L’interview de Syd, chanteuse et figure iconique du collectif The Internet

Article publié le 2 octobre 2018

Photos : Syd par Xiangyu Liu pour Antidote : Excess hiver 2018-2019.
Texte : Maxime Delcourt.
Stylisme : Adrian Bernal. Studio Manager : Edouard Risselet. Coiffure : Chiao Chenet @Atomo. Maquillage : Mayumi Oda @Calliste.

Hive Mind, le deuxième album de The Internet, impose cette formation américaine comme l’une des plus défricheuses et les plus à l’affût de nouveautés au sein du paysage musical mondial. De passage à Paris, Syd, la figure iconique du collectif, en a profité pour revenir sur ce nouvel opus, mais aussi sur son enfance à Los Angeles, ses débuts au sein d’Odd Future et sa relation ambigüe avec la mode.

Présente dans le circuit depuis la fin des années 2000, Syd est un phénomène : on l’a d’abord aperçue aux côtés des teenagers turbulents d’Odd Future, puis avec The Internet, collectif avec lequel elle revient aujourd’hui pour un deuxième album (Hive Mind), ou en solo, le temps d’un Fin encensé par la presse internationale en 2017. Seulement, comme dans tous les phénomènes qui dépassent le simple cadre de la musique, les réactions sont parfois vertigineuses, et n’ont pas permis à Syd d’échapper à un peu de récupération : depuis son retrait d’Odd Future au début des années 2010, on ne compte d’ailleurs plus les médias ayant cherché à faire d’elle une « icône gay ». L’Américaine, elle, préfère laisser parler sa musique, cette singulière hybridation de R&B et de hip-hop qui lui permet de séduire des foules de plus en plus massives à travers le monde.
ANTIDOTE. Avant de parler de ta musique, j’aimerais que l’on revienne sur ton enfance. Tu étais comment à l’adolescence ?
SYD. J’étais très déprimée et complexée. Je jouais souvent au basket, j’ai commencé à composer de la musique quand j’avais 14 ans, mais c’était surtout un moyen pour moi de m’occuper l’esprit. J’étais vraiment déprimée durant ces années-là, j’avais besoin de me trouver un but, d’extraire toute cette frustration quelque part.
À gauche : Doudoune, pull, pantalon et chaussures, Moncler 1952.
À droite : Doudoune sans manches, manteau, pantalon et chaussures, Moncler 1952.
Avant de parler de ta musique, j’aimerais que l’on revienne sur ton enfance. Tu étais comment à l’adolescence ?
J’étais très déprimée et complexée. Je jouais souvent au basket, j’ai commencé à composer de la musique quand j’avais 14 ans, mais c’était surtout un moyen pour moi de m’occuper l’esprit. J’étais vraiment déprimée durant ces années-là, j’avais besoin de me trouver un but, d’extraire toute cette frustration quelque part.
Sais-tu pourquoi tu étais si déprimée ?
Non, je ne le savais pas et je commençais à croire que j’étais folle… Le problème, c’est que je ne sais toujours pas pourquoi j’étais comme ça. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai beaucoup changé, mais sans pour autant m’être débarrassée de toutes ces incertitudes. De toute façon, je pense que l’on ne se débarrasse jamais de ce genre de problèmes, on apprend simplement à vivre avec, à mieux les gérer et à apprécier à leur juste valeur les jours heureux.
J’imagine que tes parents ont tout fait pour que tu ailles mieux. Ils t’ont notamment laissé installer un studio chez eux, un lieu qui te permettait d’enregistrer tes morceaux et ceux d’Odd Future, avec qui tu as débuté.
Mes parents ont toujours été d’un immense soutien. Quand je voulais faire du basket, ils m’ont inscrit dans divers programmes pour me permettre d’assouvir ma passion et de participer à différents tournois. Pareil pour la musique ! Même si là, c’est un peu différent : ma mère voulait devenir une ingénieure du son, mon oncle est un producteur qui a connu pas mal de succès dans le reggae et mon père m’a acheté mes premiers moniteurs. La musique a donc toujours été présente à la maison. Moi-même, j’ai toujours su, grâce à l’exemple de mon oncle, qu’il était possible d’en faire carrière et de vivre de ma musique.
Tu pensais que tu atteindrais le statut actuel ? Ça doit être un sacré challenge pour toi d’avoir à gérer cette célébrité ?
Honnêtement, je ne pouvais pas m’imaginer un tel destin ! D’autant que je voulais surtout passer du temps en studio au début. Chanter n’était pas dans mes priorités, je souhaitais avant tout faire comme mon oncle. Et puis, il faut le dire, je ne me vois toujours pas comme quelqu’un de célèbre. Déjà, parce que je n’aime pas cette idée, et puis parce que je pense que je ne supporterais pas de l’être. Bien évidemment, j’aime être reconnue pour le travail que j’accomplis, mais je ne suis pas du genre à en faire des tonnes ou à vouloir me montrer en public. Les concerts me permettent de combler cette envie un peu égocentrique de se mettre à nu face à une foule de spectateurs, mais une fois que je replonge dans ma vie privée, j’aime être invisible. Au début des années 2000, c’était beaucoup plus difficile à gérer. Avec les gars d’Odd Future, on était jeunes et ça allait très vite. Honnêtement, je vis beaucoup mieux cette situation désormais.
J’ai lu que tu voulais devenir un modèle pour les femmes queer. Ce n’est pas un peu contradictoire avec ton désir d’anonymat ?
Non, parce que je ne souhaite plus spécialement parler de ma sexualité en interview ou dans mes chansons. Quand j’ai débuté, on me posait systématiquement des questions sur ma sexualité, on me définissait comme l’artiste gay d’Odd Future… Aujourd’hui, je veux simplement que l’on parle de ma musique. Et c’est en faisant cela, je pense, que je pourrai au mieux représenter une certaine partie de la population. Ou servir d’exemple, si tu préfères. Je n’aime pas du tout quand des artistes se définissent comme des « rappeurs gays » ou des « chanteuses lesbiennes ». Mon but est donc très clair : je veux que l’on m’aime pour ce que je suis, pas parce que je suis gay.
À l’époque, une partie de la communauté gay te reprochait d’ailleurs de faire partie d’Odd Future…
Oui, et ça arrive encore aujourd’hui… Le truc, c’est qu’il y aura toujours quelqu’un pour te reprocher un mot ou une collaboration. Malgré tout, je constate que les gens sont de plus en plus à l’aise avec ma sexualité, que l’on ne me pose plus forcément de questions dessus et que l’on comprend sans doute mieux que je suis une artiste avant tout. Peut-être que le fait de réaliser mon coming-out avant d’entamer ma carrière a pu aider. Peut-être aussi que j’ai vite compris qu’une femme black et lesbienne devait se battre deux fois plus pour obtenir la même chose que d’autres. Ce qui est sûr, c’est que je ne souhaite pas spéculer là-dessus, ni m’adresser uniquement à une communauté. Quand je parle d’amour, par exemple j’évoque ce thème au sens large. Certains de mes textes sont certes centrés sur l’amour entre deux femmes, mais ce qu’elles ressentent est identique à n’importe quelle relation. Si ça a pu aider certains ou certaines à s’affirmer, tant mieux, mais ce n’est pas ma mission première.

« L’idée avec mon prochain album solo, c’est de réaliser le disque que Fin aurait dû être. Et cela, je pense que c’est impossible d’y arriver si je ne le produis pas moi-même. »

J’imagine que ta vie sociale a dû pas mal changer ces dernières années, entre tous tes projets, les tournées et les collaborations avec Pharrell, Sampha, Kaytranada ou Richard Russell, le boss d’XL Recordings (Adele, The XX, Kamasi Washington,…).
Honnêtement, pas tant que ça. Enfin, si, mais pas dans le sens que l’on pourrait croire. Ces dernières années, je pense que je n’ai jamais passé autant de temps toute seule. Avant, il y avait toujours quelqu’un pour passer chez mes parents, chez qui je vis toujours d’ailleurs. Je n’avais même pas besoin d’appeler mes potes, ils venaient automatiquement chez moi. Aujourd’hui, c’est comme si j’étais plus à l’aise à l’idée de passer quelques moments toute seule, comme si j’avais besoin de me retirer par moment. Ça me fait du bien, c’est presque thérapeutique.
Pourquoi avoir fait le choix de continuer à vivre chez tes parents ?
Vivre à Los Angeles coûte pas mal d’argent et, étant donné que je voyage beaucoup, je trouvais ça plus simple de rester chez eux et de ne pas avoir un loyer à gérer toute seule. Là, ça me permet d’avoir mon studio à disposition, de passer du temps avec ma famille et de participer aux frais quotidiens. C’est cool parce que tout le monde gagne de l’argent dans cette histoire (rires).
À gauche : Doudoune, pull, pantalon et chaussures, Moncler 1952.
À droite : Doudoune, pantalon et chaussures, Moncler 1952.

 

Tu penses que le fait d’être basée à Los Angeles a pu avoir un impact sur ta musique ou sur la façon dont tu l’envisages ?
Je ne pense pas que ce soit conscient, mais ça a bien évidemment eu une influence. Il y a une grosse scène musicale à Los Angeles, très éclectique et florissante. Le fait d’interagir avec tout un tas d’artistes d’horizons différents m’a forcément aiguillé vers certains sons. Et puis les rencontres sont très importantes. Par exemple, je ne pense pas que je serais ce que je suis aujourd’hui si je n’avais pas fait partie d’Odd Future pendant tout ce temps, ou si je n’avais pas croisé tous ces artistes en studio ou ailleurs. Plus que la ville, je dirais donc que ce sont les artistes locaux qui ont eu un impact sur mon évolution et sur la manière que j’ai d’aborder ma musique.
À ce propos, ce n’est pas trop difficile de réussir à faire parler de son groupe lorsqu’on vient de Los Angeles, une ville où, comme tu le dis, des centaines de groupes tentent d’émerger chaque mois ?
Toute l’industrie est ici, donc ça crée forcément une certaine effervescence. Mais c’est assez paradoxal. Dans un sens, c’est très facile de se faire des connexions ou de collaborer avec des artistes. Si tu veux traîner en studio ou faire un morceau avec un musicien que tu aimes, L.A. est clairement la ville parfaite pour ça. Mais il faut aussi comprendre que tu n’as pas besoin de vivre ici pour te faire connaître ou produire de la bonne musique. Aujourd’hui, il y a plein d’autres moyens pour réussir à se faire un nom.
Récemment, Patrick Paige II a publié son premier album, tandis que Steve Lacy et toi sortaient un paquet de projets. Vois-tu The Internet comme une nébuleuse d’artistes ?
Nous sommes un collectif avant tout, mais c’est vrai qu’on ne cherche pas à s’enfermer les uns avec les autres. L’idée avec The Internet, c’est de pouvoir aller collaborer avec qui on souhaite, de pouvoir s’éloigner un peu artistiquement si on en ressent le besoin, tout en sachant qu’on enregistrera à nouveau ensemble par la suite. De toute façon, la magie en studio est trop parfaite pour qu’on la laisse de côté. Ensemble, on sait qu’on forme une sorte de super-groupe grâce auquel on parvient à composer une musique qui nous correspond au plus haut point.
Tu penses que toutes ces infidélités musicales ont pu influencer de près ou de loin le nouvel album de The Internet, Hive Mind ?
C’est difficile à dire, et tu sais pourquoi ? Parce que tous ces autres projets sont naturels pour nous. Mais oui, Hive Mind a probablement été influencé par tout ce que l’on a pu vivre ces dernières années, musicalement ou non.
Vous avez quand même conscience de vous affirmer d’album en album ?
Ça fait dix ans que je fais de la musique désormais et, même si j’ai parfois l’impression d’être moins bonne qu’auparavant lorsque j’écoute certains de mes vieux morceaux, je sais aussi que je maîtrise de mieux en mieux mon univers. Ça, c’est une certitude. Et c’est très important, je pense, d’en avoir conscience. Avoir du talent ne mène à rien si tu ne crois pas un minimum en toi.
Là, avec Hive Mind, vous vouliez raconter quelle histoire ?
On voulait simplement composer un album ensemble. L’idée, c’était de se réunir dans une même pièce et de faire de la musique. Tout simplement. Hive Mind, c’est aussi un moyen pour nous de rappeler à certains que l’on ne s’est jamais séparés, ni éloignés. L’idée, c’était donc de dire : « Eh, on est encore là » (rires) ! Après, je ne pense pas qu’il y ait de véritable fil rouge. Chaque chanson raconte une histoire différente. C’est pour ça que je vois ce disque comme une sorte d’immense Snap avec plusieurs stories réunies au même endroit.

« C’est beaucoup de pression de devoir se confronter à des gens qui attendent de toi que tu représentes l’homosexualité dans le monde du R&B, sous prétexte que tu es gay et que tu as quelques morceaux engagés. »

Pourtant, dans le communiqué de presse, tu semblais vouloir insister sur vos racines africaines, en précisant notamment qu’il est plus que jamais important pour les artistes blacks de rester unis.
Oui, notre album parle essentiellement de notre afro-américanité et du lien qui nous unit au sein de The Internet. Mais ce n’était pas notre intention première. C’est juste quelque chose qu’on a remarqué après avoir enregistré quelques morceaux. On a constaté que l’on était le seul groupe à notre connaissance qui développait de tels sons et de tels morceaux. On s’est donc dit qu’il fallait que l’on poursuive ça, qu’on continue de se serrer les coudes tous ensemble.
C’est pour ça que vous avez choisi de produire ce disque vous-mêmes ?
Carrément ! D’autant que Hive Mind a vraiment été plaisant à enregistrer : tous les postes s’interchangeaient, certains se sont occupés de la batterie, d’autres des guitares, etc. C’est important pour nous d’évoluer ainsi, d’avoir le contrôle sur tout et de rester entre nous. C’est aussi pour ça que j’ai produit entièrement mon prochain album solo. Ça signifie beaucoup pour moi !
Comment ça ?
L’idée avec mon prochain album solo, c’est de réaliser le disque que Fin aurait dû être. Et cela, je pense que c’est impossible d’y arriver si je ne le produis pas moi-même. Être la seule responsable de mon album, c’est le meilleur moyen de livrer des morceaux uniques, qui ne ressemblent qu’à moi et à ma vision de la musique.
Tu recherches davantage de simplicité ?
Quand j’étais jeune, je voulais être plus métaphorique et complexifier chaque phrase, mais ce n’est pas quelque chose que je maîtrise. Tout est assez évident désormais, même si toutes les chansons que j’écris ne me concernent pas.
À gauche : Doudoune, pull, pantalon et chaussures, Moncler 1952.
À droite : Doudoune, pull, pantalon et chaussures, Moncler 1952.
Est-ce que le rôle exercé par les médias et la façon qu’ils ont de pouvoir sortir tes propos de leurs contextes t’incitent à être plus vigilante ?
Oui, bien évidemment ! À l’époque du titre « Cocaine », on nous reprochait de faire l’apologie des drogues alors que l’issu du morceau était tragique… C’est pour cela que la relation avec les médias est toujours ambiguë. C’est quand même beaucoup de pression de devoir se confronter à des gens qui attendent de toi que tu aies une opinion ou que tu représentes l’homosexualité dans le monde du R&B, sous prétexte que tu es gay et que tu as quelques morceaux engagés.
Ça ne t’empêche pas de faire des couvertures, notamment des magazines de mode. Es-tu à l’aise avec le fait de poser ?
Disons que j’ai fini par apprendre à ne plus poser, c’est beaucoup plus facile pour moi. Regarder un appareil, interpréter un rôle et faire corps avec une mise en scène, ce n’est pas pour moi. Je suis nettement plus à l’aise lorsque je n’ai pas d’expression faciale à faire ou lorsqu’on me laisse bouger comme je le souhaite. J’aime être libre, en fait.

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