Plus bling que Jennifer Lopez à la fin des années 1990, la très jeune Espagnole Bad Gyal inonde déjà le monde de son hip-hop auto-tuné inspiré du dancehall jamaïcain. En quête de reconnaissance, d’amour et d’argent.
Ce corps qu’elle sexualise à outrance n’est pas le décor d’un clip machiste mais le vecteur incarné de ses propres productions inspirées du dancehall. Tout droit sortie du compte Instagram @shesvague, Alba Farelo mieux connue son son pseudonyme Bad Gyal est la figure forte que l’Espagne attendait pour révéler l’existence de sa scène hip-hop prolifique. À tout juste 20 ans, la chanteuse autodidacte traverse déjà la planète, emmenée par ses tubes auto-tunés calibrés pour les clubs. Ils s’appellent Jacaranda, Fiebre, Mercadona ou Pai, sa reprise du planétaire Work de Rihanna.
Elle y parle d’argent, d’amour, de mode, de danse, de Jamaïque et de fesses bombées ; dans un mélange détonant d’un espagnol maîtrisé et d’un anglais aussi léger que les tenues qu’elle arbore. Pendant catalan de Cardi B, Bad Gyal est indépendante et le revendique. Elle évoque ici la naissance de sa carrière de rappeuse blanche, raconte comment Sean Paul a influencé son style et pourquoi elle préfère ne pas se proclamer féministe.
Antidote. Quand avez-vous commencé à chanter ?
Bad Gyal. J’adore chanter depuis que je suis enfant, mais je ne m’y suis mise sérieusement qu’il y a un an, quand j’ai commencé à faire ma musique.
Avant cela, vous pensiez déjà devenir chanteuse, ou vous aviez d’autres aspirations ?
C’était juste un rêve d’enfant, quand j’ai sorti mon premier morceau sur Youtube je ne m’attendais pas du tout à ce qui allait m’arriver, je n’avais pas imaginé pouvoir mener cette grande tournée ensuite.
Vous pensiez vous orientez vers quelle carrière avant ça ?
Je n’ai pas étudié après le lycée mais j’ai toujours voulu suivre des cours sur la mode, le design, et devenir styliste. Aujourd’hui, ça fait finalement partie intégrante de mon travail.
Avez-vous appris la musique par vous-même ?
Oui, je n’ai jamais vraiment suivi d’enseignement. Ma manière de composer de la musique est très simple, je n’ai pas besoin de grandes connaissances techniques, j’exprime juste ce que je ressens. J’enregistre toutes mes mélodies en freestyle, ensuite je fais des boucles et j’écris rapidement les paroles.
« Je suis trop fière pour demander de l’aide à mes parents pour quoi que ce soit, je veux me prouver à moi-même plus qu’à quiconque que j’ai mon propre talent. »
Pourquoi vous être tournée vers le dancehall ?
Ça s’est fait naturellement, comme tout le reste. J’ai découvert ce style quand j’avais autour de treize ans, et je suis devenue complètement accro. J’ai tout appris sur le dancehall par moi-même, c’est un style que j’adore, tout comme le reggaeton, et je ne cesserai jamais de m’y intéresser. J’ai regardé d’innombrables vidéos Youtube de danseurs jamaïcains pour apprendre à reproduire leurs mouvements, et même si je ne danse pas un style en particulier aujourd’hui, je sais bouger mon corps.
Vous sentez-vous également inspirée par la culture espagnole ?
Non, parce qu’en Espagne, on n’a pas de scène dancehall, et avant moi aucune fille n’était dans cette veine. Quelques mecs se sont lancés dans le dancehall old school, mais personne n’avait adopté sa forme la plus contemporaine. Les artistes ne s’y intéressaient pas, jusqu’à cette année, où tout le monde en fait. Et le reggaeton est est très populaire : j’en entends où que j’aille en Espagne depuis que je suis enfant.
Omniprésent en Espagne, le reggaeton s’est ensuite répandu à travers le monde. Pensez-vous que votre succès soit en partie dû à la popularité de ce style et de ses nombreux hits ?
Bien sûr. Au départ on était underground, mais ça n’est plus le cas aujourd’hui, beaucoup de marques s’intéressent à nous. Je continue néanmoins d’enregistrer depuis mon home studio, avec simplement de l’autotune, un micro, et une boîte à rythme, bien que je donne des concerts à travers toute l’Europe.
Quelles sont vos principales inspirations musicales ?
Popcaan, les chanteurs jamaïcains, et tous les pionniers qui ont lancé le reggaeton.
Donc principalement des artistes chantant en espagnol. Et Sean Paul ?
Lui aussi bien sûr. J’ai dit que je me suis passionné pour le dancehall à treize ans, mais dès mon huitième anniversaire on m’a offert l’album The Trinity de Sean Paul. Je l’écoutais tout le temps dans le voiture de mes parents, mais je ne savais pas que c’était du dancehall, ni même que c’était jamaïcain. Je ne savais rien, j’étais encore enfant. Ensuite quand je suis devenue adulte, j’ai pris conscience du contexte musical dans lequel s’inscrivaient les artistes que j’écoutais.
Vous twerkez et portez des tenues sexy dans vos clips, comme les filles autour des rappeurs dans les clips, sauf que là c’est vous qui tenez le micro. Faut-il y lire un statement féministe ?
J’aime créer ma propre musique, mais non je ne me considère pas comme féministe, je ne veux pas qu’on m’enferme dans cette case. On peut faire ce que l’on veut, l’important est de créer soi-même, il ne faut pas se contenter de se rattacher à ce que quelqu’un d’autre fait. Les filles qui cherchent seulement à avoir un rôle secondaire dans des morceaux qui ne sont pas les leurs, je les trouve vraiment déprimantes. Mais d’un autre côté je peux les comprendre : elles veulent simplement mettre en scène leur image.
Avez-vous le sentiment que vos vidéos encouragent l’empowerment des filles qui les regardent, grâce à la liberté dont vous jouissez à travers elles ?
Bien sûr.
Avez-vous l’impression de faire partie de cette vague de rappeuses : Nicki Minaj, Iggy Azalea…
Non, parce que ce ne sont pas des artistes que j’aime écouter. Je n’aime pas leur musique, qui sonne vraiment commerciale.
Vous préférez donc rester à l’écart du mainstream ?
Je veux mener une grande carrière, donc il faudra peut-être que je passe par là, mais je n’ai pas envie qu’on me dicte ce que je dois faire. L’industrie est en train de changer, avec des artistes comme Stefflon Don ou certaines chanteuses jamaïcaines, qui pourraient devenir commerciales mais font les choses à leur manière, sans suivre les traces de Nicki Minaj ou Rihanna. Elles ont du style, et s’affirment telles qu’elles sont, sans suivre un plan marketing visant à leur apporter un immense succès. On peut être mainstream sans être un mauvais artiste, mais personnellement j’aime les gens qui font ce qu’ils veulent et sont leur propre patron. Je ne veux pas que qui que ce soit décide de ce que je dois faire, et c’est sans doute pourquoi je n’aime pas ce type d’industries, leur façon de fonctionner, et je suppose que c’est la raison pour laquelle je n’accroche pas avec leurs productions musicales. Tout sonne pareil.
Avez-vous parfois eu du mal à être prise au sérieux en tant que rappeuse blanche ?
J’ai rencontré quelques personnes qui m’ont dit que je ne devrais pas faire ce que je fais parce que je suis blanche. Mais je fais ce qui me plaît.
Vous a-t-on déjà accusée d’appropriation culturelle ?
Ma musique n’est pas politique. Il y a des artistes qui défendent des positions politiques à travers leur musique, et ça peut être super, mais je ne suis pas comme ça. Je fais juste ce que j’aime et suis animée par mes rêves. Je ne prétends pas faire du dancehall, mais certaines personnes disent que j’essaie d’être une noire. Et ce qui est drôle, c’est que la plupart des gens qui m’accusent de ça sont blancs. J’ai donné un concert à Berlin où la majorité du public était noire, et à la fin du show beaucoup d’entre eux sont venus me voir en me disant : « Ton live était dingue, tu as une énergie incroyable ». J’adore les gens pour qui la musique passe avant tout par le ressenti, et non par son éventuelle dimension politique ; sinon on passe son temps à se demander si c’est correct ou pas… la musique ce n’est pas ça. Je n’écris pas des paroles compliquées et politiquement engagées, mon but est de faire danser les gens et de les rendre heureux.
Que cherchez-vous alors transmettre à travers vos morceaux ?
Je les écris rapidement, en freestyle, je ne me prends pas trop la tête, je puise dans mes obsessions : l’amour, l’argent, la danse, le travail, l’envie d’être moi-même… Je ne parle pas de politique quand je suis à table, mais plutôt du morceau que j’ai découvert la veille ou de l’endroit où passer la soirée, donc ça n’aurait aucun sens pour moi de parler de politique dans mes morceaux.
Aujourd’hui, de nombreuses pop stars tentent un retour à l’authenticité, quand vous défendez au contraire votre côté bling-bling.
Cela fait partie de mon identité, c’est important pour moi, danser et choisir mes tenues sont deux choses qui m’aident à avoir confiance en moi. J’aime l’esthétique des années 1990, mes inspirations sont très variées. Et elles changent. Les gens me voient comme une fille bling-bling avec une queue de cheval, mais mon style évolue. Parfois, quand je rentre chez moi, je suis si fatiguée que je ne mets pas de maquillage, je me contente d’enfiler une robe et des tongs et je vais à la plage habillée comme ça, sans me soucier de l’image que je renvoie. J’ai aussi besoin de ces moments de détente, parce que choisir mes tenues fait partie de mon travail, et toujours devoir y faire attention est fatigant à la longue.
Pour vous, où se situe la limite entre le bon et le mauvais goût ?
C’est une question très difficile, parce que tout est relatif. Certaines personnes ont mauvais goût mais réalisent des choses incroyables, comme les Jamaïcains, et j’adore ce qu’ils font.
Ça me semble être une caractéristique de la culture espagnole : la marque Camper par exemple joue beaucoup avec cette double-face. Et j’ai l’impression qu’il se passe la même chose avec vous.
Oui, d’ailleurs en Espagne les femmes portent beaucoup de bijoux, de vieilles robes, elles vont acheter leur pain avec des chignons défaits… Ce style espagnol un peu « gitan » est inscrit en nous.
Avez-vous des designers favoris ?
Non. J’aime certaines créations des collections Versace, j’adore Miu Miu, et je découvre sans cesse de nouveaux designers émergents avec qui je collabore pour des shootings, mais au final ce que je préfère c’est d’assembler les pièces de différentes marques. Les gens qui s’intéressent vraiment à la mode peuvent trouver des choses intéressantes en Espagne, comme Miley Cyrus et Beyoncé, qui travaillent avec Palomo.
Pourquoi avoir choisi « Bad Gyal » comme pseudo ?
J’entendais ça tout le temps dans les morceaux de dancehall, donc ce n’était pas un choix difficile à faire.
Et êtes-vous une « bad gyal » ?
Non, je suis gentille en fait. Je devrais peut-être réfléchir plus avant de prendre des décisions comme celle de mon pseudo, je n’aurai pas pensé que j’aurais à répéter « Non, je ne suis pas une mauvaise fille, et je ne me prends pas pour Rihanna », mais je fais avec.