Chanteuse avant-gardiste comptant trois albums à son actif, Sevdaliza explore désormais de nouveaux territoires esthétiques à travers des singles qu’elle sort au compte-gouttes, en multipliant les métamorphoses physiques au passage.
Chanteuse avant-gardiste comptant trois albums à son actif, Sevdaliza explore désormais de nouveaux territoires esthétiques à travers des singles qu’elle sort au compte-gouttes, en multipliant les métamorphoses physiques au passage. À travers cet entretien, l’artiste d’origine iranienne de 36 ans, installée aux Pays-Bas, revient sur l’importance que la communauté queer a joué sur la construction de son identité, sur la difficile acceptation de sa singularité, sur sa fascination pour les nouvelles technologies ou encore sur l’influence de son expérience de la maternité sur sa vision du monde.
Bruno Deruisseau : Chacune des facettes de votre œuvre semble avoir ses propres références. Quel·les artistes vous inspirent le plus aujourd’hui ?
Sevdaliza : Je suis beaucoup plus inspirée par les artistes du passé, que j’écoute depuis longtemps. Il·Elle·s n’ont pas changé. Il s’agit de Björk, Radiohead, beaucoup de groupes des années 90 en fait, mais aussi des artistes de la scène trip-hop. Je me souviens que j’adorais également la musique gabber, très populaire aux Pays-Bas durant mon adolescence et qui revient aujourd’hui dans certaines raves. J’écoute finalement assez peu de musique contemporaine.
Les racines de votre musique se nourrissent en effet de ces artistes, mais on peut aussi percevoir dans vos morceaux et vos clips certains rapprochements avec Arca, Rosalía, Shygirl ou encore Grimes. Avez-vous un lien particulier avec ces artistes ?
Je ne dirais pas que je les écoute chaque jour, mais je suis leur travail avec un grand intérêt. Il s’agit d’artistes dont j’aime la musique. Nous avons en commun d’être des femmes qui nous battons dans une industrie dominée par les hommes et de nous aventurer dans des paysages musicaux en dehors des sentiers battus, même si nous avons chacune nos spécificités.
Sevdaliza : « Le plus important pour moi est d’expérimenter de nouvelles choses à chaque titre et de me sentir libre de tenter de nouvelles sonorités. »
L’une des particularités de votre travail est votre capacité à jongler avec les registres, du trip-hop à la soul en passant par la techno, la musique classique et même le reggeaton sur le single « Ride or Die ». Comment a évolué votre rapport à ces différents genres musicaux ?
Le plus important pour moi est d’expérimenter de nouvelles choses à chaque titre et de me sentir libre de tenter de nouvelles sonorités. Je pense que c’est la condition qui permet à une artiste de durer dans notre industrie. Mon voyage musical passe aussi par des collaborations. J’adore me plonger dans l’univers d’autres artistes. À propos de « Ride or Die », le choix vient aussi de ma propre histoire. En grandissant à Rotterdam, je fréquentais une scène gabber qui était très importante à l’époque, mais il y avait aussi une scène reggaeton du fait de l’immigration capverdienne et d’autres anciennes colonies hollandaises. Ça n’a donc rien de nouveau pour moi. J’ai grandi entourée d’univers musicaux très différents, et aujourd’hui ils refont surface via mon travail.
On assiste aujourd’hui à un tournant puisque l’anglais a depuis l’an dernier cessé d’être la première langue de la pop, au profit de l’espagnol, avec J Balvin, Bad Bunny ou encore Rosalía, et du coréen, avec BTS et Blackpink. Comment accueillez-vous cette révolution ?
Très positivement, je me sens chanceuse de vivre à cette époque. Internet nous permet d’être plus libre en tant qu’artiste. Avant, les labels avaient plus de pouvoir et de contrôle sur la carrière des artistes. Aujourd’hui, nous avons plus de liberté, notamment via les plateformes d’écoute où nous pouvons nous-mêmes maîtriser la temporalité de sortie de nos sons, ou via l’indépendance économique, toute relative, que le streaming permet.
La façon dont vous sortez votre musique ne correspond justement pas au schéma classique de deux ou trois singles suivis d’un album : les titres sortent les uns après les autres de façon plus aléatoire et sans forcément être suivis d’un disque. Avez-vous cessé de penser votre œuvre musicale par le prisme de l’album ?
Oui, le marché de la musique a changé avec l’arrivée de TikTok et des plateformes de streaming. Par le passé, les artistes avaient le luxe de bénéficier de plusieurs sources de revenus : les disques, les produits dérivés, les concerts. Aujourd’hui, la viabilité économique se réduit au nombre d’écoutes en streaming et pour maximiser ces écoutes, c’est devenu une aberration économique de sortir un album de plus d’une dizaine de titres. Certain·e·s musicien·ne·s peuvent encore se le permettre et tant mieux pour eux·elles, mais ce n’est pas mon cas. C’est devenu très compliqué pour les artistes « du milieu » – qui sont connu·e·s sans être des superstars – de prendre le risque de produire un album dans de bonnes conditions. J’en parlais avec Björk, qui avait de la peine pour les artistes débutant aujourd’hui dans la musique parce qu’il est très compliqué de gagner sa vie avec le streaming. L’album reste essentiel pour moi parce qu’il se déploie sur le temps long, c’est une somme cohérente, comme un livre avec lequel on peut vivre pendant des semaines. Assez tristement, je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai écouté un album en entier. À l’avenir, j’aimerais refaire un album, mais cette année, je préfère picorer dans plusieurs genres musicaux et sortir les titres au fur et à mesure.
Sevdaliza : « Je suis estomaquée d’à quel point la maternité renforce les inégalités de genre, dans notre société. Les mères sont inondées d’attendues et d’injonctions. C’est comme si d’un coup la société avait quelque chose à redire sur votre comportement, ce que vous mangez, comment vous devez élever votre enfant, etc. »
Vos deux nouveaux singles, « Mother » et « Augustus », sont très différents. Le premier est une déchirante ballade en partie instrumentale, où vous vous adressez à votre enfant, tandis que le second, en collaboration avec Grimes, est beaucoup plus péchu et lorgne du côté de la techno. Vous pouvez nous raconter comment votre collaboration avec Grimes est née ?
Nous avons commencé à nous parler sur les réseaux sociaux et nous nous sommes vite rendu compte que nous avions des points communs, notamment notre attrait pour le futurisme et la technologie. Travailler ensemble est venu naturellement. Je suis fan de son travail depuis son album Visions.
Dans « Mother », vous parlez de votre maternité et ce n’est pas la première fois que vous la mettez en scène à travers votre art. Vous apparaissez notamment enceinte sur vos réseaux sociaux et dans vos clips.
Oui, cela fait partie de ma vie et ma vie est la matière première de mon œuvre. Je suis estomaquée d’à quel point la maternité renforce les inégalités de genre dans notre société. Les mères sont inondées d’attentes et d’injonctions. C’est comme si d’un coup la société avait quelque chose à redire sur votre comportement, ce que vous mangez, comment vous devez élever votre enfant, etc. En plus de ça, il y a une vision ultra romantique de la femme enceinte, séduisante avec son ventre rond sur une couverture de magazine, qui est très loin de la réalité. Ce contrôle sur le corps des femmes m’est insupportable et j’ai utilisé ma grossesse pour déconstruire ces injonctions. J’ai voulu utiliser ma grossesse comme un moteur pour m’affirmer en tant qu’individu et artiste.
Êtes-vous nostalgique d’un moment dans l’histoire de la musique, où vous choisiriez d’être téléportée si vous aviez le choix ?
Je voudrais toujours vivre aujourd’hui. Même si nous avons plein de nouveaux problèmes, je pense toujours que c’est mieux qu’il y vingt ans, a fortiori quand vous êtes une femme non-blanche, ou une personne queer. Je viens aussi d’Iran et je ne sais pas si j’aurais eu la même liberté par le passé. Nous vivons selon moi la meilleure époque de l’histoire de l’humanité. Je pense que les personnes qui disent « c’était mieux avant » se trompent. Si on regarde les statistiques, les gens mourraient plus tôt, il y avait plus de guerres, plus de maladies, les femmes étaient plus oppressées. 2023 est définitivement la meilleure époque pour moi.
En parlant de personnes queer, vous avez notamment collaboré avec la rappeuse trans Villano Antillano, ou encore avec l’acteur et ex-star du porno gay François Sagat. En quoi la scène queer est-elle importante pour vous ?
La scène queer représente tout pour moi. Les personnes queers sont les premières à m’avoir accepté, c’est ma famille. Lorsque j’ai commencé à faire de l’art, je me sentais rejetée par tout le monde et les seul·e·s qui me faisait me sentir à ma place étaient les personnes queer. Je ne l’oublierai jamais. J’ai eu la chance de rencontrer et de construire une famille queer tout autour de moi. Je n’aime pas labeliser le terme « queer » parce qu’il s’agit juste de mes proches au final, mais si vous êtes un homme gay, vous êtes déjà un peu plus proche de moi qu’une personne n’ayant jamais questionné son hétérosexualité, parce que vous avez une expérience de la différence, vous avez ressenti ce que c’était qu’avoir une partie de votre identité qui est rejetée.
Quand avez-vous ressenti pour la première fois ce rejet dont vous parlez ?
Très jeune. Je venais de déménager d’Iran aux Pays-Bas. Personne ne me ressemblait dans ma classe. Je me sentais différente et les gens autour de moi me le faisaient bien ressentir. Aujourd’hui, je cultive cette différence, mais c’était une source de souffrance lorsque j’étais enfant.
En vous écoutant, je repense au clip de « Oh my god », où vous utilisez des vidéos de votre enfance. On vous y voit notamment dans une assemblée d’enfants où vous êtes en effet la seule personne non-blanche.
Mon père me filmait beaucoup. À l’époque, je faisais tout mon possible pour leur ressembler. Ce clip retrace mes premiers contacts avec la musique, mais ce qu’il raconte aussi en creux, c’est à quel point j’étais isolée des autres. Mon premier instrument était ce petit piano qu’on voit dans le clip, avec lequel je jouais sans prétention, seule chez moi. C’était un cadeau de mon père. J’ai ensuite commencé à écrire de la poésie. Mais que ce soit le piano ou l’écriture, cela se produisait dans l’intimité de ma chambre, et ce n’est qu’à 24 ans que j’ai vraiment commencé à faire de la musique. Avant ça, je me suis pas mal consacrée au basket, que j’ai pratiqué à haut niveau, et j’ai fait un master en communication. Mais est arrivé un moment où je me suis senti coincée, à l’étroit dans ma vie et je me suis alors demandé ce que j’aimais le plus faire, et c’était la musique, même si je ne maîtrisais pas d’instrument en particulier. J’avais l’intuition forte que c’était mon destin et qu’il fallait juste que je me lance.
Justement, qu’avez-vous gardé de votre passé de basketteuse dans votre carrière de musicienne ?
L’importance de la discipline, une façon de structurer ma vie autour d’objectifs concrets. Mais ma musique vient d’un endroit beaucoup plus profond, lié à mon identité, à mes origines et tout simplement à la personne que je suis. C’était une des raisons pour lesquelles j’étais frustrée par ma vie avant la musique : mon expression était limitée à mes aptitudes sportives.
Vous apportez un soin tout particulier à la réalisation de vos clips, et certains constituent des œuvres à part entière, comme les vidéos de « Human » ou de « Everything is everything ». Pourquoi une telle importance du visuel dans votre musique ?
Cela va de paire avec la musique pour moi. Je me sens limitée par les budgets de mes clips, mais il y a une forte ambition visuelle dans mon travail. Je pourrais écrire des films entiers pour accompagner mes chansons. Même si notre capacité d’attention sur internet est de moins en moins grande, je pense que nous sommes plus malin·e·s que les algorithmes, et si nous aimons quelque chose, nous sommes prêt·e·s à prendre le temps de le regarder.
Quels films ou cinéastes vous inspirent ?
J’adore les histoires mythologiques, donc il s’agit plus de récits et de livres que de films mais je dois dire que je suis une énorme fan de films iraniens, comme Abbas Kiarostami, dont j’adore la puissance poétique, ou Asghar Farhadi, parmi les cinéastes plus récent·e·s. J’ai également une affection particulière pour Persepolis de Marjane Satrapi. Je me sens connectée aux films poétiques et contemplatifs. Mais dans un registre plus musclé, j’admire aussi le travail quasi surréaliste de Christopher Nolan.
Avez-vous vu Oppenheimer ?
Oui, j’ai aimé la construction du récit et les qualités de mise en scène du film, mais je suis en revanche restée perplexe face au manque de critique envers le personnage principal, notamment dans son rapport aux femmes et ses comportements patriarcaux.
Vous semblez avoir une conscience particulièrement aiguisée de votre place dans l’industrie musicale, ainsi que de la pluralité de votre démarche artistique et de la multiplicité de vos identités. Mais on imagine que c’est une charge de travail forte. Comment faites-vous pour tenir le coup ?
Il m’arrive d’avoir la tête sous l’eau, c’est certain. Le plus important est de parvenir à tenir sa propre vision, surtout lorsque vous n’avez pas signé dans un gros label. C’est évidemment épuisant, mais j’essaie de rediriger ces émotions dans ma musique. En tant que femme également, je subis une pression que n’ont pas à subir mes collègues masculins.
Sevdaliza : « J’aime le néo-futurisme, le rétro-futurisme. J’envisage le futur comme la somme des sagesses du passé. »
Vous êtes inspirée par les mythes anciens, mais votre projet a aussi une dimension futuriste avec Dahlia, un alter ego robotique que vous utilisez comme partenaire créatif. Où vous situez-vous entre ces deux pôles, ancestral et science-fictionnesque ?
Ces pôles sont à la fois opposés et très liés pour moi. J’aime le néo-futurisme, le rétro-futurisme. J’envisage le futur comme la somme des sagesses du passé. J’aimerais qu’on retrouve une période de l’histoire où nous étions plus connecté·e·s à nous-mêmes et à la nature. Quant à Dahlia, c’est un personnage que j’ai créé et qui va dorénavant avoir ses propres créations.