De son enfance au Texas à sa vie d’adulte à New York en passant par ses études de genre à l’université Stanford, en Californie, l’artiste et activiste trans et non-binaire Alok Vaid-Menon a, au fil du temps, appris à déconstruire les stéréotypes liés à la binarité de genre pour les dépasser. Conscient·e très tôt d’être différent·e, mais ne disposant pas du langage lui permettant de s’exprimer pleinement malgré le soutien de sa famille, iel met aujourd’hui toute son énergie au service de cette cause, multipliant les initiatives pour faire évoluer les mentalités vers plus de bienveillance et de tolérance, malgré un climat politique anxiogène et rétrograde. Rencontre.
Activiste, auteur·rice, poète·sse, influenceur·se, designer ou encore performeur·se, Alok Vaid-Menon – qui officie sous le nom d’ALOK – cumule presque autant de casquettes que sa chevelure bigarrée comprend de couleurs. Transgenre et non-binaire, l’Américain·e d’ascendance indienne met depuis plusieurs années un point d’honneur à déconstruire les stéréotypes liés à la binarité de genre qui régit encore largement notre société. Sur plusieurs fronts à la fois, que ce soit via des ouvrages – tels que le recueil de poésie Femme in Public (2017) ou l’essai Beyond the Gender Binary (2020) –, à travers des posts Instagram éducatifs et poétiques ou via des talks et performances à mi-chemin entre la conférence et l’entertainment, iel se bat sans relâche pour que le monde appréhende enfin le genre non plus en noir et blanc, mais en Technicolor.
Désamorçant aujourd’hui avec humour la moindre once de LGBTphobie qu’on lui adresse, pour renverser le stigmate et faire changer la honte de camp, ALOK est allé·e à bonne école. Sa tante et mentor, l’activiste lesbienne Urvashi Vaid, décédée en mai 2022, lui a en effet instillé, dès son enfance, le droit d’être soi et le désir de déconstruire le patriarcat cis-hétéro.
À l’occasion de son spectacle parisien, organisé dans le cadre d’une ambitieuse tournée internationale, Antidote est parti à la rencontre de cette personnalité qui a fait de son corps poilu et de sa coiffure multicolore les étendards des valeurs qu’iel défend : l’amour, la tolérance ou encore la bienveillance.
Dans les loges de l’Apollo Théâtre, à quelques encablures de la place de la République, ALOK nous reçoit avant de monter sur scène. Rompu·e à l’exercice, maîtrisant l’art de la rhétorique et volubile, iel partage avec nous sa pensée structurée, revenant tour à tour sur son enfance dans un pays en pleine dérive conservatrice, sur son processus d’auto-acceptation ou encore sur la nécessité de dégenrer les industries de la mode et de la beauté dans leur totalité. Iel-même pétri·e des stéréotypes sur les personnes queer à son arrivée en Californie pour entreprendre des études sur le genre, ALOK, qui vit aujourd’hui à New York, nous aide ainsi, via son discours didactique, à déconstruire et à comprendre l’interconnexion entre le contrôle de nos apparences selon la binarité de genre, le racisme, le colonialisme et la suprématie blanche. « Même si on essaie constamment de vous descendre, il faut trouver le moyen de toujours rester au sommet » affirme-t-iel. Un espoir inébranlable auquel l’activiste de 31 ans a habitué son million d’abonné·e·s sur Instagram, qui transparaît également dans l’épisode « Can we say bye-bye to the binary? » de la série Netflix Getting Curious with Jonathan Van Ness, dans lequel iel intervient et dont le slogan est : « The future is bright and non-binary » [« Le futur est radieux et non-binaire », NDLR].
ANTIDOTE : Tu viens du Texas. Comment était-ce de grandir dans cet État conservateur ?
ALOK : Assez brutal. Car malheureusement, la ville où j’ai grandi, College Station, confirme tous les stéréotypes que les Français·e·s peuvent avoir sur le Texas. Dès mon plus jeune âge, parce que je n’étais pas chrétien·ne, blanc·he, hétéro et cisgenre, on me faisait sentir que j’étais un problème, que le monde se porterait mieux sans moi. Les gens remettaient continuellement en question ce que j’étais, donc, très tôt, j’ai été forcé·e de me poser la question « Qui suis-je ? ». Parallèlement, ça m’a permis d’acquérir une conscience de moi-même très forte et d’accepter ma différence, petit à petit. Je n’avais pas le choix, car personne n’était comme moi. Avec le recul, je suis reconnaissant·e d’avoir grandi là-bas. J’ai l’impression que ça m’a donné beaucoup de force pour faire ce que je fais aujourd’hui.
Si tu n’avais pas de modèles auxquels t’identifier enfant, la situation semble s’être améliorée pour ceux·celles d’aujourd’hui, non ?
Complètement. Et ce, malgré toutes les tentatives des homophobes et transphobes pour se débarrasser de nous. Mais ils n’y arriveront pas, nous sommes trop fabuleux·ses [rires] ! Pendant 10 mois, au début de la pandémie, je suis retourné·e vivre à College Station et j’y ai rencontré beaucoup de personnes queer. C’était très émouvant de constater à quel point ça a changé. Bien sûr, il y a des politiques horribles, mais la communauté queer reste forte. C’est la raison pour laquelle je retourne régulièrement performer au Texas. Dans le cadre de cette tournée, j’ai fait trois shows à Houston et Austin et la plupart des Texan·e·s queer que j’ai rencontrés me disaient ne pas vouloir déménager sur la côte est ou la côte ouest. C’est si triste quand certain·e·s se sentent obligé·e·s de partir vivre à San Francisco, Los Angeles ou dans une autre ville plus progressiste. La plupart me disaient : « Je viens d’ici, je ne veux pas avoir à fuir. » C’est beau et puissant, cette résilience.
Photo : Alok Vaid-Menon au défilé Valentino printemps-été 2023.
As-tu compris très tôt que tu étais trans et non-binaire ?
Oui. Avant même d’avoir le langage pour l’exprimer, je le faisais à travers mon refus de porter des vêtements « pour garçons », que je trouvais ennuyeux. Je n’étais pas mécontent·e d’être un garçon, je voulais juste m’amuser avec la mode, porter ce que mes sœurs portaient. Et j’étais très « féminin·e » dans mes manières. On me traitait constamment de fillette, de tapette, de pédé… On ne m’a jamais demandé qui j’étais, on m’a dit ce que j’étais. Beaucoup d’homosexuel·le·s et de personnes trans ne se connaissent, en premier lieu, qu’à travers les insultes qu’on leur adresse.
À 7 ans, alors que ma mère me bordait, je lui ai dit : « Maman, je suis queer. » Je venais d’apprendre ce mot. Je savais juste qu’il signifiait « bizarre » ou « différent ». Mais au Texas, il n’y a aucune éducation sur les questions LGBTQIA+. Donc je ne savais pas ce que j’étais vraiment. Je savais ce qu’était être lesbienne ou gay, mais trans, je ne savais même pas que c’était possible. Au début j’utilisais le mot « gay », parce que c’était le seul que j’avais à disposition. Vers 19 ans, quand j’ai découvert l’existence de la non-binarité et de gens comme moi, ça a été tellement thérapeutique ! Ce n’est qu’au début de la vingtaine que j’ai vraiment compris qui j’étais. Et je pense que c’est le cas pour beaucoup de trans. Parce qu’on ne nous donne pas la possibilité d’apprendre à nous connaître par nous-mêmes.
Lors de mes études à l’université, j’ai découvert qu’en Inde, d’où je viens, les personnes trans et non-binaires existent depuis des millénaires. Donc ça m’agace lorsqu’on dit qu’il y a beaucoup plus d’enfants trans aujourd’hui, comme s’il s’agissait d’une contagion, comme si nous les recrutions. C’est simplement qu’on dispose désormais d’un langage pour exprimer ce que l’on a toujours ressenti.
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En ce sens, tu dis que ce n’est pas l’existence des trans et non-binaires qui est nouvelle, mais leur politisation et leur criminalisation. Outre les Hijras en Inde, au Pakistan et au Bangladesh, as-tu d’autres exemples ?
Au Mexique, il y a les Muxes, aux Philippines les Baklas, en Asie du Sud-Est les Kathoeys… Dans la culture autochtone nord-américaine, il y a aussi les êtres aux deux esprits. Et ce qui est drôle, c’est que même dans les cultures blanches occidentales, il y a des identités similaires. Dans les années 1930, aux États-Unis, on nous appelait « pansies », « fairies », « androgynes », « inverts ». Mais on efface cette histoire.
C’est lié, selon toi, à la colonisation et à la suprématie blanche. Pourquoi ?
Dès leur arrivée en Inde et aux Amériques, les Européen·ne·s ont commencé à assassiner les populations indigènes, prétendument arriéré·e·s. L’une des manières de justifier ça, c’était de dire : « Ces personnes sont non-conformes. Ces femmes s’affichent torse nu, comme des hommes. Eux ont de longs cheveux, portent du maquillage et des robes. C’est répugnant. » Donc parce qu’ils·elles considéraient que ces sociétés autorisaient ces « maladies » que sont l’homosexualité et la non-conformité à la binarité de genre, les Blanc·he·s se sont dit qu’il fallait les coloniser, les sauver.
Les personnes qu’ils·elles tuaient en premier étaient souvent trans ou non-binaires. En Inde, nous avons la preuve que certaines des premières lois que les Britanniques ont instaurées criminalisaient la communauté trans. Elles interdisaient de s’habiller d’une manière considérée comme non-conforme à son genre. Auparavant, dans la culture sud-asiatique, ces personnes étaient perçues comme des chef·fe·s spirituel·le·s, avec des pouvoirs mystiques. Mais la colonisation leur a enseigné qu’ils·elles avaient tort. Malheureusement, ça se poursuit aujourd’hui : une des communautés LGBTQIA+ continue d’être le bouc émissaire et se fait accuser d’être à l’origine de « l’effondrement de la civilisation » ou de la « dégénérescence de la nation » !
Sur ton compte Instagram, tu évoques souvent le harcèlement que tu subis. À quoi ça ressemble, au quotidien, d’être simplement toi-même dans la rue ?
C’est frustrant. Enfant, je pensais que déménager à New York signifierait être en sécurité. Bien sûr, c’est un endroit bien plus sûr que d’autres. Mais quand on est trans ou non-binaire, c’est une tout autre histoire. Les gens se font une joie de rendre votre vie misérable. Ils·Elles commentent nos corps constamment, nous prennent en photo sans notre consentement, se moquent de nous comme si nous n’étions pas là, nous traitent comme des objets, un spectacle.
Ma pratique artistique est née en réponse à ces questions : « Pourquoi les gens sont-ils·elles si obsédé·e·s par moi ? » ; « Pourquoi je ne peux pas exister en public sans qu’on me dévisage ?» ; « Pourquoi je ne peux pas aller faire mes courses en portant ce que je veux sans que ce soit un problème ? ». Ça m’énerve quand on me dit qu’on demande des droits spéciaux alors qu’on veut simplement pouvoir exister en public sans craindre d’être agressé·e·s. C’est ce pour quoi je me bats plus que tout. Les États-Unis et la France prétendent être plus progressistes sur les questions LGBTQIA+ qu’ils ne le sont dans la réalité.
As-tu vu les regards changer au fil des années ?
Je pense que c’est de pire en pire, à cause de la situation politique aux États-Unis. L’élection de Trump a montré aux gens qu’ils·elles étaient autorisé·e·s à se comporter comme ça. Ça les a encouragés à nous interpeller. Ça me fait très peur, car ça se produit même au sein de la communauté LGBTQIA+. Certain·e·s gays et lesbiennes sont ouvertement anti-trans.
Alok Vaid-Menon : « Ce que j’aime dans la poésie, c’est sa façon de transformer la douleur en beauté. Elle soulage mon corps. Quand on est queer, on doit tellement encaisser le jugement des autres que ça peut nous rendre malades physiquement. »
Comment as-tu mis en place ta rhétorique axée sur l’amour, malgré toute la haine que tu reçois ? Le fait d’avoir été une cible a-t-il renforcé ton désir d’être bienveillant·e ?
À une époque, tout ce que l’on me disait – que j’étais moche, que le monde serait mieux sans moi, que j’étais dégoûtant·e –, j’ai fini par me le dire moi-même. Et puis j’ai appris à m’aimer et j’ai réalisé que si je croyais ce qu’on me disait, c’est parce que j’avais peur de mon pouvoir.
Aujourd’hui, quand des gens me harcèlent, je sais que ça a à voir avec leur rejet d’eux·elles-mêmes. Car on leur a dit en grandissant qu’ils·elles devaient se conformer, entrer dans telle ou telle case. Donc quand ils·elles voient des personnes libérées de tout ça, au lieu de nous demander de leur apprendre à faire de même, ils·elles se mettent en colère parce qu’ils·elles ne comprennent pas ce que signifie être libre et s’exprimer par soi-même.
Un jour, dans l’ascenseur, une femme m’a dit : « Mon dieu ! Vous allez à un concert de Lady Gaga ? Vous avez l’air ridicule ! ». J’ai répondu : « Non, je vis juste ma vie. Mais vous avez le droit de vous exprimer. » Elle m’a regardé, éberluée, et j’ai continué : « Vous savez, on n’a pas besoin d’attendre un événement en particulier, notre vie est l’attraction principale et je suis désolé·e si personne ne vous a jamais dit que vous étiez belle et unique, mais vous l’êtes. Bonne journée. » Les gens sont tellement désarçonné·e·s quand on réagit de la sorte [rires, NDLR] ! La honte ne m’atteint plus. C’est ce qu’on m’a fait ressentir durant toute mon enfance. Et puis je me suis dit « fuck ! Je veux être libre ! ». Mais si je n’avais pas fait ce travail d’amour-propre et d’acceptation, j’aurais pu moi-même devenir l’une de ces personnes qui me harcèlent. Et puis j’ai appris qu’on ne change pas les gens en les faisant se sentir honteux·ses ou en les décrédibilisant. On les change en les aimant plus qu’il·elle·s ne nous détestent.
En parlant d’amour, tu as pris part à la campagne « The Narratives II », de la maison Valentino, pour laquelle tu as écrit un poème sur l’amour, qui est au cœur de ton travail. Qu’est-ce qu’aimer selon toi ?
C’est célébrer la profonde complexité de chaque personne sur terre. C’est croire que chaque personne a droit au respect et à la dignité. C’est croire en la capacité de chacun·e à se transformer.
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