Une Nuit
en Normandie

Article publié le 12 décembre 2014

Chaque vendredi et chaque samedi soir,
des gens vont en Normandie. Ils y passent la nuit,
puis ils rentrent à Paris au petit matin. Ils empruntent
un car mis à disposition gratuitement par le casino
de Forges-les-Eaux. Un grand car noir, rutilant, aux couleurs
de l’établissement de jeux, avec des cartes et des arabesques
sur son flanc. Embarquements en deux points de ralliement :
Place d’Italie (20 h 30), puis Place de l’Étoile (21 h 15).
Faites vos jeux.

Il vaut mieux monter à Place d’Italie : parfois, on refuse du monde à Étoile. Ça n’a pas été toujours le cas ; il y a quelques années le car était quasi vide. Il a même été question de le supprimer. Mais devant les protestations, la direction a cédé. C’est que ce car « fait partie du patrimoine », affirme Jean-Marie Tiercelin, le responsable des relations publiques du casino. Cette ligne est en place depuis des lustres, personne ne peut vraiment dire depuis quand. Emmanuel Carrère, dans son roman Hors d’atteinte (1988) qui faisait le portrait d’une joueuse compulsive, en parlait déjà.

C’est qu’il y a une époque où le casino de Forges-les-Eaux était le casino le plus près de Paris. Une loi de 1920 interdisait les jeux de hasard dans un rayon de 100 kilomètres autour de la capitale afin de tenir à distance les classes populaires de leurs dangers. Et jusqu’en 1998, la roulette n’était pas autorisée au casino d’Enghien. Forges a donc bénéficié de sa position géographique exceptionnelle à seulement 113 kilomètres du parvis de Notre-Dame pour vivre pendant longtemps un âge d’or. Et l’établissement a organisé la venue en son sein des joueurs parisiens. Aujourd’hui, il n’est plus que le quatorzième de France en termes de chiffre d’affaires.

Ce car est le vestige de cette époque, et il est peuplé d’habitués. On se salue, on a ses places attitrées. On a amené de quoi rendre le voyage plus confortable ; une dame sort son petit coussin Winnie l’Ourson. Il y a beaucoup de femmes d’origine asiatique qui parlent en cantonais entre elles. C’est, paraît-il, grâce à la communauté chinoise et à son bouche à oreille que le car s’est à nouveau rempli depuis quelques mois. Avant, on ne comptait plus guère qu’une vingtaine d’aficionados à bord.

Ces vingt personnes, ce sont les anciens. Certains prennent le car depuis deux décennies. Tous les week-ends. On se souvient aussi de ceux qui ne viennent plus, comme « l’artiste » qu’on désignait ainsi parce qu’il sentait mauvais, toujours flanqué d’un ami habillé de chemises fluos et de gants argentés.

Au fond du car, il y a aussi ce couple, Eric et Pascale, la petite quarantaine. Ils viennent du sud de l’Essonne. Ils vont dans les casinos vingt fois par mois. Mais c’est la première fois qu’ils prennent le car. Ils adorent Forges-les-Eaux pour l’ambiance et le service : « La différence entre Forges et Enghien, c’est la différence entre conduire une Fiat 500 et une Lamborghini », crie presque Éric, très fébrile, avec sa cigarette électronique. Il est très volubile, il a déjà tout vécu, il connaît tout sur tout, de la manière dont il faudrait remettre les gens au travail dans ce pays jusqu’aux martingales les plus efficaces à la roulette ; il dit à tout propos : « C’est des nazes. » Sa femme à côté ne dit rien, mais elle sourit toujours admirativement en regardant par la fenêtre.

On sent une certaine tension à Étoile, les gens se disputent pour leur place. Une femme, les lèvres refaites, habillée très sexy, qui ressemble un peu à Béatrice Dalle avec une chevelure effet mouillé, mais qui a du mal à se déplacer à cause d’une sclérose en plaques, s’installe péniblement et lâche entre ses dents à l’intention d’un gros monsieur qui mange des chips : « Toi, j’ai pas envie de voir ta gueule. » Une autre veut s’asseoir près d’une fenêtre, on lui signifie que la place est prise : il y a un mouchoir dessus. « Elle vient une fois tous les trois ans et elle fait chier », s’énerve une femme très chic, avec une queue de cheval haute, mais bizarrement affublée d’un sac banane. « Je viens toutes les semaines ! », proteste l’autre.

La semaine dernière, un incident a eu lieu, tout le monde en parle encore. Une cliente, qui n’était pas une habituée, avait arrosé une autre avec une bouteille d’eau pour une histoire de manteau ou de vol de place, ce n’est pas très clair. On l’a déposée à Forges et on a refusé de la ramener au petit matin. Elle a dû se débrouiller toute seule. Elle est désormais persona non grata.

C’est Jocelyne qui l’a décidé. C’est elle la conductrice, c’est elle la boss. Elle fait ce trajet depuis quatre ans. Elle a longtemps travaillé à l’usine, mais depuis toute petite elle voulait devenir conductrice de car, c’était son rêve. Et elle est bien décidée à le vivre à fond.

Elle est aidée par Michèle. Michèle prend le car depuis 15 ans, en tant que cliente. Mais elle s’est liée avec Jocelyne, et elle en est devenue le bras droit. « Moi je conduis, je peux pas tout faire », justifie Jocelyne. C’est Michèle qui place d’autorité les gens, qui intervient quand il y a des conflits en gueulant plus fort, mais qui donne du « ma chérie » à tout le monde. Elle vend aussi de la petite confiserie, des bouteilles d’eau, des madeleines, des chips, des sodas. C’est l’idée de Perle, une habituée elle-aussi, qui a rejoint le duo. Elles achètent de la petite restauration, des boissons avant de partir et la revendent dans le car. Un euro le Bounty.

Michèle est habillée en léopard ; c’est une femme de la nuit. Elle l’a toujours été, elle est insomniaque. Elle a connu le Palace, les grandes heures du Balajo. « C’était aussi l’époque du Grand arbre à Robinson », ajoute-t-elle nostalgique. Maintenant elle est en invalidité, alors elle sort moins, et le week-end elle fait le car. Parfois, elle ne dort pas pendant deux jours. Elle raccompagne Jocelyne chez elle à Gisors dans l’Oise, le samedi matin. Elles passent l’après midi ensemble, puis Michèle enchaîne sans se reposer avec le service du samedi soir.

normandie-antidote
Le soleil rouge du début d’été se couche sur la D43. Le car file au milieu de la grande banlieue hérissée d’Ikéas, de ZAC et d’aires de gens du voyage, puis s’enfonce dans la campagne, dans le Parc naturel du Vexin français, direction Dieppe. Depuis Cergy-Pontoise, les gens se sont assoupis pour se réveiller vers Gournay-en-Bray. On s’agite, on sent le casino arriver. Quand le car s’arrête à l’entrée, il est 23 heures, il fait nuit noire. Jocelyne prend son micro et énonce martialement les instructions pour le retour : « Vous sortez du casino à 3 heures 20, à 3 heures 30 on démarre, à 3 heures 31, vous courrez après le car. »

Tout le monde descend et pénètre dans le bâtiment néo-grec construit en 1902. Il est en face d’un hôtel de standing. « Il paraît qu’une fois il a tellement neigé que le car ne pouvait plus reprendre la route, alors le casino a payé l’hôtel à tout le monde », explique Lee, une vendeuse, ancienne réfugiée politique cambodgienne, en France depuis 40 ans. Elle vient ici en cachette de son mari, quand il est en voyage. « Je m’ennuie chez moi, c’est mieux de venir ici que de regarder la télé. C’est comme une soirée, il y a des gens, je joue, je bois des cafés. » Elle fait aussi le plein de bonbons mis à disposition dans un large panier posé sur le comptoir du vestiaire.

Le casino s’organise sur deux étages. Avant 2007, la législation imposait aux établissements de séparer les espaces de machines à sous de ceux des jeux de tables, blackjack, roulette ou punto banco, où l’on devait payer un droit d’entrée. Le premier étage était donc réservé à un public de connaisseurs. « À l’époque, c’étaient des messieurs qui jouaient, c’étaient des seigneurs, regrette Gérald Hamo, membre de la direction du Casino. On y croisait des vedettes, Jean Lefebvre et Linda de Suza avaient leurs habitudes ici. » Aujourd’hui, la pratique des jeux de tables, ramenés au rez-de-chaussée avec les bandits manchots, a été fortement démocratisée. C’est ce que regrette Marie, une rouennaise bijoutée qui vient depuis vingt ans à Forges, toutes les semaines, du vendredi au dimanche, sans exception et qui pense : « Il y a trop de jeunes aux tables. » Elle joue parfois au poker, mais seulement les 8 mars, le jour de la journée des femmes, parce que l’établissement organise des tournois uniquement féminins. « Je n’aime pas jouer contre les hommes », confie-t-elle. Elle se contente d’accompagner son mari, de s’asseoir dans un coin. « Je connais tout le monde ici, je ne m’ennuie pas. On nous offre le dîner à chaque fois, on connaît la direction. »

Le second étage est aujourd’hui occupé par une boîte de nuit qui accueille ce soir une soirée étudiante plutôt dégarnie. Quelques filles en robes courtes dansent agglutinées sur une piste vide tandis qu’un jeune homme étrangement déguisé en Elvis Presley boit une vodka au bar.
Aux machines à sous, Michèle déambule et parle à tout le monde. Comme dans le car, elle règle des problèmes, et se fait la confidente des uns et des autres pendant que Jocelyne dort dans le car en attendant de repartir pour Paris.

Il y a plusieurs zones délimitées par des panneaux en fonction du thème des machines à sous. On peut accéder à l’Espace easy, l’Espace vintage, l’Espace nouveautés, l’Espace prestige, l’Espace fun, ou l’Espace expert. Il y a aussi l’espace fumeur qui semble presque avoir le même statut. Les bandits manchots sont fortement bariolés et criards espérant attirer les chalands avec des univers plus alléchants les uns que les autres : Turtle Bay, Dolphin’s Moon, Go Bananas, Kitty Glitter, Queen Isabella, Cougar-licious, Crazy Fruits, Sphinx, Sphinx II. Cela sent fortement la citronelle, à cause des petits rince-doigts siglés Partouche mis à disposition partout.

À la roulette, une femme s’est installée sur une table vide, y a étalé de grands papiers, des copies doubles à grands carreaux bourrés de calculs savants destinés sans doute à prévoir les statistiques gagnantes. Elle se lève régulièrement pour poser avec hésitation, les yeux rivés sur ses notes, un jeton sur rouge ou noir. Elle perd, puis retourne à sa table réviser ses calculs. Un écran plat dont on a coupé le son diffuse des programmes Partouche. On voit Evelyne Leclercq souriante s’agiter devant un fond rouge et des jetons en 3D ; elle explique probablement des règles de jeu.

C’est déjà l’heure de rentrer. Dans tout le casino, des hauts-parleurs signalent que le car de Paris va bientôt repartir. Jocelyne qui a fini sa sieste amène son car devant l’entrée. Elle compte les gens puis les laisse entrer. Chacun a déposé un objet sur le siège pour être sûr de retrouver sa place et éviter les incidents. « En quatre ans, je n’ai jamais entendu quelqu’un dire qu’il avait gagné, ils ont soi disant toujours perdu », explique Jocelyne. Lee a perdu 200 euros, mais ce n’est rien à côté des 30 000 € qu’elle a perdus une fois à la bourse en ligne.

Le car redémarre et gagne Paris. On somnole, on ronfle ou on regarde dans le vide. Soudain Jocelyne hurle dans son micro : « Quelqu’un a enlevé ses chaussures, ça pue ! » Aussitôt, Michèle se lève et inspecte les pieds de tout le monde avant d’intimer l’ordre à une petite dame endormie de remettre ses sandales.

Il fait déjà jour, il n’est pas loin de 5 heures 30 quand le car arrive en haut des Champs-Élysées, déversant les joueurs froissés devant des clubbers qui attendent un taxi, interloqués. On se dit : « Au revoir. » On se dit : « À demain. »

Plus tôt dans la soirée, le responsable du casino avait expliqué : « Vous savez, nous, on ne vend rien. On vend de l’espoir. »

« Une nuit en Normandie » un texte de Côme Martin-Karl paru dans « The Night Issue viewed by Miguel Reveriego »

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