Après Juun.J ou encore Wooyoungmi, une nouvelle vague de designers coréens déferle et détonne dans le monde de la mode, portée par le bouillonnement culturel du pays.
En 2016, Vetement s’est déplacé en Corée du Sud pour lancer la fashion week de Séoul avec sa nouvelle capsule « Official Fake ». Un clin d’œil ironique aux nombreuses contrefaçons produites dans le pays, malgré la multiplication de jeunes designers prometteurs et le pouvoir de séduction de sa propre production culturelle, qui a décidé Demna Gvasalia à y dévoiler sa nouvelle ligne. « La Corée actuelle rappelle le Japon des années 90’s, explique-t-il au magazine W. Sa pop culture est incroyable. C’est un cri, une demande d’attention extrêmement intéressante. »
Photos : Blindness. De gauche à droite : collection printemps-été 2018, printemps-été 2018, printemps-été 2018, printemps-été 2017.
Avec ses stars de la K-pop comme G Dragon, CL, Dean, et bien sûr PSY, ses rappeurs Keith Ape et Okasian, et certains films comme Old Boy de Park Chan-wook, la culture coréenne s’exporte plus que jamais à travers le monde. Cette vague porte même un nom : la « Hallyu », qui a tout d’abord déferlé en Chine avant de séduire au-delà des frontières de l’Asie. Et après la musique, le cinéma, voire même la gastronomie avec des plats populaires comme le bibimbap, c’est au tour de la mode coréenne de faire parler d’elle, parfois soutenue par les célébrités issues de ce bouillonnement créatif, capables d’apporter une grande visibilité aux jeunes marques.
Parmi elles, Blindness est l’une des plus remarquées, et a accédé en demi-finale du prix LVMH cette année. Fondée en 2012 par Kyu Yong Shin et Ji Sun Park, un jeune couple de Séoul, ses collections masculines et néo-romantiques mêlent broderies perlées et fluidité sportswear, coupes oversized et jeux avec les notions de genre, et sont vendues aux quatre coins du monde – chez L’Éclaireur (Paris), Barneys (New York), ou encore Selfridges (Londres).
Photos : 99%IS-. De gauche à droite : collection printemps-été 2017, printemps-été 2017, printemps-été 2017, printemps-été 2018.
L’excentrique créateur Bajowoo est une autre figure montante de la scène coréenne, et séduit avec l’approche punk de son label 99%IS- : son premier défilé, où les mannequins fumaient voire crachaient de la bière sur le podium, comptait déjà Demna Gvasalia et de nombreuses it-girls coréennes dans son public. Fondée par Younchan Chung, qui a étudié au Samsung Art and Design Institute, la marque The-sirius joue quant à elle avec les formes et les superpositions de vêtements oversized, et s’est elle aussi distinguée au sein de la jeune scène mode coréenne.
Une omniprésence de la mode à Séoul
Ces labels sont encouragés par la santé économique miraculeuse du pays : après l’occupation japonaise, la guerre de Corée puis une dictature qui perdure jusqu’à la fin des années 1970, il s’impose maintenant comme la 11ème puissance économique mondiale. Il attire toujours plus de marques de luxe (Chanel a présenté sa collection Croisière à Séoul en 2016, et Dior y a ouvert son plus grand magasin d’Asie la même année dans le quartier de Gangnam), et le gouvernement a ainsi pris conscience du potentiel commercial de la mode et soutient le rayonnement de la fashion week de Séoul depuis deux ans, employant des moyens colossaux.
« Les hommes coréens portent du maquillage et n’ont pas peur d’essayer des vêtements qui s’adressent traditionnellement à un public féminin. »
Celle-ci se déroule chaque saison au sein des bâtiments futuristiques de la Dongdaemun Design Plaza, conçus par l’architecte star Zaha Hadid – l’écrin parfait pour une mode avant-gardiste. De nombreuses jeunes marques prometteuses y ont présenté leurs collections : outre celles-citées plus haut, Moohong, Kiok, lancé à Séoul par Crayon Lee et sa soeur Coco J Lee après des études de mode aux États-Unis, ou encore J Koo, lancé par deux anciens étudiants de la Central Saint Martins (JinWoo Choi et Yeonjoo Koo) y ont organisé des défilés. La scène mode coréenne est en pleine effervescence, sur les podiums comme dans la rue, où les jeunes coréens exhibent leurs looks avant-gardistes, marquant ainsi une rupture avec la génération précédente – bien plus traditionnelle dans ses valeurs comme dans son style.
Cheveux teints, masques recouvrant le visage par choix esthétique, et fluidité des genres : le goût du risque transfigure le macadam séoulite. La créatrice Woo Young Mi, qui a fondé l’une des plus célèbres marques sud-coréennes en 2002, confirme auprès de Highsnobiety : « Les hommes coréens, par exemple, portent du maquillage et n’ont pas peur d’essayer des vêtements aux coupes originales, aux couleurs ou motifs osés, ou s’adressant traditionellement à un public féminin. Les Coréens adorent expérimenter. »
La relève du Japon ?
Dans un pays très influencé par la culture occidentale et notamment américaine (le baseball est le sport le plus populaire en Corée du Sud), les jeunes générations sont très au fait des nouvelles tendances venues de l’étranger, et certains créateurs émergents se sont vus accusés de trop les suivre, au lieu de les réinventer en s’appuyant sur leur propre ADN. La collection printemps-été 2018 du label Pushbutton s’inscrit ainsi dans le sillage du Balenciaga de Demna Gvasalia, alors que la marque thisisneverthat propose des produits ressemblant parfois à s’y méprendre à ceux de Supreme.
Certains créateurs coréens ont néanmoins réussi à s’exporter avec succès : notamment Woo Young Mi, dont la griffe du même nom connue pour ses collections masculines épurées est maintenant co-dirigée par sa fille Katie Chung, qui a étudié à la Central Saint Martins, et Jung Wook Jun, le fondateur de Juun.J. Tous deux sont inscrits au calendrier officiel de la fashion week parisienne, et Jung Wook Jun, qui qualifie ses lignes de « street tailoring », était l’an dernier le premier designer coréen à être invité au Pitti Uomo à Florence. « Je réinterprète les formes et les coupes des costumes traditionnels coréens, par exemple à travers le travail réalisé sur les manches, expliquait-t-il à propos de ses collections auprès du Monde. Mon envie est d’adapter cette silhouette à l’époque contemporaine. »
Photos : Juun.J. De gauche à droite : collection printemps-été 2018, printemps-été 2017, automne-hiver 2017, automne-hiver 2016.
D’autres designers coréens plus jeunes parviennent eux aussi à s’imposer à l’international, à l’instar de Heejin Kim et son label Kimmy J, créé à Londres en 2013, dont les lignes sportswear et colorées notamment inspirées par les années 1990 ont été présentées à Séoul, mais aussi Paris et New York. À peine diplômé du Royal College of Art’s, Kanghyuk Choi est quant à lui parvenu à vendre sa première collection confectionnée à partir d’airbags chez MACHINE-A à Londres et H Lorenzo à Los Angeles, deux concepts stores pointus, et sur le site ShowStudio fondé par le célèbre photographe Nick Knight.
Si aucun créateur coréen n’a encore atteint le niveau de célébrité et d’influence de certains de leurs voisins japonais ayant percé dès les années 1980 et 1990, à l’instar de Rei Kawakubo ou encore Yohji Yamamoto, cette nouvelle génération qui regorge de talents créatifs comporte sans aucun doute certains des futurs designers stars de la prochaine décennie.
Photo : le mannequin Han Hyun-Min défilant à Séoul.
L’industrie de la mode à Séoul est aussi sur le point de vaincre ses plus vieux démons : à seize ans, Han Hyun-Min est le premier mannequin noir parvenu à y devenir célèbre, malgré un racisme encore très prégnant dans la société coréenne, où seulement 4% de la population est immigrée. Le recruter était un vrai pari pour son agent, Youn Bum, qui a dû faire face à de nombreux refus de la part de rédacteurs en chef de magazines, comme il le rapporte à l’AFP : « Certains me disaient : “on ne prend pas de modèle de couleur”, ou : “pour nous, un modèle non-coréen est blond aux yeux bleus” ». Han Hyun-Min a depuis posé sur plusieurs couvertures, et participé à trente défilés de la fashion week de Séoul l’année dernière. La mode coréenne est entrée dans une nouvelle ère.