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RIP : quand la mort s’invite dans nos flux.

Nos réseaux sociaux n’ont pas été pensés pour accueillir les morts. Et pourtant, ils sont devenus des cimetières digitaux, des mémoriaux improvisés. À chaque disparition, intime ou publique, surgissent des stories noires, des RIP en lettres capitales, des carrousels d’images et des hashtags collectifs. Ces hommages intriguent, émeuvent ou dérangent. Sont-ils impudiques ? Sincères ? Superficiels ? Ils révèlent surtout comment la mort s’est dissoute dans le flux et comment nos rituels de deuil ont glissé du lieu de recueillement au feed, de la pierre tombale au flux.

Le rituel funéraire de notre époque.

Toutes les civilisations ont des gestes pour accompagner la mort : veillées, chants, tenues, silences. La nôtre est digital. Une société sans religion commune, mais avec un langage universel : les réseaux. Le like est devenu notre geste de condoléances. Le hashtag, notre prière collective. La story, notre bougie allumée. En dix ans à peine, la mort est passée du silence au flux, du cercle intime à la sphère publique. Des faire-part aux stories saturées d’émotions. Là où l’on se recueillait, on poste désormais. Là où l’on faisait communauté dans un lieu, on le fait à distance, à travers l’écran. Nos deuils numériques sont sans doute les plus précaires de l’histoire : suspendus à la durée de vie d’une application.

Le deuil viral ou le chagrin algorithmique. 

La mort d’une figure publique déclenche une émotion collective immédiate. Le feed devient un chœur mondial : des milliers de voix, au même instant, pleurent, commentent, réagissent. Le deuil devient viral, et cette viralité une illusion d’unité d’un monde capable, l’espace d’un instant, de ressentir la même chose.

Ces mouvements collectifs, immenses et sincères, n’auraient jamais pu exister avant. Autrefois, le chagrin appartenait à un lieu, à une langue, à un pays. Aujourd’hui, il circule en temps réel, traversant frontières et fuseaux horaires. Une émotion partagée depuis un écran devient un phénomène mondial : visible, mesurable, comptable.


Mais cette puissance a un revers : l’algorithme décide de la portée du chagrin. Plus une émotion se voit, plus elle est relayée ; plus elle est relayée, plus elle existe. Le chagrin devient un flux, régulé par les logiques de plateforme. Dans ce système, la peine se propage comme une donnée : codée, amplifiée, normalisée.

Certaines disparitions dépassent le chagrin : elles deviennent des symboles. La mort de George Floyd, filmée, partagée, reprise à l’échelle du monde, a transformé un cri isolé en deuil collectif et en mouvement global.

C’est le paradoxe de notre époque : jamais la tristesse n’aura été aussi partagée — ni aussi dépendante d’une machine pour exister.

Le chagrin partagé. 

Quand la perte est personnelle, le geste change de nature. Publier c’est tenter de donner forme à l’absence. C’est une manière d’honorer, mais aussi parfois d’interpeller. Le geste peut être un hommage informatif, ou une manière d’appeler discrètement à la reconnaissance et au soutien. Sur les réseaux, la peine devient un langage. Le collectif qui se rassemblait autrefois dans une cérémonie se déplace désormais dans le flux. On partage sa peine avec les proches, les moins proches, et des inconnus. Un nouveau système de deuil s’installe, horizontal, visible, continu. Le deuil en ligne n’est pas seulement une exposition. C’est un espace où l’on rend hommage, où l’on fait savoir, et où l’on cherche, consciemment ou non, à voir sa peine reconnue.

Une exposition sans consentement. 

Nous ne choisissons plus de voir la mort : elle s’impose. Chaque jour, des images surgissent dans nos flux, entre deux contenus anodins. Un visage inerte, puis un post sponsorisé. Un cri, puis un chaton.

Les réseaux nous exposent à la mort sans consentement. Une confrontation continue, intégrée à nos gestes quotidiens. Le drame se glisse dans la main, dans le scroll, dans la routine. Nous n’avons plus le temps de détourner les yeux : il est déjà là, touché en plein cœur, absorbé avant d’être compris.


Cette répétition agit comme une double violence. Elle désensibilise les un·e·s : à force de voir, on ne ressent plus. Elle traumatise les autres : à force d’être forcé·e·s de voir, on ne peut plus oublier. La mort devient à la fois une image de plus et une empreinte de trop.

Ce bombardement visuel trouble la santé mentale collective. Il brouille la frontière entre compassion et sidération, entre information et intrusion. Nous ne regardons plus la mort, elle nous traverse. Et dans ce face-à-face permanent, c’est notre empathie qui s’érode.

La pudeur publique.

La pudeur a changé de forme. Là où autrefois la peine se murmurait, elle s’écrit désormais à ciel ouvert. Ce n’est pas un aveu d’impudeur, mais une mutation du lien : un besoin de dire, de montrer, de partager.


En dix ans, la douleur privée est devenue un geste public, une émotion collective amplifiée par le flux. Cette évolution ne concerne pas tout le monde, mais elle s’étend chaque année. Et si elle peut troubler, elle révèle aussi quelque chose de notre époque : notre manière d’apprivoiser la perte a changé. On n’y cache plus la tristesse, on la poste.

Mourir dans le flux, c’est disparaître sans silence. Mais c’est aussi continuer d’exister à travers les profils qui demeurent, ces pages figées où l’on revient comme on irait se recueillir. Des mausolées numériques où l’on dépose non plus des fleurs, mais des cœurs.

RIP.

Et dans la mode ? Effacer pour durer : Le paradoxe Lagerfeld. 

Le monde de la mode sait orchestrer ses successions. Dans ce système, un·e designer en remplace un·e autre, mais un seul nom demeure : celui de la maison.

Karl Lagerfeld en est la preuve. Quand il est mort, en 2019, après 36 ans passés à la tête de Chanel, en quelques mois, l’histoire s’est recentrée : Chanel redevenait Coco. Ce n’était pas un effacement, mais un tri narratif. Dans une maison de mode, il ne peut y avoir qu’un seul mythe à la fois et même lui, qui avait ressuscité Chanel, a été effacé pour qu’elle demeure.