C’est qui la pute ? L’interview de Zahia

Article publié le 6 mai 2017

Texte : Raphaël Cioffi. Photos : Yann Weber. Stylisme : Adrian Bernal. Coiffure : Olivier Schawalder. Maquillage : Jean-Michel Dacquin.

C’est la question que nous avons posée en toute transparence à l’objet du scandale qui avait secoué le foot et la France en 2010. Longtemps couverte d’insultes, Zahia raconte aujourd’hui s’être affranchie de la honte et affirme sa volonté de détourner les injures pour en faire le drapeau d’un combat égalitaire.

Petit test : pouvez-vous dire que vous n’avez jamais voulu vous habiller «  comme une pute  », danser «  comme une pute  », sortir pour «  choper de la pute  ». Répondez honnêtement, c’est dans votre tête, personne ne vous entend. Et puis, soyez rassuré, on se dit tous que si. Parce qu’on est tous une pute. Même votre mère, désolé. C’est choquant à lire, oui. C’est choquant à écrire aussi, je suis de la même culture et de la même époque que vous. Une époque où, encore récemment, un président de la première puissance mondiale n’a pas eu à craindre pour son poste après avoir menti sur des armes de destruction massive, quand son prédécesseur a subi l’opprobre général pour une petite fellation. La guerre passe encore, mais une pipe, ah ça non. La morale et le sexe, l’eau et l’huile de la société.
Pourtant comme les putes, nous aussi on aguiche parfois, on provoque, on attire, on ose, on joue, on jouit. On vit. Mais gratuitement, alors ça va. Dans un monde où tout se paie – l’eau, l’air, l’espace et le temps – , rémunérer ou tarifer l’acte le plus instinctif choque toujours et suscite même le scandale. Dernier en date : Zahia. De son histoire, on ne connaît qu’une nuit, mais d’elle, on ne connaît qu’un mot : pute. De cette insulte, elle fait aujourd’hui un message. Elle imagine même des projets pour prendre la parole sur le sujet avec Marilou Berry. L’actrice–réalisatrice est devenue son amie après l’avoir vue la défendre sur un plateau télé, alors que les insultes volaient. À ses côtés, elle raconte son histoire et questionne : c’est qui la pute ?

Boucle d’oreille, Kim Mee Hye.

Robe coupe blazer, Ronald van der Kemp. Bottines en cuir, Dsquared.
Marilou Berry. Le scandale, cétait quoi, en fait ?
Zahia : Maintenant, quand on y pense, cétait pas grand-chose, et surtout je nai pas décidé dêtre connue. Mais j’ai été connue pour quelque chose, et cataloguée.
Marilou Berry. Ce qui t’a mise dans la lumière, cest davoir été mineure et de têtre retrouvée dans le lit d’un footballeur pour des services tarifés ?
Oui, c’est ça.
Marilou Berry. Il y a eu combien de temps entre ce moment-là et le moment où ça a explosé ?
C’était longtemps avant, ça s’est produit quand j’avais 16 ans et c’est sorti quand j’avais 18 ans, deux ans plus tard. Du jour au lendemain, on est venu me chercher.
Antidote. Du jour au lendemain, tu es devenue «  Zahia la pute  » ?
Oui, cest ça.
Antidote. Cest devenu quoi, ta vie au quotidien ?
Jétais très mal, je ne sortais pas, je ne voyais personne. Je restais seule. Pour moi, je navais plus davenir, jétais Zahia la pute. Et je sais que, dans cette société, ce genre de femme est diabolisé, comme si cétait quelque chose de mal… Mais ce nest pas mal ce quelles font, elles apportent juste du plaisir. Pour moi, la pute représente la liberté. Mais ce nétait pas perçu comme ça, ma vie est devenue un enfer. Javais le choix entre me suicider ou avancer dans mes objectifs et les atteindre.
Antidote. Tu as eu des pensées sombres ?
Ah oui… oui oui. Je ne voyais plus mon avenir, plus de possibilités.
Marilou Berry. Mais tu avais commencé à travailler sur ta collection avant que tout ça narrive en plus, non ?
Oui, exactement. Javais déjà arrêté depuis longtemps. Jai commencé à 18 ans à créer des collections de lingerie. J’en ai fait quatre et une collection capsule de prêt-à-porter. C’est ce que j’ai toujours voulu faire. Après le scandale je me disais que tout était foutu, que je commençais ma vie dadulte avec une étiquette. Cétait un énorme choc.
Marilou Berry. Comment tu as fait pour gérer la surmédiatisation d’un évènement repris par tout le monde, déformé, distordu, et pour réussir à en faire quelque chose de chic, avec lapprobation du monde de la mode ?
C’était un vrai handicap, j’étais cataloguée, mais je navais pas dautre choix que de faire ce que javais toujours voulu faire et de le faire bien. Maintenant, quand jy pense, je me dis que jétais finalement assez forte pour subir ce scandale, jétais assez forte pour ça. En fait, si ça devait arriver à n’importe qui dans ce monde, j’étais sûrement la plus armée. Depuis toute petite, je m’en fiche du mot pute, pour moi ça na jamais été quelque chose de mal, je nai jamais compris les gens, je les trouvais juste un peu bizarres. Pourquoi voir quelque chose de mal là-dedans ? Et puis, avec le temps, je me suis dit que cette étiquette allait devenir un message que je porte. Je me sens bien maintenant, je suis fière de ça. De dire : « Oui, je suis une pute, et alors ? ». Ça ne peut quaider les femmes. Pourquoi je devrais en avoir honte ? Je ne vais pas rentrer dans ce jeu et commencer à dénigrer dautres femmes en pensant que je suis meilleure quelles ? Non, on nest pas meilleurs quelles. Pourquoi juger dautres personnes ? Le sentiment de supériorité est la chose la plus horrible dans ce monde. Cest à lorigine de toutes les barbaries.
Antidote. Ta famille a réagi comment ?
Ma mère était choquée. Elle ne savait pas, elle ne comprenait plus rien.
Antidote. Elle ne se doutait pas du tout de ce quil se passait ?
Non, je ne lui avais rien dit.
Antidote. Nhésite pas si tu ne veux pas répondre à certaines questions.
Non non, cest bon.
Antidote. Comment cest arrivé ?
Je suis arrivée à 10 ans en France, avec ma mère et mon petit frère. Elle avait divorcé de mon père. Elle a voulu quitter lAlgérie pour rejoindre ma grand-mère ici. On avait beaucoup de problèmes familiaux, on navait pas de maison, on ne savait pas où on allait vivre. Javais déjà du retard parce que je ne parlais pas français et je changeais décole tout le temps. Une fois qu’on a eu une situation plus stable, je narrivais plus à suivre, je ne pouvais pas rattraper le niveau. Cétait un choc pour moi parce quen Algérie jétais toujours la première de la classe et, dun coup, je me retrouvais dernière. Et tous mes rêves, tout ce que je voulais faire depuis toute petite, je savais que ça nallait plus être possible. Il fallait que je trouve une autre solution.
Antidote. Du coup tu tes posé la question de comment réaliser tes rêves ?
Oui, cest ça.
Antidote. Tu avais quel âge à ce moment-là ?
15, 16 ans.

Robe, Palomo Spain.
Antidote. Cest une solution que tu as imaginé, ou on ta approchée ?
Jai eu des propositions mais, à la base, jétais jeune et je voulais avoir des relations sexuelles. Je ne voulais pas rester vierge. Et puis je me suis dit : j’ai quoi comme possibilités ? Toutes les filles de mon âge avaient un petit copain, elles étaient amoureuses pendant un mois, puis elles étaient tristes, puis elles changeaient, puis elles avaient un nouveau petit copain et refaisaient la même chose. Je savais que ça allait être juste une perte de temps, que ça nallait me mener nulle part. Je me suis dit, autant avoir des relations sexuelles et gagner quelque chose en retour. Je trouvais ça plus excitant. Et je naimais pas du tout les hommes de mon âge, je ne les trouvais pas intéressants.
Antidote. Les hommes de ton âge… des ados, en fait.
[ Elle rit ] Oui ! Je ne voyais pas lintérêt de perdre mon temps avec des flirts.
Antidote. Quand tu dis que cétait plus excitant, sexuellement aussi ?
Oui, tout ce qui est interdit est un peu excitant. Parce quon nest pas censé le faire.
Antidote. Tu t’es naturellement retrouvée dans un environnement plutôt chic ?
Oui, jai commencé à sortir et à rencontrer des femmes qui memmenaient avec elles. Je les suivais un peu, je voyais ce quelles disaient, ce quelles faisaient… Je me prenais un peu pour une grande ; en fait, jétais pressée de grandir, dêtre indépendante. Cest pour ça que je me suis mise à sortir, à aller vers dautres aventures, pour moi, je préparais mon avenir.
Antidote. Tu avais deux vies en fait.
Oui, je rentrais à 6 heures du matin et il fallait que j’aille à lécole. Et je n’avais pas dormi.
Antidote. Pour toi, à lépoque, cétait de la prostitution ou pas ?
On peut appeler ça comme on veut. Si la prostitution, c’est prendre de l’argent pour une relation sexuelle alors oui, c’est ça. Aussi, j’aurais pu avoir un petit copain de mon âge et en changer chaque semaine. Finalement, cest la même chose, à part que je n’aurais rien eu en échange.
Marilou Berry. Et aussi, quand on parle de prostitution, on pense tout de suite aux femmes qui font les cent pas sur les boulevards, qui te font une pipe dans une voiture pour cinquante balles, dont elles ne voient même pas la couleur. Il y a ça, mais il y a aussi une prostitution qui est un vrai choix, que ce soit pour largent, lexcitation, ou lenvie dêtre avec des gens plus matures.
Antidote. Tu as fait ça combien de temps ?
[ Elle réfléchit ]… Jai fait ça pendant presque un an.
Antidote. Tu as toujours su que cétait une période ?
Oui, jai toujours su ça. Pour moi cétait une petite période de ma vie qui allait après me permettre de passer à autre chose.
Antidote. Comment tu as décidé de combien tu valais ?
Jai suivi un peu les filles que je fréquentais.
Antidote. Et toi tu penses que tu vaudrais combien ?
Marilou Berry. Cher. Cest mieux, plus tu vaux cher plus la personne en face de toi est rassurante, presque.
Oui, cest vrai.
Robe, Alexandre Vauthier
Robe, Loewe.
Antidote. Vous pensez que beaucoup de personnes pensent à la prostitution ?
Oui, et je ne comprends pas pourquoi on fait tout un tabou autour de ça. On dit que cest honteux, mais pourquoi ça le serait ? Un garçon de 14 ans qui a des fantasmes et des envies cest normal, mais une fille non.
Marilou Berry. Personne ne le dira mais c’est ultra courant. Je comprends cette envie, on y a toutes pensé, adolescentes. C’est pas une démarche pour se faire de l’argent, on est plus dans le désir que dans le besoin.
Antidote. Largent devient presque un objet sexuel, en fait.

Oui, cest ça. Cest une manière aussi de sépanouir dans sa vie sexuelle.
Antidote. Tu tes retrouvée avec beaucoup dargent du jour au lendemain, tu faisais attention à ce quon ne le remarque pas ?
Je faisais attention oui. Après si ma mère me posait des questions je disais que cétait des cadeaux.
Antidote. Il te reste beaucoup d’argent de cette période ?
Non, je nai rien gardé. Jétais jeune. Pour certaines femmes plus âgées cétait un vrai business, elles mettaient de côté pour sacheter
des maisons. Moi, mon truc cétait de tout dépenser, tout le temps. Parfois je regardais dans mon sac et je me disais, il me reste quoi, 6000 euros ? [ Tout le monde rit ] Je rentrais dans une boutique, je voyais une robe à ce prix et je me disais, je men fiche je lachète ! Il me restait vingt euros dans mon sac, mais je me disais : « c’est pas grave, ces 6000 euros tu vas les mettre dans cette robe, et cette robe va t’apporter beaucoup plus. » Et ça marchait ! [ Elle rit ] Je me disais à chaque fois quil fallait que jinvestisse pour avoir plus, alors je narrêtais pas de dépenser.
Marilou Berry. Ton premier achat avec une grosse somme c’était quoi ?
Une robe Roberto Cavalli. J’adorais les robes.

Antidote. Est-ce qu’il y a une fois où on t’a traitée de pute qui t’a marquée ?
Oh ! Tout le temps.

Antidote. La première fois qu’on te l’a dit?
Je vais essayer de m’en rappeler… [ Elle réfléchit ] En fait on me traitait de pute très jeune déjà. Depuis toute petite, j’adore me maquiller, mettre des minijupes. Dès mes 3 ans, je passais mon temps à m’apprêter, mais pas comme une petite fille, comme une femme. Pour les gens, j’étais l’enfant bizarre. Puis quand j’ai commencé à grandir, vers 11 ou 12 ans, je faisais toujours ça, mais je n’étais plus étrange  : j’étais la pute maintenant. Je voyais que tout le monde était choqué, mais pour moi il n’y avait rien de malsain là-dedans, ni pour ma mère. Les gens lui disaient de ne pas me laisser faire comme ça, mais elle ne voulait pas m’enlever ça. C’est ce qui me plaisait depuis toujours, pourquoi c’était soudain mal ?
Antidote. Donc, au lieu de changer leur regard, il fallait que toi, tu changes ?
Exactement. Mais je nai jamais voulu changer, alors j’entendais pute partout, mais je m’en fichais.
Antidote. C’est devenu la bande-son de ta vie.
[ Elle rit ] Oui, exactement !
Antidote. Est-ce que tu as déjà traité quelqu’un de pute ?
Ah non, jamais. Je ne dirais jamais « sale pute » à quelqu’un parce que je ne suis pas d’accord avec ça. Depuis toute petite, ça m’a toujours intriguée, j’entendais toujours ça mais je me demandais : «   C’est quoi une pute ? » Oui, c’est une personne qui a des relations sexuelles mais on a tous des relations sexuelles ! Est-ce que c’est mal ?
Non. Ah oui mais elles demandent de l’argent ! Est-ce que c’est mal ? Non. Du coup le mot « pute » ne m’a jamais atteint, je me disais au contraire qu’ils étaient idiots parce que ce n’est pas une insulte. Pour moi c’est comme si on me disait « sale fleur ». Et surtout on ne peut pas être féministe et être d’accord avec cette insulte, se dire moi je suis pas comme telle ou telle femme, moi je suis meilleure. C’est honteux. Il faut mettre en valeur toutes les femmes, et ces femmes-là, on n’est pas supérieure à elles, on est pareilles. On veut nous dicter nos modes de vie mais il n’y a pas d’idéal.

« Finalement, il y a l’idée de la femme qu’on épouse, et de celle qu’on n’épouse pas. Il faut se plier à plein de règles pour être la femme qui va se faire épouser. Mais pourquoi doit-on suivre ces règles si on se veut libre et féministe, c’est un peu ridicule, non ? »

Antidote. Est-ce que tu peux comprendre qu’il y a des gens que ça peut choquer d’avoir des relations sexuelles tarifées ? Certains en ont uniquement pour avoir des enfants par exemple.
[ Elle rit ] C’est très rare !
Antidote. Qui a été le plus dur avec toi, les hommes ou les femmes ?
[ Elle réfléchit ] Les femmes peuvent regarder mal oui. Il y a ce snobisme entre femmes… « Moi je suis pas une pute. » « Elle, c’est qu’une pute. » Finalement, il y a l’idée de la femme qu’on épouse, et de celle qu’on n’épouse pas. Il faut se plier à plein de règles pour être la femme qui va se faire épouser. Mais pourquoi doit-on suivre ces règles si on se veut libre et féministe, c’est un peu ridicule, non ? On ne peut pas dire qu’on valorise et défend la femme quand on dit  : « Mais attention, je suis pas une pute moi. » Moi, du coup, je dis : « Oui je suis une pute, et alors ? »
Antidote. Est-ce que vous donneriez de l’argent à un homme pour coucher avec lui ?
Je ne l’ai jamais fait mais c’est quelque chose que je pourrais faire.
Marilou Berry. Moi non plus mais je pense oui.
[ Elle sourit ] Moi, j’en ai trouvé un… [ Elle rit un peu ] Il y a eu cet homme où je me suis dit, lui, je pourrais le payer.
Antidote. Le sexe tarifé est très différent du sexe non tarifé ?
En fait le rapport en lui-même, c’est la même chose. Ce qui est différent, c’est le rapport avec l’autre. L’homme est dans un doute :
«   Si elle vient me voir c’est juste pour mon argent, pas parce qu’elle me trouve beau »… Dans un couple traditionnel, il est rassuré, il sait que la femme est là pour ses beaux yeux. Là, l’argent ça ne donne pas confiance à l’homme, et ça donne plus de valeur à la femme.
Marilou Berry. Ce que j’aime dans ton histoire, c’est qu’elle est très féministe. Contrairement au mythe de Pretty Woman, du cliché de la pute qui réussit à travers un homme, il n’y a pas d’homme dans ton histoire. Tu existes par toi-même.
Antidote. Est-ce que tu as envie de le refaire parfois ?
Si j’ai envie ?… Quand on est célibataire, on se dit quil vaut mieux ça, que d’avoir des rapports sexuels, puis attendre que l’homme nous rappelle. On se dit, bah oui, c’est mieux comme ça.
Antidote. En fait, c’est ton plan cul à toi.
Parce que beaucoup de femmes célibataires sont confrontées à ça. Les hommes sont souvent intéressés seulement par une relation sexuelle et les femmes peuvent attendre plus. On se dit, du coup, que si c’est juste pour avoir un rapport, autant avoir quelque chose en échange. Comme ça, sil ne rappelle pas, on s’en fiche. Mais là, je me dis que c’est fini, parce que je suis passée à autre chose et je ne suis plus aussi jeune quavant. Cétait bien à faire dans la jeunesse. C’était intéressant, c’était amusant.
Antidote. Larticle va sappeler : « C’est qui la pute ? »
C’est très bien.
Antidote. Ça peut être une insulte, ou la réponse à une insulte, une confrontation.
 « C’est qui la pute ? », c’est aussi vouloir chercher le coupable, et je pense pas que ce soit la pute la coupable.
Cet article est extrait de Magazine Antidote : Fantasy hiver 2017-2018 photographié par Yann Weber.

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