Slipknot : « Puisque le monde a changé, le son de Slipknot se devait également d’évoluer »

Article publié le 12 novembre 2022

Texte : Maxime Delcourt. Photo : Jay Weinberg par RAS_Visual.

Antidote a rencontré Jay Weinberg, le batteur du groupe américain depuis 2014 pour discuter des coulisses de The End, So Far, son dernier album sorti le 30 septembre, de sa quête d’indépendance, de la nécessité de se renouveler et de sa volonté de se diriger vers une forme d’art total, en arborant notamment des masques effrayant qui traduisent la frustration ressentie face au monde actuel.

Écouter The End, So Far, le dernier album de Slipknot, c’est faire face à un paradoxe. C’est avoir à la fois le sentiment rassurant d’être à sa place, à l’écoute d’un son immédiatement reconnaissable, et celui de se confronter à des propositions inhabituelles, plus douces (« Adderall »), plus spirituelles (« Finale ») que ce à quoi le groupe nous a habitué·e·s. « Une nécessité, un moyen de se challenger », clame Jay Weinberg, tandis que son chien s’agite sur ses genoux. À en croire le batteur, cet équilibre entre formule musicale éprouvée et nouvelle recherches de nouvelles sonorités permettrait aux groupe américain de rester pertinent. « Après une première écoute de The End, So Far, on était d’ailleurs agréablement surpris de ce que l’on venait d’accomplir ». Cette sensation de réussite, hautement partagée, incite à se poser une question : comment ce groupe à succès, dont le premier album est sorti il y a maintenant vingt-trois ans, parvient-il à rester aussi excité qu’excitant sur le plan créatif ? « On a juste envie de prouver que nous ne sommes pas simplement des monstres qui frappent très fort sur leurs instruments », répond un Jay Weinberg très loquace et visiblement prêt à poursuivre la discussion.
ANTIDOTE : J’ai cru comprendre que vous étiez surpris par les mauvaises réactions qu’a pu susciter The End, So Far au moment de sa sortie… Tu penses que l’on ne permet plus aux artistes d’expérimenter, voire de proposer de nouvelles sonorités ?
JAY WEINBERG : J’ai tendance à penser qu’un groupe ne doit pas spécialement se soucier de l’avis des gens. Si certain·e·s retiennent quelque chose positif de ce que l’on a accompli, c’est tant mieux. Si d’autres sont déçu·e·s ou ne préfèrent pas écouter l’énième album d’un vieux groupe, ça me va aussi. Le plus important, c’est de s’épanouir en tant que musiciens et de se challenger. J’ai l’impression que l’on a réussi à le faire avec ce nouvel album, tout en établissant une évidente continuité avec certains disques précédents.

L’enregistrement de ce septième album a dû être tumultueux : il y a eu le Covid, les différentes remises en cause et la mort de Joey Jordison, ancien batteur et membre fondateur…
La mort de Joey a mis un coup à tout le monde, de même que le Covid… Pour la première fois, on ne pouvait pas se voir, on ne pouvait créer dans la même pièce, ce qui rendait les répétitions et les moments de création très difficiles. Cela dit, c’était aussi l’occasion pour nous d’aller vers d’autres sons, tenter d’autres choses. Le fait que chacun soit contraint d’enregistrer de son côté pendant un temps nous a encouragé à proposer des idées nouvelles. Moi-même, j’en ai profité pour apprendre le boulot d’ingénieur…
Le fait de baptiser votre disque ainsi et d’annoncer en parallèle la fin de votre collaboration avec votre label historique, Roadrunner Records, pourrait laisser penser qu’il s’agit là de votre dernier album…
Il faut savoir que j’avais 8 ans quand le groupe a commencé à collaborer avec Roadrunner Records… [Jay Weinberg a remplacé Joey Jordison en tant que batteur du groupe Slipknot en 2014, NDLR]. Et il faut croire que toutes les personnes avec lesquelles Corey Taylor avait l’habitude de traiter sont parties, certaines de façon peu conventionnelle… Le titre de notre album est un clin d’œil à cette situation : c’est la fin d’un cycle, mais également le début d’un autre, ce qui était probablement nécessaire près de 25 ans après les débuts du groupe.
J’imagine qu’il ne s’agit pas d’un saut dans l’inconnu, que vous savez déjà là où vous voulez aller. Je me trompe ?
L’idée, à présent, c’est d’évoluer en totale indépendance et de pouvoir faire absolument ce que l’on veut. Dès lors, pourquoi pas se lancer dans l’enregistrement d’une BO, créer notre propre label ou fabriquer nos propres vinyles. Tout est possible, et c’est ce qui est excitant.  

 

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Quand on sait que Corey Taylor vient de racheter Famous Monsters, un magazine culte dédié aux films d’horreur, on se dit que vous avez déjà commencé à vous faire plaisir…
Oh ouais ! Quand il nous a appris ce rachat, on était incroyablement fiers et heureux pour lui. C’est une vraie institution, et c’est vraiment important pour Corey de réaliser ce rêve. D’autant qu’il s’éclate à écrire des scénarios et que l’on parle souvent de films entre nous. Au moment même où l’on se parle, je suis dans une voiture avec ma femme. Direction Universal, en Floride, où les studios ont organisé une soirée spéciale films d’horreur. Au sein du groupe, on est ce genre de personnes, un peu geeks. On adore le côté dark des œuvres d’art.
À ce propos, quelles sont tes soundstracks de films d’horreurs préférées ?
Je suis un très grand fan de John Carpenter, donc la BO de Halloween est forcément parmi mes préférées. Mais il y a aussi Marco Beltrami, Hans Zimmer, que je trouve fantastique, et Jerry Goldsmith, qui a réalisé la BO d’un de mes films favoris : Hollow Man. Ce ne sont là que des génies : on peut créer une sacrée playlist à partir de leur travail.

Jay Weinberg : « Chaque album de Slipknot est une réflexion sur le monde qui nous entoure ; chaque chanson est une façon pour nous de traduire ce que l’on vit, émotionnellement ou psychologiquement. »

À l’évidence, vous faites très attention à votre image. Peux-tu me parler de la conception de vos nouveaux masques ? Les yeux ont été retirés, les dents sont mises en avant… Le but c’est d’être encore plus effrayant ?
Chez Slipknot, le port du masque a toujours suivi la volonté de proposer une réaction au monde qui nous entoure. Si certain·e·s trouvent ça violent, qu’ils·elles me montrent quelque chose qui ne le soit pas actuellement ! D’ailleurs, le but n’est pas d’être violent simplement pour dire de l’être : il s’agit au contraire de s’exprimer pleinement, d’aller au bout du geste artistique, de développer un univers total. Notre musique, nos paroles, notre imagerie, tout est pensé pour développer un imaginaire et représenter la confusion, la rage et la peine que l’on peut ressentir chez les gens. On joue avec ces sentiments, on y puise notre énergie. En un sens, ces nouveaux masques traduisent toute la frustration que l’on ressent vis-à-vis du monde actuel.
Lors du confinement, beaucoup de gens ont regardé Les Soprano, une série dans laquelle l’un des personnages, A.J., porte une veste Slipknot. Avez-vous conscience de faire partie intégrante de la pop culture ?
Heureusement, ce n’est notre rôle de réfléchir à notre possible impact sur la pop culture. On essaye juste d’aller au bout de nos idées, à chacun de se réapproprier ce que l’on fait ensuite… C’est ce qui est beau avec la musique : la connexion qu’elle permet avec les gens, la façon qu’elle a de s’insérer au sein d’œuvres populaires. À chaque fois que l’on voit un T-shirt Slipknot, que l’on aperçoit nos têtes sur un poster ou que l’on entend une de nos chansons dans un film ou une série, on est simplement heureux. On n’a aucun contrôle sur ça, mais on se dit que ça vient récompenser notre travail, que notre discographie reste pertinente et colle avec le monde dans lequel on vit.

 

 

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Cela fait plusieurs fois que tu fais allusion à votre volonté de rester connectés au monde qui vous entoure. Est-ce à dire que The End, So Far est un album socialement concerné, qu’il est important pour vous d’envisager vos morceaux comme des réflexions sur la société ?
Chaque album de Slipknot est une réflexion sur le monde qui nous entoure ; chaque chanson est une façon pour nous de traduire ce que l’on vit, émotionnellement ou psychologiquement. C’est tout aussi vrai concernant The End, So Far, un disque enregistré dans une période complètement « fucked up », très stressante. Aujourd’hui, le monde est complètement différent de celui que l’on a connu avant la pandémie, et notre album en porte clairement les stigmates. À y réfléchir, c’est peut-être même ce contexte qui lui donne une tonalité si différente : puisque le monde a changé, le son de Slipknot se devait également d’évoluer. Il nous fallait refléter cette angoisse généralisée.

Jay Weinberg : « On se confronte chaque jour à des injustices, on assiste, impuissants à des drames… Le mieux que l’on puisse faire, c’est de commenter tout ça de façon à provoquer une éventuelle prise de conscience générale. »

Pour autant, beaucoup estiment que vous n’êtes plus forcément pertinents pour parler des problèmes qui touchent les classes moyennes et populaires. Vous remplissez d’énormes salles, vous tournez dans le monde entier, vous avez probablement gagné pas mal d’argent… On pourrait facilement penser que vous êtes déconnectés de cette réalité là. En avez-vous conscience ?
Je trouve ça hyper injuste. Si certain·e·s pensent que l’on pourrait, en raison de notre succès, être déconnectés du monde réel, c’est qu’ils·elles n’ont rien compris. Peu importe notre soi-disant statut, on se confronte chaque jour à des injustices, on assiste, impuissants à des drames… Le mieux que l’on puisse faire, c’est de commenter tout ça de façon à provoquer une éventuelle prise de conscience générale. J’ai l’impression que notre propos s’affine de disque en disque.
Ces dernières années, on a beaucoup parlé du mal-être des artistes, de l’omniprésence des réseaux sociaux dans leur vie, de leur obligation à être perpétuellement sur le devant de la scène pour se démarquer, etc. En un sens, « The Chapeltown Rag » aborde cette thématique. Penses-tu que le fait de porter des masques vous préserve de ces considérations ?
J’aimerais pouvoir l’affirmer, mais la vérité, c’est que l’on vit une époque où tout le monde sait à quoi on ressemble. Dans les années 1990, cela avait peut-être plus de sens : personne n’avait de smartphone, Internet n’était pas autant démocratisé. Aujourd’hui, tout est différent : nos photos trainent partout. D’ailleurs, actuellement, je ne porte pas de masque, tu peux donc voir à quoi je ressemble. Tout ça pour dire que les masques ont moins été pensés dans l’idée de fuir la célébrité que de façonner une imagerie jusqu’au-boutiste.

Sur le plan personnel, tu n’as jamais eu le fantasme de devenir une rockstar ? Même à l’adolescence ?
Oh putain, non ! Aucun d’entre nous n’a commencé la musique dans le but d’être célèbre, sinon ce serait tout de même très triste… Quel est l’intérêt de te mettre à la guitare ou au piano si c’est juste pour être connu ? Quelqu’un a-t-il à ce point besoin de l’attention des autres ? Selon moi, il s’agit surtout d’être créatif, de traduire des émotions avec des instruments. En tout cas, jouer de la batterie est pour moi une vraie nécessité : c’est ce que je suis.
En 2019, vous considériez l’enregistrement de We Are Not Your Kind comme l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de Slipknot. Qu’as-tu appris sur toi-même pendant les sessions de The End, So Far ?
J’ai toujours voulu proposer une version 100 % authentique de moi-même, aussi bien en studio que sur scène. Cela fait presque dix ans que je suis dans le groupe, j’ai participé à l’enregistrement de trois albums en tant que batteur et co-auteur, et j’ai envie de ne pas me contenter de donner aux gens ce qu’ils attendent d’un disque de Slipknot. Ce serait trop facile d’opter pour cette option. Et puis, je n’ai pas envie d’être simplement un bon musicien tapant toujours plus fort sur sa batterie : je veux être force de proposition, ce que j’ai réussi à faire sur The End, So Far. J’en suis très fier. C’est un disque qui montre bien où nous en sommes en ce moment, ce que nous avons été capables de faire compte tenu des circonstances d’enregistrement et des aléas avec lesquels nous devions manœuvrer. On a tous évolué, mais c’est du Slipknot pur jus !

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