« On ne se fait pas 500 millions d’amis sans se faire quelques ennemis », pouvait-on lire sur l’affiche du Social Network, le film hagiographique de David Fincher et Aaron Sorkin consacré en 2010 à Mark Zuckerberg – une consolidation du mythe fondateur de la naissance de Facebook. La production était idéalement flatteuse pour le jeune milliardaire américain, mais l’oxymore n’était pas anodin et démontrait une certaine intuition des difficultés pour les années à venir. Car nombreux sont ceux qui contestent aujourd’hui les bonnes intentions du réseau social, de même que celles de ses collègues de la Silicon Valley. Depuis deux ans, les habitants de San Francisco manifestent chaque semaine contre les bus de luxe mis gratuitement à disposition des salariés de Google tandis que, faute d’impôts, les réseaux de transport en commun sont laissés dans un état déplorable par la ville. Après l’Inde, c’est aujourd’hui la Belgique qui interdit Uber sur son territoire à la suite d’une énième affaire de détournement de la réglementation sur les transports. Quant à Airbnb, c’est sous les rires un peu gênés qu’un de leur cadre vient récemment de déclarer que leur objectif à dix ans était d’obtenir le prix Nobel de la Paix pour avoir réussi à rapprocher des gens qui ne se seraient pas rencontrés autrement.
L’énergie que les géants de la Silicon Valley consacrent à développer leur storytelling est à la mesure des résistances populaires qui commencent à se généraliser. Le mythe méritocratique dont ils s’entourent est essentiel à l’acceptation d’un succès et d’une richesse qui ont été obtenus aussi rapidement. À les entendre, leur seule prouesse serait d’avoir eu la bonne idée au bon moment, et d’avoir su la mettre en oeuvre efficacement. S’ils l’ont fait, chacun peut le faire, et tous devraient les suivre. Peu importe que l’on sache désormais que eBay a menti aux médias en soutenant pendant des années l’anecdote sympathique selon laquelle son fondateur Pierre Omidyar avait commencé par créer un site permettant à sa femme de gérer sa collection de Pez. Et peu importe que ce soit désormais à lui que l’on fasse confiance pour refonder le journalisme avec l’aide de sa fondation et du soutien de Glenn Greenwald. Peu importe également que l’on découvre aujourd’hui que Steve Wozniak et Steve Jobs n’ont jamais fabriqué leurs premiers ordinateurs dans un garage, ou que l’on se rende compte que Google a été largement financé sur des fonds publics par l’État de Californie. Quand la réalité dépasse la fiction, c’est peut-être que quelque chose ne tourne pas rond.
Ces récits de fondation ne sont pas anecdotiques. Paypal, LinkedIn ou Facebook reflètent le programme social et politique de leurs fondateurs qu’ils ont eu l’occasion de construire en faisant leurs études à Stanford, Chicago, Harvard ou Yale. Tout est marché. Tout peut être mesuré. La vie privée n’existe pas.
L’utilisation des humains par d’autres humains
Ces idées ne sont pas isolées et leur apparition ne relève pas du hasard. Elles sont portées par des chercheurs dont l’ambition est de convaincre les politiques de les mettre en pratique. Très présente aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, la théorie du Nudge affirme par exemple qu’il serait possible d’influencer positivement les comportements des citoyens exactement de la même manière qu’on influence leurs clics sur une page web en fonction de l’emplacement où l’on affiche les publicités. Les gens ne savent pas ce qui est bon pour eux. Il faut prendre des décisions à leur place. Ces décisions n’ont pas besoin d’être publiques.
La fiction n’est pas en reste. Avant de créer Linkedin, l’idée de socialnet.com est venue à son fondateur en lisant Snow Crash, une dystopie cyberpunk faisant l’hypothèse que les hommes peuvent être contrôlés à condition que l’on connaisse des phrases-clés prononcées dans un langage secret qui peuvent atteindre les fonctions profondes du cerveau pour déclencher des comportements inconscients qui peuvent se répandre à travers la foule. La société est un operating system. Les individus y sont des programmes sans imagination ni créativité. Tout leur comportement peut être prédit et optimisé à l’avance. Cette cohérence idéologique s’est construite sur des bases solides. L’une des principales bibles de la Silicon Valley a été écrite en 1950 par Norbert Wiener et s’intitule The Human Use of Human Beings, c’est-à-dire « L’utilisation des humains par d’autres humains » – et non pas Cybernétique et société comme le propose timidement la traduction française. L’idée est de considérer que les hommes ne sont que des noeuds dans un réseau plus vaste au même niveau que les animaux, les plantes ou les machines. Puisque toutes les activités sont égales par ailleurs, l’automatisation doit être poussée au maximum afin de fluidifier le réseau social et permettre aux noeuds les plus efficaces d’y acquérir le plus d’influence.
On se situe là au croisement de l’émergence de la théorie de l’information et des travaux du Sigmund Freud de Malaise dans la civilisation. « L’homme n’est pas cet être débonnaire au coeur assoiffé d’amour dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque. Mais il porte en lui des pulsions agressives, pulsions de destruction. L’homme est tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagement, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de le martyriser, de le tuer. Homo Homini Lupus. »
Autant d’idées que plusieurs Venture Capitalists de renom devaient retrouver plus tard à Stanford en suivant les cours de René Girard, mais sans les replacer dans le débat psychanalytique. Comme le dit volontiers Peter Thiel, le fondateur de Paypal et le premier investisseur de Facebook, il a retenu de ses ouvrages que « l’imitation est un phénomène irrépressible. Les gens n’agissent que parce qu’ils voient d’autres personnes agir comme eux. C’est la raison pour laquelle ils finissent par entrer en concurrence pour les mêmes choses : les mêmes écoles, les mêmes emplois, les mêmes marchés ».
Ainsi fondés sur la compétition de tous contre tous, les réseaux sociaux craignent par-dessus tout l’apparition et le développement de concurrents qui menaceraient leur position dominante. Rachat des startups les plus dangereuses, recrutement des talents pour étouffer leurs bonnes idées, marges arrières pour dévaloriser les offres concurrentes, déréférencement des produits de leurs adversaires, etc. Tous les moyens sont bons pour lutter contre ceux qui pourraient les mettre en danger.
Mais comment concilier ces pratiques déloyales avec le storytelling de l’innovation qui permet de justifier leur position dominante, leur manque de considération pour la qualité des relations sociales et familiales qu’ils restructurent, leur manque de respect pour la vie privée ? Quelle ironie que d’entendre Peter Thiel expliquer que « les monopoles ne ralentissent pas l’innovation puisqu’il faut avoir été le plus dynamique pour en créer un ».
Fictions hollywoodiennes
C’est le moment où la machine hollywoodienne peut voler à la rescousse de sa cousine de San Francisco en produisant des fictions capables de restabiliser son caractère positif dans l’esprit des gens. L’exemple le plus récent en est l’excellente série Halt and Catch Fire qui traite de l’explosion des startups du début des années 80 sans faire référence aux expériences behaviouristes de contrôle de la population par l’informatique en France, aux États-Unis au Chili ou en Allemagne — de la même façon que Mad Men racontait le boom de la publicité sans jamais rappeler l’influence de Edward Bernays, le cousin de Freud qui a inventé la psychologie des foules. Mais est-il raison¬nable de vouloir faire passer pour le nouveau Don Draper un ingénieur de chez IBM du nom de Joe MacMillan vivant au Texas ? Engoncée dans ses prémisses contradictoires, la série se révèle d’autant plus compliquée à suivre que même son titre énigmatique nécessite un texte d’explication présenté au début de chaque générique d’introduction. Il ne faut pas s’étonner de voir les critiques américaines reprocher à la série son manque de cohérence, et son décalage avec la réalité.
Mais comme avec Start-Ups, une série de téléréalité diffusée sur Bravo ; ou Silicon Valley, une série produite par HBO, les projets de fiction destinés à redonner une vision positive de l’industrie numérique auprès du public ne s’arrêtent pas à ces difficultés. Il leur faut absolument dé-fendre l’idée que ce sont les seuls à voir les choses en grand. Pour paraphraser Peter Thiel, peu importe que les gens aient es¬péré des voitures volantes pour se retrouver avec 140 caractères, il faut s’efforcer de les convaincre envers et contre tout que le vrai danger serait de ne pas suivre ses rêves, de se contenter de ce qui est possible au lieu de chercher à atteindre les étoiles. Il faut persuader le public que Steve Jobs et Bill Gates ont vécu une épopée en essayant de rendre l’informa-tique simple et accessible. Il faut répéter que c’est par l’audace de leur vision que les fondateurs de Google ont réussi à démocratiser l’accès à l’information, et que Mark Zuckerberg a su reproduire en ligne la complexité des relations sociales.
Pour une vie déséquilibrée
Comme on est rarement mieux servi que par soi-même, c’est tout l’objectif de How Google Works, le dernier livre d’Eric Schmidt, le Président de Google, de servir ce discours. Et tant pis si le fait d’écrire un livre sur sa propre entreprise apparaît plus comme un signe de déclin à l’heure du bilan. Il est trop important d’essayer de reprendre pied dans ces débats. À l’heure où l’on dénonce le poids que fait peser le numérique sur le travail en connectant en permanence les salariés à leur employeur, Eric Schmidt et son coauteur Jonathan Rosenberg attaquent frontalement le concept de l’équilibre avec la vie de famille ou les loisirs : « Nous avons toujours été gênés par ce terme. Une vie réussie ne peut pas être complètement équilibrée. Les gens de qualité travaillent dur pour faire des choses intéressantes et originales. Ils suivent leur passion et se rendent enthousiastes. La notion d’équilibre nous semble remonter à l’ère industrielle. Nous ne sommes peut-être pas politiquement correct, mais les réussites que nous avons étudiées montrent que les personnalités à succès s’organisent pour avoir à la fois une vie et un travail réussis, et à les combiner l’un à l’autre. » À ce stade, personne ne sera étonné d’entendre les mêmes expliquer que « les femmes qui travaillent prennent une terrible responsabilité quand elles rejoignent une start-up car elles vont devoir assumer simultanément leurs obligations de famille ».
Heureusement il y a fort à parier que les livres d’Eric Schmidt, comme les idées de Peter Thiel ou de Mark Zuckerberg, ne feront que rejoindre les travaux similaires des grands industriels qui les ont précédés dans cette volonté de légitimer leur succès par la conquête de l’imaginaire des gens. Ce n’est pas parce qu’il a écrit My Life and Work que les gens se souviennent d’Henry Ford.