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Entretien avec Raye, la popstar qui s’est battue pour son indépendance

Durant sept ans, la chanteuse britannique Rachel Keen, alias Raye, a dû se contenter de sortir des singles (dont plusIeurs sont devenus des tubes) au sein de son ancien label, Polydor, qui ne l’a jamais autorisée à sortir le moindre album. Une situation qu’elle a fini par dénoncer sur son compte Twitter, en désespoir de cause, avant d’être libérée de son contrat et de donner un nouvel élan à sa carrière en sortant enfin son premier disque,« My 21st Century Blues », en indé.

Maxime Retailleau : Tu as reçu beaucoup de messages de soutien après ton post sur Twitter critiquant la manière dont ton label te traitait, et tu as pu rompre le contrat que tu avais signé avec lui à 17 ans, pour enfin voler de tes propres ailes. Tu t’attendais à ce happy ending ?
Raye : Honnêtement, je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer. J’étais dans ma chambre, je regardais un poster de Nina Simone qui était accroché à mon mur, où il était écrit : « Il est du devoir d’un·e artiste de refléter son époque », et j’ai éclaté en sanglots. Je me suis dit : « Mais qu’est-ce que je suis en train de faire de ma vie ? ». J’ai publié mon post, puis j’ai laissé mon téléphone sur le lit et j’ai continué à pleurer. Puis mon père m’a appelée et m’a demandé : « Rachel, qu’est-ce que tu fais ? ». Et je lui ai répondu : « Je ne sais pas, papa. Je suis tellement désolée. » C’était vraiment une période difficile. J’ai rendu cette affaire publique parce que j’avais l’impression de ne pas avoir d’autre choix, je me disais que je n’avais plus rien à perdre. Tout ce que je voulais, c’était être une artiste indépendante qui pourrait contrôler sa carrière. Grâce aux réseaux sociaux, j’ai pu recevoir du soutien et avoir du poids. Je n’allais pas arrêter d’en parler, à moins qu’on me redonne ma liberté. J’ai été vraiment chanceuse de pouvoir partir.

Raye : « On ne devrait pas avoir à compromettre son intégrité pour vendre plus. »

Beaucoup de chanteuses ont critiqué les labels avec lesquels elles avaient signé : ça a aussi été le cas de Charli XCX, Tinashe ou encore Normani, pour ne citer qu’elles. Qu’est-ce qui pourrait faire évoluer l’industrie musicale selon toi ? Qu’il y ait plus de femmes PDG ?
Oui, je pense qu’on a clairement besoin qu’il y ait plus de femmes aux positions de pouvoir. Il reste beaucoup de pain sur la planche, car il y a plein de personnes en haut de la pyramide dont la mentalité n’a pas évolué. On ne devrait pas avoir à compromettre son intégrité pour vendre plus, ou pour se voir accorder le soutien qu’on mérite. Au lieu d’imposer les choses, ces personnes devraient dire : « Voilà mon avis, mais on va t’épauler quoi que tu fasses. » Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe.
Tu as un tatouage qui fait référence à ton passage préféré de la Bible. De quoi parle-t-il ?
Il est ici [elle tire sur la manche de sa veste et pointe du doigt le milieu de son bras gauche, où est écrit « Psalm 91 », soit « Psaume 91 » en français, NDLR]. C’est une prière de protection. Elle est aussi en fond d’écran de mon téléphone [elle allume son téléphone pour le montrer, mais il est couvert de notifications, NDLR]. Dans les grandes lignes, elle dit : Il vous protégera des dangers cachés, Il vous couvrira de ses ailes et vous serez en sécurité. En tant que jeune femme dans l’industrie musicale, j’ai traversé beaucoup de choses et j’ai récité cette prière chaque fois que je me sentais effrayée ou dépassée.

En fin de compte, quel a été le processus de création de ton premier album ?
C’était vraiment intéressant. À la base, je pensais que quand viendrait le temps de le créer, j’allais me poser et définir le thème et les sujets dont je voudrais parler. Mais finalement, ça ne s’est pas du tout passé comme ça, parce que la plupart des morceaux de l’album datent d’il y a plusieurs années. Ce sont des titres qu’on ne m’a pas autorisée à sortir à l’époque, mais auxquels j’ai toujours cru. C’est un bon test à mes yeux, car je compose tout le temps de nouveaux morceaux et il y en a dont je me lasse au bout de trois mois, et d’autres dont je me dis que je les aimerai toujours. Cet album est donc comme une mosaïque, constituée à partir de fragments de mon passé et de 4 ou 5 nouveaux titres.
Tu as été décrite par d’ancien·ne·s collaborateur·rice·s comme une travailleuse acharnée. Te définirais-tu comme une « workaholic » ?
Totalement, et je le suis encore plus depuis que j’ai retrouvé mon indépendance. En tant que jeune femme, de couleur qui plus est, on doit travailler bien plus dur que les hommes pour réussir dans cette industrie. Je n’ai jamais hésité à me donner à fond, d’ailleurs je n’ai pas eu un seul jour off depuis très longtemps. Mais ce qui compte le plus c’est qu’un jour, tout ce travail aura valu le coup. Donc il faut apprendre à aimer bosser dur, à apprécier le voyage, et à rester positif·ve et reconnaissant·e.

Raye : « Ouais j’ai été addict, ouais je n’étais plus moi-même, à tel point que ça en devenait embarrassant, mais je veux en parler. Ces choses ne me définissent pas, elles font simplement partie de mon histoire. »

En 2021, tu as décidé d’arrêter de boire, avant de révéler dans ton morceau « Hard out Here » que tu as failli mourir à cause de tes addictions. Comment sont-elles nées ?
En fait, je n’ai jamais vraiment eu de problème avec l’alcool, heureusement, mais il y a d’autres substances dont j’ai clairement abusé par le passé, en silence. Ma carrière m’imposait d’être polie et résiliente, mais il y a des fois où je n’étais pas en mesure de tenir le coup en étant clean. Heureusement, j’ai la foi, je suis chrétienne, et ça m’a sauvé la vie. Je ne sais pas comment j’aurais réussi à traverser tout ça sinon. J’ai conscience qu’il y a beaucoup de personnes, et notamment de femmes, qui traversent les mêmes choses en secret. Alors que beaucoup de rappeurs masculins parlent librement de drogues, chez les femmes c’est perçu comme quelque chose de vulgaire. En parler ouvertement me permet de renverser la situation. Ouais j’ai été addict, ouais je n’étais plus moi-même, à tel point que ça en devenait embarrassant, mais je veux en parler. Ces choses ne me définissent pas, elles font simplement partie de mon histoire. Il y a également un morceau, qui s’appelle « Body Dysmorphia. », dans lequel je parle de mes troubles alimentaires, avec lesquels j’ai également lutté en silence, et qui sont aussi quelque chose de moche et de malaisant à évoquer. Beaucoup de personnes luttent contre ça. Mais une fois qu’elles sont mises en lumière, ces choses-là ne peuvent pas survivre de la même manière qu’elles le faisaient dans l’ombre. Elles ne peuvent plus se cacher et vous consumer. Grâce à mon album, elles n’ont plus de pouvoir sur moi.
C’est comme une catharsis.
Totalement. C’était pareil pour ce qui concerne ce que j’ai traversé avec mon label : à partir du moment où j’ai en parlé publiquement, j’ai retrouvé une forme de pouvoir, alors qu’avant je me sentais complètement impuissante.

Quel est ton morceau favori de l’album ?
Ça change tout le temps, mais en ce moment « Escapism. » est probablement mon préféré. Je l’écoute tout le temps, je le passe dans ma voiture, je hurle les paroles et ça me fait me sentir vraiment puissante, genre « Si tu me cherches, tu vas me trouver. » Et 070 Shake [qui est en featuring sur ce titre, NDLR] est une artiste incroyable, elle est brillante. Elle se fout complètement des streams, des ventes, de toutes les conneries qui obsèdent les labels, tout ce qui l’intéresse c’est l’art.
C’est mon préféré aussi. Avant, ton label te poussait à incarner une version plus lisse de toi-même, alors qu’à travers ce single on sent que tu as enfin laissé ton côté badass s’exprimer librement.
[Rires, NDLR] C’est ça être une femme : on a de multiples facettes  ; et elles sont toutes transposées dans l’album. Parfois, je suis douce, et à d’autres moments je suis en mode : « Barre-toi de mon chemin ! ». Et je peux aussi être très émotionnelle, et ne pas pouvoir m’arrêter de pleurer. Il y a aussi un morceau qui s’appelle « Environmental Anxiety. », qui parle de mon inquiétude vis-à-vis du réchauffement climatique et de la direction que prend le monde. C’est un titre très différent de tout ce que j’ai fait auparavant.
Il est particulièrement compliqué pour les artistes avec une stature internationale d’adopter un mode de vie éco-responsable. Comment te positionnes-tu sur ce sujet ?
Effectivement, c’est vraiment difficile. Mais pour ce qui concerne les plus grands enjeux, nous avons besoin que des décisions soient prises par les gouvernements. Si chaque individu faisait des choix éclairés, ce serait déjà un grand changement, mais ça nous met aussi beaucoup de pression. J’ai regardé plein de vidéos de David Attenborough sur l’état de la planète, et je me suis dit : « Mais comment on va faire pour trouver une solution ? ». Il faudrait que les gens prennent davantage conscience de ce qui est en train de se passer, qu’on s’active pour réaliser de petits changements et que les grandes entreprises modifient leur manière de procéder. Mais ce qu’il faut surtout, c’est qu’on mette la pression sur nos gouvernements, pour qu’ils prennent des mesures et les inscrivent dans la loi. Il y a beaucoup de corruption en coulisse, en faveur des marges bénéficiaires, et ça me rend malade. C’est pour ça que j’ai inclus ce morceau dans l’album, je me suis dit : « La planète va mourir, qu’est-ce qu’on est en train de faire ? ». Un moment, les paroles disent : « Quand la planète sera morte, on se tiendra tous·tes la main. » Mais a-t-on vraiment besoin d’un nouveau désastre, après la pandémie de Covid, pour réaliser qu’on est tous·tes embarqué·e·s sur le même bateau géant, qui flotte au milieu de l’espace ?