Expérimental et radical, Lény Bernay alias Jardin signe un troisième album, Épée, croisant des styles aussi divers que le rap et l’indus au profit d’une esthétique musicale novatrice. Rencontre.
ANTIDOTE. Comment t’es-tu lancé dans la musique électronique ?
JARDIN. Au départ j’ai fais du rap, puis j’ai arrêté et je me suis ensuite mis à la musique électronique. J’ai commencé à m’intéresser à la dance, je me trimballais la nuit avec un speaker pour faire des afters à Bordeaux. J’avais arrêté le rap parce que je pratiquais ça tout seul : je faisais la prod moi-même, c’était un rap « déviant », différent, assez hybride dans les thèmes et les formes stylistiques. Il y avait plein de mots, mais je me suis rendu compte avec la dance que des fois avec une seule bonne punchline, on pouvait avoir un impact très fort.
Comment décrirais-tu ton évolution musicale depuis ton premier album, A Girl With A Dog In A Rave ?
Le premier avait une approche très house-dance, c’est quelque chose que j’ai vraiment déconstruit sur le deuxième album Post-Capitalist Desires. J’ai voulu faire un LP incluant tous les styles qui m’inspiraient et que j’écoutais à l’époque : du R’n’B, du rap, du punk, des choses plus techno, de l’indus… Produire mes albums prend plusieurs années, donc j’ai fouillé dans les choses que j’avais, tout en creusant ce que j’avais envie de faire, et j’ai composé un album comme je composais un mix. Le troisième, Épée, est issu de cette même volonté de tout mélanger, mais j’ai aussi cherché à faire émerger une esthétique encore plus personnelle à travers ce projet. La démarche est toujours ouverte, mais je le trouve plus homogène.
J’ai l’impression que tu chercheras sans cesse à expérimenter, que tu ne resteras jamais dans une zone de confort.
Ouais, il faut se challenger (rires). Moi je me fais chier sinon. Quand on m’a invité à mixer les premières fois, j’ai pris le micro parce que sinon je m’ennuyais, et j’avais aussi besoin d’être dans quelque chose d’incarné : l’envie de dire et d’employer des mots a toujours été là. La vie c’est le mouvement, et je ne vois pas pourquoi la production artistique devrait échapper à ça, ou pourquoi on devrait rester dans certaines cases ou dans un style.
Le photographe et styliste Patrick Weldé signe tous les visuels et clips de ton nouvel album : qu’est-ce qui t’as séduit dans son esthétique ?
Les collaborations procèdent souvent d’une rencontre, l’amitié est un terreau. Je suis allé voir la première exposition de Patrick à Paris, « Fuck the System », et j’ai été vraiment bouleversé par son travail photo. Il y présentait un journal personnel en argentique, spontané et très brut, ainsi que ses premières photos, plus proches de l’esthétique du disque : il s’agissait de silhouettes assez sombres, comme fantomatiques, recouvertes de bâche plastique, de tissus trouvés, de couvertures, de chaînes et de cordes. On avait l’impression que la mode contemporaine était projetée dans la ruralité, il y avait une ambivalence et une confrontation très forte qui m’ont beaucoup touché. Je vis dans un univers urbain, et je compose de la musique technologique, mais nos modes de production, la surconsommation, et les villes qui dégueulent, ça peut m’écoeurer aussi. Ses photos reflétaient donc quelque chose qui se trouvait au fond de moi, et j’ai le sentiment que quand son univers a été confronté à ma musique ça a très bien fonctionné.
Tu as passé trois ans à produire ton projet Épée : est-ce une façon, depuis ta position d’artiste, de lutter contre la surconsommation, en prenant le temps de réfléchir sur ce que tu produis ?
Oui, même si ça se fait d’abord naturellement, car pour mélanger les styles il est nécessaire de se trouver à différentes périodes de l’année, car on ne produit pas les mêmes morceaux selon les humeurs. Un de mes objectifs était de vraiment mixer les influences sur ces deux derniers albums, notamment sur Épée, et cette technique de travail qui consiste à aller chercher des choses que j’ai pu faire et qui résistent au temps, ça me permet de vérifier que ça me plaît encore et que ça me correspond profondément.
Pourquoi es-tu parti vivre à Bruxelles ?
Je vivais à Bordeaux avant, et j’ai cherché un atelier pendant un an, parce que je me suis rendu compte que travailler dans un grand espace, où tu peux mettre le volume fort, donc pas confiné dans une chambre avec mon casque, ou dans un petit studio, ça avait vraiment transformé ma musique. J’ai notamment remarqué ça quand j’ai travaillé au sein du duo Our Fortress : on faisait de la musique improvisée, on s’est retrouvés dans un squat pendant quelques mois et là ma musique a vraiment changé, j’ai modifié ma manière de travailler.
Pendant cette année-là, Bordeaux n’a lancé qu’un seul appel à projet et je me suis dit que je ne pouvais pas rester dans une ville qui ne faisait que ça pour la culture, ce n’était pas possible. Il y a une super scène musicale à Bordeaux et j’y avais beaucoup d’amis, donc c’est un peu à contrecoeur que je me suis retrouvé à bouger. Je ne voulais pas aller à Paris, ça aurait été me tirer une balle dans le pied que d’y aller pour chercher un grand atelier. Je me suis donc retrouvé à Bruxelles parce que la chambre d’un pote se libérait et que je savais qu’il y aurait des possibilités de trouver des espaces. Et c’est en effet ce qu’il s’est produit. Très vite, je me suis retrouvé dans un grand hangar qui servait d’atelier partagé, et aujourd’hui j’ai la chance de louer un super endroit pour travailler. Et Bruxelles a une belle culture musicale, quand tu sors dans les bars, si tu passes de la jungle les gens dansent, et ça c’est trop bien, c’est moins cul-serré qu’à Paris.
Quels sont tes nouveaux projets ?
Je continue à écrire beaucoup de rap. Et j’ai demandé à des gens de produire : c’est déjà arrivé plus tôt dans ma carrière musicale, mais c’est la première fois avec Jardin. Ça me permettra de vraiment me concentrer sur les choses que j’ai envie d’écrire.