Article extraits d’Antidote Magazine : Desire printemps-été 2020.
Entre les années 1970 et 1980, les premiers pas de la libération homosexuelle et l’arrivée de la pandémie du VIH, la Hi-NRG, un dérivé électronique du disco inventé de toutes pièces par le producteur Patrick Cowley, fait danser les gays dans d’immenses clubs entre San Francisco, New York, Londres et Paris. Histoire d’un courant musical aux effluves de poppers, qui n’aura duré qu’une poignée d’années mais a complètement transformé la pop et la dance music.
Dans les années 70, San Francisco est certainement, avec New York, une des villes les plus gays des États-Unis, si ce n’est du monde. Sauf que si New York abrite des milliers d’homosexuels, venus trouver l’anonymat offert par la mégalopole, à côté, San Francisco fait office de petite bourgade de province. Célèbre pour ses 40 collines, c’est à la fin du 18ème siècle que SF prend forme avec la construction du chemin de fer traversant le pays. Mais c’est lors de la Seconde Guerre mondiale, après l’attaque japonaise contre la base américaine de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, que San Francisco va devenir le point de convergence de toute une faune anticonformiste et forger peu à peu sa légende de ville la plus libertaire des États-Unis.
Elle accueille en effet une importante base militaire, par où transitent de nombreux jeunes souhaitant s’enrôler et défendre leur pays ; mais tous ne sont pas acceptés, bien au contraire, et ceux réformés pour homosexualité se voient délivrer un papier bleu où un grand « H » est imprimé. « L’homosexualité était passible de prison à l’époque, rappelait au média French Morning Gilles Lorand, qui organise des visites de la ville. De nombreux jeunes engagés dans la guerre du Pacifique découvrent leur orientation sexuelle dans la promiscuité des casernes que d’autres partagent. L’armée ne veut pas garder d’homosexuels dans ses rangs, et les démobilise en masse à San Francisco. Pour ces jeunes gens, pas question de rentrer dans leurs familles pour révéler les vraies raisons de leur démobilisation et risquer d’être ostracisés : ils s’installent donc à San Francisco. »
C’est dans le Tenderloin, quartier pauvre et considéré comme dangereux, que tous les gays rejetés par l’armée vont d’abord s’installer, avant d’être rejoints dans les années 1950, à cause du maccarthysme (chasse orchestrée contre les communistes, et par extension tous les anticonformistes), par nombre d’homos venus des quatre coins du pays pour expérimenter la tolérance légendaire de la ville. Une ouverture d’esprit prouvée à de maintes reprises : San Francisco est en effet devenu un des épicentres de la beat generation, puis celui du mouvement hippie dans les années 60, avec en apogée le Summer of Love de 1967, lors duquel des milliers de jeunes sont venus célébrer cette contre-culture dans un bain de fleurs, d’amour libre et de LSD. De plus en plus nombreux, les homosexuels prennent les rênes de cette ville providentielle et occupent petit à petit le centre de la ville, l’Eureka Valley et le Castro, où ils restaurent les anciennes maisons victoriennes abandonnées et accessibles pour une bouchée de pain. L’écrivain Armistead Maupin, à qui l’on doit les fantastiques Chroniques de San Francisco, décrivait la ville dans les années 70 comme « un lieu de compassion et de tolérance où les hétéros acceptaient plus facilement l’homosexualité que les pédés n’assumaient la leur. »
C’est à cette période que Patrick Cowley, jeune américain originaire de Buffalo, tranquille bourgade de la côte est des États-Unis, va débarquer en stop à San Francisco. Nous sommes en 1971, Patrick a juste 21 ans. Après des études d’anglais et sa participation à différents groupes locaux, il vient étudier la musique au sein du département expérimental – l’Electronic Music Lab – du City College of San Francisco, où il se passionne pour les premiers synthétiseurs, réputés particulièrement difficiles à utiliser. Gerald Mueller, son professeur de l’époque, se souvenait lors d’une interview accordée à la RBMA que Cowley ne ressemblait pas à ses autres étudiants : « Il ne considérait pas les synthétiseurs comme les autres le faisaient. Il était obnubilé par l’oscillateur basse fréquence qui permettait de transformer à loisir un son, et il se souvenait parfaitement des câbles qu’il fallait connecter entre eux pour entendre telle ou telle sonorité, il avait une sacrée oreille. Je me souviens être entré un jour dans le laboratoire et je l’ai surpris à exécuter une cover électronique absolument parfaite de « A Whiter Shade Of Pale » de Procol Harum. » En colocation avec sa meilleure copine de Buffalo, Theresa McGinley, auprès de qui il a fait son coming-out suite aux émeutes de Stonewall à New York, Cowley plonge comme un poisson dans l’eau dans la vie ultra-gay et mouvementée du San Francisco de l’époque. Une ville qui semble avoir été construite pour l’hédonisme, où les lesbiennes butch côtoient les sadomasochistes avec leur harnais et leur moustache rasée de près, où les bourgeois fricotent avec les drags, où les drapeaux gay s’affichent un peu partout, et où les sex-clubs ou autres saunas, réputés pour les consommations sexuelles rapides qu’ils permettent, se multiplient à vitesse grand V. Les boîtes où les gays vont s’épuiser à coup de drogues et de beats disco essaiment également à travers les rues, du Trocadero Transfer – le club le plus réputé, où officie le DJ Bobby Viteritti – au Dreamland, en passant par l’I-Beam et le City Disco. Histoire de donner des nouvelles à sa famille, Patrick envoie des cartes postales de la fameuse baie de SF sur lesquelles il a maladroitement griffonné des pénis : une manière radicale de faire son coming-out en bonne et due forme !

Slip : Ludovic de Saint Sernin
Entre l’université, où il décrypte les secrets des machines, et sa chambre, où il s’est installé un magnéto quatre pistes et un home studio sommaire, Cowley, travailleur acharné capable de passer des jours à traquer un rythme ou une mélodie, ne s’autorise que quelques pauses méritées pour traîner dans les différents lieux de drague de la ville. « Quand Patrick n’était pas en studio, il était en club, dans les darkrooms ou les saunas, raconte Jorge Socarras (fondateur du groupe de la scène new wave Indoor Life) avec qui Cowley a composé le LP Catholic en 1975 – un album qui détonne dans sa discographie, oscillant entre le post-punk et la proto-techno que revendiquent aujourd’hui comme une influence majeure des groupes comme LCD Soundsystem ou The Rapture. « Il était intéressé par tout ce que San Francisco pouvait à l’époque proposer de sexuel. Et sa musique était une manière pour lui de participer à cet hédonisme. Patrick adorait les atmosphères très chargées sexuellement, les lieux où des rituels étranges se mettaient en place. Il y avait chez lui, et on l’entend dans sa musique, une manière de dramatiser toute cette liberté soudaine », ajoute Jorge.
Des rodéos sauvages à l’image de sa musique, scandés de décharges d’adrénaline et de sperme, que Cowley décrit à merveille dans son journal intime Mechanical Fantasy Box, tenu d’août 1974 à octobre 1980. Extrait : « Je glisse furtivement et j’arrive à le détourner de la pipe que je suis en train de lui faire. Je l’entraîne dans mon lit pour mieux profiter de son cul merveilleux. Je veux voir nos corps dans le miroir, c’est si beau de nous regarder nous chevauchant. (…) Il s’accroche à moi comme un bébé à sa maman, avec sa barbe brune, sa tignasse épaisse et douce. Mon éjaculation est digne d’un feu d’artifice du 14 juillet. Il lâche un “Wow” et rentre chez lui. » Une prose que son ami Jorge Socarras décrit aujourd’hui comme « le zeitgeist de la libération sexuelle gay qui était en train de révolutionner San Francisco ».
À la fin des années 70, alors que le disco a enflammé les dix années précédentes, posé les bases de la club culture, accompagné la révolution homosexuelle, le féminisme et le black power, sa permissivité et sa popularité sont largement remises en question. Le 12 juillet 1979, Steve Dahl, DJ d’une radio rock, appelle au micro ses auditeurs à se débarrasser du disco (sous-entendu musique de Noirs et de gays), en appelant à un autodafé de vinyles dans un stade de Chicago. Ce qui n’aurait pu être qu’un feu de paille se transforme en mort programmée de ce style musical. Un genre qui enflamme l’Amérique profonde suite au succès du film Saturday Night Fever, dont les midinettes affichent le poster dans leur chambre d’ado, et avec lequel toutes les pop stars vieillissantes espèrent se refaire une jeunesse (les Rolling Stones, Barbra Streisand, Rod Stewart…), sans compter les groupes comme Village People, montés de toutes pièces par des producteurs plus malins que les autres. Mais au-delà des polémiques, la version synthétique du disco – initiée par le tube incommensurable « I Feel Love » signé Donna Summer et Giorgio Moroder – achève de ringardiser le disco traditionnel. Soudain, la dance music ne rêve que de synthétiseurs, de boîtes à rythmes, de beats accélérés et de voix transformées par le vocoder.
https://www.youtube.com/watch?v=Nm-ISatLDG0