Alok Vaid-Menon, artiste et activiste intersectionnel : « On change les gens en les aimant plus qu’il·elle·s ne nous détestent »

Article publié le 11 novembre 2022

Texte : Henri Delebarre. Photo : Camila Falquez.

De son enfance au Texas à sa vie d’adulte à New York en passant par ses études de genre à l’université Stanford, en Californie, l’artiste et activiste trans et non-binaire Alok Vaid-Menon a, au fil du temps, appris à déconstruire les stéréotypes liés à la binarité de genre pour les dépasser. Conscient·e très tôt d’être différent·e, mais ne disposant pas du langage lui permettant de s’exprimer pleinement malgré le soutien de sa famille, iel met aujourd’hui toute son énergie au service de cette cause, multipliant les initiatives pour faire évoluer les mentalités vers plus de bienveillance et de tolérance, malgré un climat politique anxiogène et rétrograde. Rencontre.

Activiste, auteur·rice, poète·sse, influenceur·se, designer ou encore performeur·se, Alok Vaid-Menon – qui officie sous le nom d’ALOK – cumule presque autant de casquettes que sa chevelure bigarrée comprend de couleurs. Transgenre et non-binaire, l’Américain·e d’ascendance indienne met depuis plusieurs années un point d’honneur à déconstruire les stéréotypes liés à la binarité de genre qui régit encore largement notre société. Sur plusieurs fronts à la fois, que ce soit via des ouvrages – tels que le recueil de poésie Femme in Public (2017) ou l’essai Beyond the Gender Binary (2020) –, à travers des posts Instagram éducatifs et poétiques ou via des talks et performances à mi-chemin entre la conférence et l’entertainment, iel se bat sans relâche pour que le monde appréhende enfin le genre non plus en noir et blanc, mais en Technicolor.
Désamorçant aujourd’hui avec humour la moindre once de LGBTphobie qu’on lui adresse, pour renverser le stigmate et faire changer la honte de camp, ALOK est allé·e à bonne école. Sa tante et mentor, l’activiste lesbienne Urvashi Vaid, décédée en mai 2022, lui a en effet instillé, dès son enfance, le droit d’être soi et le désir de déconstruire le patriarcat cis-hétéro.
À l’occasion de son spectacle parisien, organisé dans le cadre d’une ambitieuse tournée internationale, Antidote est parti à la rencontre de cette personnalité qui a fait de son corps poilu et de sa coiffure multicolore les étendards des valeurs qu’iel défend : l’amour, la tolérance ou encore la bienveillance.
Dans les loges de l’Apollo Théâtre, à quelques encablures de la place de la République, ALOK nous reçoit avant de monter sur scène. Rompu·e à l’exercice, maîtrisant l’art de la rhétorique et volubile, iel partage avec nous sa pensée structurée, revenant tour à tour sur son enfance dans un pays en pleine dérive conservatrice, sur son processus d’auto-acceptation ou encore sur la nécessité de dégenrer les industries de la mode et de la beauté dans leur totalité. Iel-même pétri·e des stéréotypes sur les personnes queer à son arrivée en Californie pour entreprendre des études sur le genre, ALOK, qui vit aujourd’hui à New York, nous aide ainsi, via son discours didactique, à déconstruire et à comprendre l’interconnexion entre le contrôle de nos apparences selon la binarité de genre, le racisme, le colonialisme et la suprématie blanche. « Même si on essaie constamment de vous descendre, il faut trouver le moyen de toujours rester au sommet » affirme-t-iel. Un espoir inébranlable auquel l’activiste de 31 ans a habitué son million d’abonné·e·s sur Instagram, qui transparaît également dans l’épisode « Can we say bye-bye to the binary? » de la série Netflix Getting Curious with Jonathan Van Ness, dans lequel iel intervient et dont le slogan est : « The future is bright and non-binary » [« Le futur est radieux et non-binaire », NDLR].
ANTIDOTE : Tu viens du Texas. Comment était-ce de grandir dans cet État conservateur ?
ALOK : Assez brutal. Car malheureusement, la ville où j’ai grandi, College Station, confirme tous les stéréotypes que les Français·e·s peuvent avoir sur le Texas. Dès mon plus jeune âge, parce que je n’étais pas chrétien·ne, blanc·he, hétéro et cisgenre, on me faisait sentir que j’étais un problème, que le monde se porterait mieux sans moi. Les gens remettaient continuellement en question ce que j’étais, donc, très tôt, j’ai été forcé·e de me poser la question « Qui suis-je ?». Parallèlement, ça m’a permis d’acquérir une conscience de moi-même très forte et d’accepter ma différence, petit à petit. Je n’avais pas le choix, car personne n’était comme moi. Avec le recul, je suis reconnaissant·e d’avoir grandi là-bas. J’ai l’impression que ça m’a donné beaucoup de force pour faire ce que je fais aujourd’hui.
Si tu n’avais pas de modèles auxquels t’identifier enfant, la situation semble s’être améliorée pour ceux·celles d’aujourd’hui, non ?
Complètement. Et ce, malgré toutes les tentatives des homophobes et transphobes pour se débarrasser de nous. Mais ils n’y arriveront pas, nous sommes trop fabuleux·ses [rires] ! Pendant 10 mois, au début de la pandémie, je suis retourné·e vivre à College Station et j’y ai rencontré beaucoup de personnes queer. C’était très émouvant de constater à quel point ça a changé. Bien sûr, il y a des politiques horribles, mais la communauté queer reste forte. C’est la raison pour laquelle je retourne régulièrement performer au Texas. Dans le cadre de cette tournée, j’ai fait trois shows à Houston et Austin et la plupart des Texan·e·s queer que j’ai rencontrés me disaient ne pas vouloir déménager sur la côte est ou la côte ouest. C’est si triste quand certain·e·s se sentent obligé·e·s de partir vivre à San Francisco, Los Angeles ou dans une autre ville plus progressiste. La plupart me disaient : « Je viens d’ici, je ne veux pas avoir à fuir. » C’est beau et puissant, cette résilience.
Photo : Alok Vaid-Menon au défilé Valentino printemps-été 2023.
As-tu compris très tôt que tu étais trans et non-binaire ?
Oui. Avant même d’avoir le langage pour l’exprimer, je le faisais à travers mon refus de porter des vêtements « pour garçons », que je trouvais ennuyeux. Je n’étais pas mécontent·e d’être un garçon, je voulais juste m’amuser avec la mode, porter ce que mes sœurs portaient. Et j’étais très « féminin·e » dans mes manières. On me traitait constamment de fillette, de tapette, de pédé… On ne m’a jamais demandé qui j’étais, on m’a dit ce que j’étais. Beaucoup d’homosexuel·le·s et de personnes trans ne se connaissent, en premier lieu, qu’à travers les insultes qu’on leur adresse.
À 7 ans, alors que ma mère me bordait, je lui ai dit : « Maman, je suis queer. » Je venais d’apprendre ce mot. Je savais juste qu’il signifiait « bizarre » ou « différent ». Mais au Texas, il n’y a aucune éducation sur les questions LGBTQIA+. Donc je ne savais pas ce que j’étais vraiment. Je savais ce qu’était être lesbienne ou gay, mais trans, je ne savais même pas que c’était possible. Au début j’utilisais le mot « gay », parce que c’était le seul que j’avais à disposition. Vers 19 ans, quand j’ai découvert l’existence de la non-binarité et de gens comme moi, ça a été tellement thérapeutique ! Ce n’est qu’au début de la vingtaine que j’ai vraiment compris qui j’étais. Et je pense que c’est le cas pour beaucoup de trans. Parce qu’on ne nous donne pas la possibilité d’apprendre à nous connaître par nous-mêmes.
Lors de mes études à l’université, j’ai découvert qu’en Inde, d’où je viens, les personnes trans et non-binaires existent depuis des millénaires. Donc ça m’agace lorsqu’on dit qu’il y a beaucoup plus d’enfants trans aujourd’hui, comme s’il s’agissait d’une contagion, comme si nous les recrutions. C’est simplement qu’on dispose désormais d’un langage pour exprimer ce que l’on a toujours ressenti.

 

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En ce sens, tu dis que ce n’est pas l’existence des trans et non-binaires qui est nouvelle, mais leur politisation et leur criminalisation. Outre les Hijras en Inde, au Pakistan et au Bangladesh, as-tu d’autres exemples ?
Au Mexique, il y a les Muxes, aux Philippines les Baklas, en Asie du Sud-Est les Kathoeys… Dans la culture autochtone nord-américaine, il y a aussi les êtres aux deux esprits. Et ce qui est drôle, c’est que même dans les cultures blanches occidentales, il y a des identités similaires. Dans les années 1930, aux États-Unis, on nous appelait « pansies », « fairies », « androgynes », « inverts ». Mais on efface cette histoire.
C’est lié, selon toi, à la colonisation et à la suprématie blanche. Pourquoi ?
Dès leur arrivée en Inde et aux Amériques, les Européen·ne·s ont commencé à assassiner les populations indigènes, prétendument arriéré·e·s. L’une des manières de justifier ça, c’était de dire : « Ces personnes sont non-conformes. Ces femmes s’affichent torse nu, comme des hommes. Eux ont de longs cheveux, portent du maquillage et des robes. C’est répugnant. » Donc parce qu’ils·elles considéraient que ces sociétés autorisaient ces « maladies » que sont l’homosexualité et la non-conformité à la binarité de genre, les Blanc·he·s se sont dit qu’il fallait les coloniser, les sauver.
Les personnes qu’ils·elles tuaient en premier étaient souvent trans ou non-binaires. En Inde, nous avons la preuve que certaines des premières lois que les Britanniques ont instaurées criminalisaient la communauté trans. Elles interdisaient de s’habiller d’une manière considérée comme non-conforme à son genre. Auparavant, dans la culture sud-asiatique, ces personnes étaient perçues comme des chef·fe·s spirituel·le·s, avec des pouvoirs mystiques. Mais la colonisation leur a enseigné qu’ils·elles avaient tort. Malheureusement, ça se poursuit aujourd’hui : une des communautés LGBTQIA+ continue d’être le bouc émissaire et se fait accuser d’être à l’origine de « l’effondrement de la civilisation » ou de la « dégénérescence de la nation » !

Sur ton compte Instagram, tu évoques souvent le harcèlement que tu subis. À quoi ça ressemble, au quotidien, d’être simplement toi-même dans la rue ?
C’est frustrant. Enfant, je pensais que déménager à New York signifierait être en sécurité. Bien sûr, c’est un endroit bien plus sûr que d’autres. Mais quand on est trans ou non-binaire, c’est une tout autre histoire. Les gens se font une joie de rendre votre vie misérable. Ils·Elles commentent nos corps constamment, nous prennent en photo sans notre consentement, se moquent de nous comme si nous n’étions pas là, nous traitent comme des objets, un spectacle.
Ma pratique artistique est née en réponse à ces questions : « Pourquoi les gens sont-ils·elles si obsédé·e·s par moi ? » ; « Pourquoi je ne peux pas exister en public sans qu’on me dévisage ?» ; « Pourquoi je ne peux pas aller faire mes courses en portant ce que je veux sans que ce soit un problème ? ». Ça m’énerve quand on me dit qu’on demande des droits spéciaux alors qu’on veut simplement pouvoir exister en public sans craindre d’être agressé·e·s. C’est ce pour quoi je me bats plus que tout. Les États-Unis et la France prétendent être plus progressistes sur les questions LGBTQIA+ qu’ils ne le sont dans la réalité.
As-tu vu les regards changer au fil des années ?
Je pense que c’est de pire en pire, à cause de la situation politique aux États-Unis. L’élection de Trump a montré aux gens qu’ils·elles étaient autorisé·e·s à se comporter comme ça. Ça les a encouragés à nous interpeller. Ça me fait très peur, car ça se produit même au sein de la communauté LGBTQIA+. Certain·e·s gays et lesbiennes sont ouvertement anti-trans.

Alok Vaid-Menon : « Ce que j’aime dans la poésie, c’est sa façon de transformer la douleur en beauté. Elle soulage mon corps. Quand on est queer, on doit tellement encaisser le jugement des autres que ça peut nous rendre malades physiquement. »

Comment as-tu mis en place ta rhétorique axée sur l’amour, malgré toute la haine que tu reçois ? Le fait d’avoir été une cible a-t-il renforcé ton désir d’être bienveillant·e ?
À une époque, tout ce que l’on me disait – que j’étais moche, que le monde serait mieux sans moi, que j’étais dégoûtant·e –, j’ai fini par me le dire moi-même. Et puis j’ai appris à m’aimer et j’ai réalisé que si je croyais ce qu’on me disait, c’est parce que j’avais peur de mon pouvoir.
Aujourd’hui, quand des gens me harcèlent, je sais que ça a à voir avec leur rejet d’eux·elles-mêmes. Car on leur a dit en grandissant qu’ils·elles devaient se conformer, entrer dans telle ou telle case. Donc quand ils·elles voient des personnes libérées de tout ça, au lieu de nous demander de leur apprendre à faire de même, ils·elles se mettent en colère parce qu’ils·elles ne comprennent pas ce que signifie être libre et s’exprimer par soi-même.
Un jour, dans l’ascenseur, une femme m’a dit : « Mon dieu ! Vous allez à un concert de Lady Gaga ? Vous avez l’air ridicule ! ». J’ai répondu : « Non, je vis juste ma vie. Mais vous avez le droit de vous exprimer» Elle m’a regardé, éberluée, et j’ai continué : « Vous savez, on n’a pas besoin d’attendre un événement en particulier, notre vie est l’attraction principale et je suis désolé·e si personne ne vous a jamais dit que vous étiez belle et unique, mais vous l’êtes. Bonne journée. » Les gens sont tellement désarçonné·e·s quand on réagit de la sorte [rires, NDLR] ! La honte ne m’atteint plus. C’est ce qu’on m’a fait ressentir durant toute mon enfance. Et puis je me suis dit « fuck ! Je veux être libre ! ». Mais si je n’avais pas fait ce travail d’amour-propre et d’acceptation, j’aurais pu moi-même devenir l’une de ces personnes qui me harcèlent. Et puis j’ai appris qu’on ne change pas les gens en les faisant se sentir honteux·ses ou en les décrédibilisant. On les change en les aimant plus qu’il·elle·s ne nous détestent.
En parlant d’amour, tu as pris part à la campagne « The Narratives II », de la maison Valentino, pour laquelle tu as écrit un poème sur l’amour, qui est au cœur de ton travail. Qu’est-ce qu’aimer selon toi ?
C’est célébrer la profonde complexité de chaque personne sur terre. C’est croire que chaque personne a droit au respect et à la dignité. C’est croire en la capacité de chacun·e à se transformer.

 

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Comment as-tu commencé à écrire des poèmes ? Cela fait-il partie du processus thérapeutique que tu évoquais ?
Oui. J’ai commencé à écrire parce qu’on me harcelait. Mais à l’époque, pour moi, c’était juste un journal intime. Je couchais sur le papier ce que je ressentais. Puis, anonymement, j’ai commencé à publier ce que j’écrivais sur MySpace. Et je recevais des messages disant : « Oh mon dieu, je ressens la même chose. Tu es un poète ! ». Alors je me suis dit : « Je suis un poète ! » [rires, NDLR]. Ensuite, j’ai commencé à soumettre mes poèmes à des revues de poésie et à en lire.
Ce que j’aime dans la poésie, c’est sa façon de transformer la douleur en beauté. Elle soulage mon corps. Quand on est queer, on doit tellement encaisser le jugement des autres que ça peut nous rendre malades physiquement. C’est ce qui explique le taux de suicide astronomique dans notre communauté. On nous traite sans aucun respect. Et ça reste dans nos corps. On a donc besoin de rituels pour évacuer toute cette douleur. Je pense que beaucoup de trans sont déprimé·e·s ou anxieux·ses parce que leur corps stocke trop de haine. L’écriture, c’est cathartique.
À travers tes différents livres, performances ou talks, tu expliques que la société ne veut pas que les personnes trans et non-binaires existent. Pourquoi, selon toi ?
C’est une dynamique de contrôle et de pouvoir. Légiférer sur les personnes trans concerne en réalité tout le monde. Car quiconque s’écarte des normes du genre est puni·e. Quand les personnes trans disent : « Tu n’as pas à me dire comment je dois vivre ma vie », ça renverse le statu quo et les rapports de pouvoir. La société veut que les hommes soient militaristes et les femmes maternelles.
C’est pour ça qu’aux États-Unis, des lois anti-avortement passent en même temps que des lois anti-trans : ça relève de la même misogynie, qui consiste à résumer la femme au rôle de mère. Lorsqu’une femme trans dit : « Je n’ai pas besoin d’avoir la capacité de me reproduire pour être une femme » et qu’une femme cisgenre dit : « Je n’ai pas à procréer si je ne le veux pas », ça remet en cause l’idée conservatrice selon laquelle les femmes sont d’abord des génitrices.
C’est intéressant d’avoir cette conversation en France parce qu’après la Révolution française, les féministes ont réclamé l’égalité des droits et une démocratie représentative. Mais les hommes ont refusé. Leur rôle devait se résumer à celui de mères de la nation. Depuis des siècles, on retrouve donc cette volonté de contrôler les femmes pour qu’elles restent subordonnées aux hommes. La question des droits des trans, c’est exactement le même combat. Et ce qui est douloureux, c’est que certaines féministes cisgenres ne soutiennent pas les femmes trans, alors que nous faisons face aux mêmes problèmes. Parce qu’en réalité, beaucoup d’entre elles ne se battent pas pour l’égalité, mais pour obtenir à leur tour des privilèges. Elles reproduisent ce qu’on leur a fait. C’est très inquiétant.

Alok Vaid-Menon : « Ce que je veux rappeler aux gens, c’est que personne n’est libre tant que toutes les communautés ne le sont pas. »

Comment as-tu réagi face à l’adoption de lois LGBTphobes aux États-Unis, notamment au Texas, et face à l’abrogation par la Cour suprême de l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait l’accès à l’IVG ?
Je suis profondément blessé·e. Ça me fait très peur. Beaucoup de gens pensent que le progrès est linéaire, que l’on va toujours de l’avant. Mais l’Histoire nous apprend que c’est plutôt comme une vague. Il y a des périodes géniales, puis des revirements très durs. Les conservateur·ice·s font leur maximum pour rendre l’existence des personnes LGBTQIA+ impossible. Et au lieu de s’unir, notre communauté se divise. C’est exactement ce qu’ils·elles veulent : créer des fissures pour empêcher une coalition. Mais nous ne pourrons gagner qu’en étant solidaires. C’est pour cette raison que les émeutes de Stonewall ont été si puissantes. Tant de genres, de sexualités et de couleurs de peau différentes ont uni leurs forces pour dire : « Nous sommes tous concerné·e·s et nous sommes plus fort·e·s ensemble. »
C’est de là que vient l’idée de fierté et de communauté LGBTQIA+, qui se perd aujourd’hui, car certaines communautés LGBTQIA+ ont des privilèges sur d’autres. Mais ce que je veux rappeler aux gens, c’est que personne n’est libre tant que toutes les communautés ne le sont pas.
Comment déconstruire le système binaire et dépasser ses stéréotypes, selon toi ?
Premièrement, grâce à plus d’éducation, de savoir. Tout le monde devrait appréhender l’Histoire par le prisme du racisme, du sexisme, du féminisme… Sous cet angle, on peut commencer à remettre en question ce qu’on pense. À l’heure actuelle, la plupart des gens s’imaginent encore que le patriarcat est naturel ! On nous dit que le féminisme est une menace alors qu’il permet d’améliorer la condition de tous les genres.
Ensuite, il faut s’unir aux autres groupes marginalisés, être intersectionnel·le·s. Nous devons comprendre que la justice raciale est liée à la justice économique, à la lutte contre l’homophobie… On ne peut pas se soucier uniquement des problèmes qui nous concernent.
La troisième chose que nous devons faire, c’est soutenir ceux·celles sur la ligne de front. Les activistes prennent des risques. Honnêtement, ce sont les trans qui ont tiré le mouvement gay vers l’avant. Mais comment sont-ils·elles censé·e·s lutter contre l’oppression qu’ils·elles subissent quand ils·elles ne peuvent même pas vivre décemment ? Ce qui préoccupe la plupart des trans, c’est comment faire pour payer le loyer, les opérations… Et on leur demande de démanteler le patriarcat ! Il faut donc les aider financièrement.
Enfin, il faut rêver à un monde meilleur, ce qui signifie impliquer des artistes dans notre mouvement. C’est pour ça que je m’investis beaucoup dans la mode, l’art et la beauté. On considère souvent que c’est superficiel, à tort. Car quand des images nous représentent, elles nous donnent la permission d’exister.
La mode joue un rôle essentiel dans les stéréotypes liés aux genres. Toi qui as lancé la campagne #DeGenderFashion, as-tu l’impression que cette industrie, et celle de la beauté, avancent dans ce sens ?
Certain·e·s acteur·ice·s de ces industries se dégenrent, oui, mais à travers une campagne et non à travers toute leur gamme de produits. Ou temporairement, à l’occasion du Pride Month. Ou en plus des catégories « homme » et « femme », ils·elles vont en créer une troisième. Mais ce dont nous avons besoin, c’est de dégenrer complètement la mode !
On me dit souvent que c’est radical. Mais ce qui est radical, c’est de dire que seule une femme devrait porter une jupe ! C’est tellement absurde ! Les marques pourraient se faire beaucoup plus d’argent si leurs produits s’adressaient à tous·tes. Bien sûr, à court terme, des gens s’offusqueront, mais ils·elles finiront par mourir. Quand les femmes ont commencé à porter des pantalons, les gens étaient furieux. Puis ça devient la tendance. Alors lançons-la !
Tu as toi-même créé plusieurs collections non genrées. Y en aura-t-il d’autres ?
C’est mon rêve. À l’heure actuelle, j’accumule de l’expérience pour pouvoir un jour lancer ma propre marque. Je pense sincèrement que la mode peut être une sorte d’armure et c’est ce que je veux créer : des vêtements qui rendent puissant·e·s et qui ne s’excusent pas, comme la robe Valentino [une longue robe-chemise rose fluo, NDLR] que je vais porter sur scène ce soir. C’est impossible de l’ignorer [rires, NDLR] !
Considères-tu la mode comme un outil politique ?
Absolument. D’autant plus pour les trans, pour qui il était interdit d’exister dans l’espace public, en France ou aux USA, en raison des lois interdisant le travestissement. La police emprisonnait les gens transgressant ces lois et les prenait en photos pour les pointer du doigt dans les journaux.
À l’aéroport, je portais ce genre de choses [iel désigne sa tenue, composée d’une robe fluide imprimée de fleurs pastel assorties à sa chevelure, NDLR] et on me regardait avec effroi. Mais je veux leur montrer que j’ai le droit d’exister. La mode sert à ça : à montrer que nous avons le droit de prendre de la place et que nous sommes beaux·belles. Elle m’a permis de trouver de la beauté en moi-même. Trop souvent, on nous dit qu’être beau·belle, c’est ressembler à ce à quoi la société et la mode nous disent de ressembler. Mais non ! Être beau·belle, c’est être soi-même. Ce qui signifie qu’il y a autant de façons d’être beau·belle qu’il y a de gens sur terre.
Photo : Alok Vaid-Menon sur la scène de l’Apollo Théâtre, à Paris, le 8 juillet 2022.
Tes poils font partie intégrante de ton look et contribuent à déconstruire les idées de masculinité et de féminité. Sur Instagram, tu as par ailleurs lancé la campagne #NothingWrongHair…
Oui. C’était important pour moi, parce que les personnes poilues sont peu représentées dans la culture mainstream. On apprend aux femmes qu’être imberbe est synonyme de féminité. En fait, c’est lié au racisme. Parce que les Blanc·he·s, moins poilu·e·s, se considéraient comme plus avancé·e·s que les gens de couleur, qu’ils·elles comparaient à des animaux.
J’ai grandi entouré·e de femmes poilues et à la peau foncée. Ça ne m’empêchait pas de les trouver belles et féminines. Garder mes poils est un signe de solidarité envers elles. On me dit souvent que ma vie serait plus simple si je me rasais. Mais pourquoi blâme-t-on toujours les individus et non la société pour sa responsabilité dans les diktats qu’elle impose à nos corps ? Se raser ou pas devrait être un choix. À l’inverse, imaginez que l’on s’offusque parce que vous ne voulez pas garder vos poils ! C’est ridicule !
Tu as publié le recueil de poésie Femme in Public, en 2017, puis Beyond the Gender Binary, en 2020, suivi l’année dernière d’un autre recueil : Your Wound/My Garden. Prévois-tu de publier un autre livre ?
Oui, je veux à tout prix écrire mes mémoires. Le problème, c’est que je manque de temps. À l’heure actuelle, je voyage beaucoup, je me concentre sur la soixantaine de dates de cette tournée. Mais quand elle sera finie, je pense que je reviendrai à l’écriture.

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