Diverse et follement créative, la scène hip-hop britannique célèbre aujourd’hui un nouveau prodige : Kojey Radical, dont le nouvel EP, Cashmere Tears, devrait lui permettre de séduire par-delà les frontières.
Par habitude, ou par réflexe, de nombreux médias résument régulièrement la scène hip-hop anglaise au grime, à des artistes tels que Stormzy, Skepta ou Wiley. Un constat bien évidemment réducteur, mais aussi et surtout une grossière erreur quand on s’arrête un instant et que l’on tend l’oreille à la nouvelle génération de rappeurs britanniques, portée par le souffle de Little Simz, Loyle Carner ou Slowthai. Des MCs d’un tout autre acabit, jamais vraiment éloignés des contrées hip-hop, mais toujours prêts à décloisonner les genres, à explorer de nouveaux terrains inédits.
Kojey Radical s’inscrit dans cette même lignée, radicale et indépendante. Modeste, le Londonien refuse toutefois de se considérer comme la voix de cette génération née au cours des années 1990, comme le Guardian tentait un peu hâtivement de le résumer il y a quelques mois. « Ma musique est faite pour faire comprendre aux gens que nous sommes tous pareils, rectifie-t-il aujourd’hui. C’est ce qui m’importe dans l’art : créer des connexions, des espaces de dialogue. Devenir un porte-voix, ce n’est pas l’idée, c’est au contraire le meilleur moyen pour que les gens prennent vos paroles comme des évangiles. »
Kojey Radical veille d’ailleurs à ne pas changer de comportement : il dit mener une vie parfaitement normale, confesse se remettre en question en permanence et avoue ne pas avoir envie de quitter son quartier. Après tout, il se sent bien à l’Est de Londres. C’est son cocon, sa source de créativité. « Ici, il y a un tel brassage culturel que ça te motive à créer et à tester plein de choses artistiques », commente-t-il. Avant de marquer une pause, et d’expliquer en quoi sa musique est indéniablement britannique : « Cashmere Tears est un projet 100% british. Ce n’est ni du grime, de la drill ou du R&B, tous ces genres actuellement en vogue, mais il a été réalisé avec la même énergie, dans l’idée de proposer quelque chose de brut et de fou. Depuis toujours, ce sont ces deux éléments qui ont permis à notre île d’exporter dans le monde entier des groupes fabuleux, et je veux poursuivre cette démarche. Tout en la questionnant. »
Touche-à-tout
Cette soif créative n’est pas nouvelle. Pour beaucoup, elle anime le bonhomme depuis 2014, année au cours de laquelle Kojey Radical publie son premier EP (Dear Daisy: Opium). En discutant avec l’Anglais, 26 ans, on comprend toutefois que ses pulsions artistiques remontent à l’enfance. Très jeune, Kwadwo Adu Genfi Amponsah s’imagine en effet donner vie à ses envies. Reste simplement à trouver le médium adéquat : le dessin, l’illustration, la peinture, la mode ou encore la musique, tout y passe. Le jeune homme est du genre curieux, touche-à-tout. Il comprend vite que peu importe le format, ce qu’il crée doit lui ressembler entièrement. Il est l’entité, le reste n’est qu’un moyen. Avec, toujours, cette envie de surprendre : « Tout ce que je publie est créé dans l’idée de présenter aux gens des projets qu’ils ne sont pas encore totalement prêts à accepter ou à comprendre. »
Chez beaucoup, ce genre de propos pourrait paraître prétentieux. Pas ici. Déjà, parce que Kojey Radical le dit avec un naturel désarmant. Ensuite, parce qu’on sent que cela lui permet d’avancer avec des ambitions claires. Son intérêt n’est ni de devenir la plus grande pop-star de l’industrie musicale, ni de cracher sur le mainstream en continuant de jouer les avant-gardistes dans les caves de Londres. Ce qu’il souhaite, c’est « devenir le plus grand outsider que le monde ait connu », plaisante-t-il à moitié. « C’est pourquoi je veux garder le contrôle sur mon art, et c’est pour cela également que je multiplie les activités ».
En plus de piocher un peu de son inspiration dans différents styles musicaux (R&B, funk, soul, gospel, jazz…), Kojey Radical s’est également essayé à la mode ces dernières années. Aux côtés de Chelsea Bravo, mais également à travers ses propres créations, lui qui a dessiné sa première collection en s’inspirant du salon de son père, « typique des années 1970 avec ces sièges en velours ».
Confessions intimes
Le piège, quand on est à ce point curieux de tout, c’est parfois de confondre diversité et dispersion, de tomber dans un trop-plein d’idées inabouties et indigestes. Chez Kojey Radical, et c’est là sa force et son intelligence, point d’exubérance : en dépit de quelques mélodies enjouées et d’une irrépressible envie de croquer la vie, tout reste chez lui nimbé de mélancolie. À l’image du titre « Cashmere Tears », qu’il a composé suite à une rupture douloureuse et qui a guidé le reste du disque. À l’image également d’« Eleven », morceau où il parle du meurtre de son meilleur ami (Harry Uzoka), sur lequel il préfère ne pas trop s’étendre en interview.
Peut-être parce que l’artiste pense avoir tout dit dans sa chanson. Peut-être aussi parce qu’il refuse de se focaliser sur les moments difficiles. « Ce que j’ai appris ces deux dernières années, c’est à gérer les déceptions, les peines, confie-t-il. L’enregistrement de Cahsmere Tears, même s’il a duré deux semaines à peine, a été une sorte de thérapie. Parce qu’il a été réalisé auprès de gens qui me comprennent, qui m’ont encouragé à tenir le coup lors des moments difficiles, qui m’accompagnent depuis longtemps. Je pense notamment à KZ, Kyu ou Swindle. Et parce que le disque m’a permis de transposer toutes les émotions par lesquelles je suis passé ces deux dernières années. Il m’a permis de faire face à la dépression, et donc de me rendre invincible, en quelque sorte. »
Parfois, il faut le dire, le discours de Kojey Radical flirte avec la caricature de l’artiste-à-la-recherche-des-vibrations-de-la-vie. Il dit vouloir « se connecter avec les gens », envisage « la musique comme une échappatoire » et souhaite « transformer des sentiments douloureux en mélodies fédératrices ». Alors, quand on comprend qu’il préfère parler de Cashmere Tears comme d’une peinture plutôt que d’un EP ou d’un album, on se méfie. Par réflexe. Puis on l’écoute détailler son idée, et l’on saisit alors à quel point le Londonien n’a rien d’un hurluberlu touché par la grâce. C’est un artiste sincère, qui sait parfaitement ce qu’il veut et il où va. « Cashmere Tears, ce n’est pas un assemblage de quelques morceaux enregistrés ces dernières années que j’ai réunis sur un même projet parce qu’ils me plaisaient. C’est un ensemble de dix morceaux composés avec une même envie et un même besoin », se justifie-t-il, avec toujours ce sourire aux coins des lèvres. Et de conclure : « C’est le projet dont je suis le plus fier, mais ça ne reste qu’une pierre jetée dans l’océan. Il faut attendre que les vagues fassent le reste du travail désormais. »
Kojey Radical sera en concert le 31 octobre prochain à la Grande Halle de la Villette de Paris, dans le cadre du Pitchfork Music Festival.