unis, c’est un mouvement qui part de la base grâce aux référendums, précise Renaud Colson. La démocratie directe est dans leur culture, donc les évolutions comme celles-ci finissent par se mettre en place malgré tout. Pour le Canada et l’Uruguay, ces changements ont été apportés par deux leaders avec des convictions fortes. En France, où la culture du vin est dominante, c’est le contraire : l’élite politique est sourde à cette problématique. On distingue ces usages des autres en considérant que cette pratique est différente et plus grave. »

Pénaliser, légaliser, ou décriminaliser ?

« Toute personne usant d’une façon illicite de substances classées comme stupéfiants, est placée sous la surveillance de l’autorité sanitaire. » Votée en 1970, la loi Mazeaud est un tournant en France. Dès son préambule, la « loi de prohibition » fait de tous·tes les usager·ère·s de drogues des malades qu’il convient de soigner. Elle contient également un volet pénal qui incrimine l’usage de stupéfiants, sans différencier les drogues douces et dures. Cinquante et un ans plus tard, Bénédicte Desforges et le collectif CP font le bilan : « Cette pénalisation n’a pas fait diminuer l’usage de drogues. »
Même constat au niveau des sciences sociales, où les études disponibles font « consensus en la matière » d’après Marie Jauffret-Roustide. La co-coordinatrice du programme « Sciences sociales, drogues et sociétés » à l’EHESS résume : « Faire la guerre à la drogue, c’est faire l’hypothèse que la sanction fera baisser l’usage. Sauf que dans les faits, cette politique ne fait pas baisser les niveaux de consommation. La France est un des pays d’Europe les plus prohibitifs, mais c’est également l’un de ceux où l’accessibilité du cannabis est la plus forte et la consommation la plus élevée chez les jeunes. »
Face à l’échec de la pénalisation, qui ne garantit ni une réduction de la consommation de drogue, ni la santé des usagers, l’idée d’une légalisation du cannabis fait son chemin en France, même si le projet rencontre des résistances. Michel Corriaux, du syndicat Alliance, est convaincu qu’il s’agit d’une mauvaise solution : « Les trafiquant·e·s ne manqueront pas de continuer à s’adapter en se dirigeant vers d’autres types de délinquance ou de criminalité, peut-être encore beaucoup plus dures et graves en termes de sécurité publique. »

Et si, pour empêcher un report du marché noir vers une autre drogue, la solution était encore plus radicale ? « La légalisation du cannabis n’apporte pas de réponses satisfaisantes au statut des consommateur·rice·s de drogues dans notre société. Dépénaliser l’ensemble des usages de drogues permettrait d’avancer sur l’accès aux soins et à la prévention, car les usager·ère·s n’auraient pas peur de parler de leur consommation », argue Marie Jauffret-Roustide. La sociologue prend également la décriminalisation portugaise en modèle, mais admet une forme de paradoxe dans le fait de pouvoir posséder de la drogue alors qu’il est en parallèle interdit d’en acheter. « C’est toute la limite, même si on manque encore de recul scientifique sur l’impact de la légalisation », concède-t-elle. « Quand on y réfléchit, on ne peut que reconnaître la nécessité de la dépénalisation, et même de sa légalisation. Et cette réflexion concerne toutes les drogues. Je ne vois pas pourquoi le cannabis serait plus vertueux. On peut se mettre mal avec le cannabis et maîtriser sa consommation de cocaïne », rajoute Bénédicte Desforges.
Sujet d’un relatif consensus au sein des chercheur·se·s et des acteur·rice·s de la prise en charge des addictions, une légalisation a minima du cannabis divise toujours au niveau de la sphère politique française. Pourquoi cet écart ? « Les politiques ont trop peur de perdre des électeur·rice·s en prenant cette décision », répond Renaud Colson. Avant de conclure prophétiquement : « Je pense que la droite serait la seule en mesure de légaliser. »

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