Comment le hip-hop s’est emparé du combat pour l’éducation

Article publié le 17 janvier 2019

Photo : Rihanna lors de la conférence du Partenariat mondial pour l’éducation (PME) à Dakar, février 2018.
Texte : Maxime Leteneur.

Travis Scott, Rihanna, Chance The Rapper, Beyoncé & Jay Z : aux États-Unis, les acteurs de la scène hip-hop s’érigent en alliés inattendus de la lutte contre les inégalités liées au système éducatif.

Posé sur scène avec sa fameuse casquette et son hoodie, Chance The Rapper, jeune rappeur de 24 ans originaire de Chicago, n’est pas venu donner un concert mais bien faire une présentation de son projet servant à financer les écoles publiques de sa ville natale. Nous sommes en septembre 2017 et le protégé de Kanye West vient de délivrer 2,2 millions de dollars (dont 1 million déjà offert 6 mois plus tôt, issu de sa fortune personnelle) aux écoles publiques de Chicago via SocialWorks, un programme qu’il a créé en 2016 consacré à l’épanouissement de la jeunesse à travers les arts, l’éducation et le civisme. « Une éducation de qualité pour les écoles publiques est l’investissement le plus important qu’une communauté puisse faire », se réjouit alors l’artiste. Cet argent sera réparti auprès de 20 écoles de la ville (chacune recevant 100.000 dollars sur 3 ans), en parallèle des autres actions caritatives du rappeur, qui avait notamment fourni des sacs à dos bourrés de fournitures scolaires à 30 000 écoliers de Chicago.

À l’image de celles de Chance The Rapper, de nombreuses initiatives ont été menées par des personnalités du hip-hop ces dernières années, visant à faciliter l’accès à l’éducation aux familles les plus démunies. Un engagement qui peut surprendre mais tombe pourtant sous le sens, quand on sait que les failles du système éducatif, le creusement des inégalités sociales, la ghettoïsation des cités ou encore le trafic de drogue font partie des sujets de prédilection soulevés dans les textes de rap. Après des décennies de fantasme autour de la légendaire « école de la rue », c’est la rue que le rap game veut remettre à l’école.

Un manque à combler

Lors de la dernière tournée américaine « On the Run II » de Beyoncé et Jay-Z, 11 fans privilégiés ont pu repartir avec un chèque de 100.000 dollars après avoir assisté à l’un des concerts. Choisis dans le public, ils se sont vu offrir une bourse pour leur permettre d’effectuer leurs études supérieures, tous frais payés par le couple royal du hip-hop. Le concept est plutôt original, mais ce qui pourrait passer pour une simple tombola des temps modernes va bien plus loin. Outre-Atlantique, l’urgence est bien réelle car le débat sur la dette étudiante et les tarifs des universités sont de plus en plus virulents. Selon un récent article du magazine Business Insider, prenant comme source les données du ministère de l’éducation américain, une année d’études en université peut coûter jusqu’à 70000 dollars. C’est le cas au sein du Harvey Mudd College en Californie, établissement le plus cher du pays.

Résultat, le montant total de la dette étudiante américaine ne cesse de progresser. D’après la société de notation financière S&P Global Ratings, en six ans, il est passé de 500 milliards de dollars à plus de 1500 milliards de dollars au deuxième trimestre 2018. De plus, la politique d’éducation publique de Trump et son équipe est quasi-inexistante, voire même dénigrante : sa ministre de l’éducation Betsy DeVos déclarait en mars 2018, dans une interview à l’émission 60 minutes de la chaîne CBS, n’avoir « intentionnellement pas visité d’écoles publiques en difficulté ». Comme elle le spécifiait dès 2015, ces dernières sont selon elle « une impasse ». Pas étonnant donc que les acteurs du milieu du hip-hop aient décidé de prendre le relais d’une institution presque totalement abandonnée.

Photo : Chance The Rapper présente son programme dans une école de Chicago en 2017.

Dans une tribune publiée en septembre dernier sur The Guardian, Rihanna tirait la sonnette d’alarme et appelait à la solidarité : « Le manque d’accès à l’éducation pour les enfants du monde entier est un problème énorme, mais cela ne signifie pas que nous devrions baisser les bras avec désespoir et nous rendre. Nous devons au contraire relever le défi autant que possible pour donner l’exemple. » Déterminée, la chanteuse a depuis défendu son programme en tant qu’ambassadrice de l’UNESCO pour le GPE (Global Program for Education), allant jusqu’à alpaguer Emmanuel Macron sur Twitter, et à décrocher un rendez-vous avec lui à l’Élysée en juillet 2017.

Un phénomène mondial

Le discours et l’engagement de Rihanna viennent hélas confirmer que ces difficultés et inégalités ne touchent pas que les USA. En France, selon les données de l’Institut de statistique de l’UNESCO (ISU), environ 100.000 jeunes sortent du système éducatif sans diplôme chaque année (soit 13%). Des chiffres qui s’accentuent dans les milieux les plus pauvres et les établissements d’éducation prioritaire. Aussi, les jeunes des écoles situées dans les quartiers les plus défavorisés ne maîtrisent que 35% des compétences attendues en fin de 3ème, contre 80% pour les écoles les plus privilégiées.

« Après des décennies de fantasme autour de la légendaire “école de la rue”, c’est la rue que le rap game veut remettre à l’école. »

Heureusement, on trouve aussi dans l’hexagone des mécènes ayant accédé à la célébrité grâce à leur maîtrise de la punchline. Le jeune rappeur MHD a ainsi fait don de 10.000€ à une école en Guinée, en mars 2017. Avant lui, Kery James s’était déjà distingué de par sa générosité. En 2015, l’artiste offrait une bourse de 6000€ à un jeune dans chaque ville de sa tournée via son association Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir (A.C.E.S.), dont l’objectif est d’apporter un soutien aux bacheliers et aux étudiants. « Pour beaucoup, les écoles coûtent trop cher, et pas seulement en banlieue, expliquait-t-il à l’époque au Parisien. En province et en Outre-mer aussi (…). Je veux mettre en application ce que je répète dans mes chansons : il est important de faire des études. » Au Royaume-Uni, le rappeur Stormzy a lui lancé en août dernier un programme de bourse pour les lycéens noirs souhaitant étudier à l’université de Cambridge.

Photo : le rappeur Mac Tyer lors d’une distribution de fournitures à Aubervilliers.

Davantage axé sur l’action de terrain, Mac Tyer s’illustre depuis plusieurs années en distribuant à chaque rentrée des fournitures scolaires aux jeunes d’Aubervilliers. Celui que l’on surnomme parfois « le deuxième maire d’Auber » commente dans Libération : « Au départ, c’était anecdotique. Je donne un kit de fournitures à un gamin en lui rappelant que l’école est comme une mère. Tu t’habitues à sa présence et au fil du temps, tu oublies que c’est une chance de l’avoir à tes côtés. Donc tu la négliges. Ensuite, tu regardes autour de toi : des parents ont vraiment besoin d’aide et un kit les soulage vraiment. »

« Le savoir est une arme »

Cela n’a rien d’un hasard si des acteurs du milieu hip-hop se sentent particulièrement concernés par ce problème sociétal. Pour nombre d’entre eux, c’est une belle occasion de redonner à la rue et à la communauté. Beaucoup sont issus de milieux sociaux défavorisés et ne connaissent que trop bien les dangers de la déscolarisation. L’échec scolaire et le désintérêt pour l’école est d’ailleurs un thème récurrent dans les textes des rappeurs (dans son titre « Pitbull », Booba décrit : « Devant les profs j’faisais des grimaces en tirant sur mon oinj »). De ces stigmates naissent avec le temps une féroce soif de culture et de connaissances, exploitées comme une ressource pour s’extirper de sa condition sociale. Ou pour paraphraser l’une des formules les plus célèbres du rap français : « Le savoir est une arme ».

Usé jusqu’à la corde par Booba, Alpha Wann, Médine, Gradur, Kery James, Kool Shen et des dizaines d’autres, ce leitmotiv incarne l’obsession du rap pour l’éducation. Et l’école en est son plus bel allié, offrant au passage l’opportunité aux jeunes de sortir de la rue, pour mieux leur éviter la tentation de la délinquance. « Les jeunes sont de plus en plus vite absorbés par la rue. Quand ils terminent en prison, certains ne peuvent pas rédiger un courrier à leurs proches parce qu’ils ne savent ni lire ni écrire », déplore Mac Tyer.

P. Diddy lors de l’ouverture d’une école dans le Bronx à laquelle il a fait un don d’un million de dollars.

Un avis que partage P. Diddy : lui-même très investi auprès de sa communauté d’origine, il a notamment fait un don colossal d’un million de dollars pour l’ouverture d’une école dans le Bronx en octobre dernier. « Je sais d’expérience que recevoir une bonne éducation a un énorme impact sur le futur des jeunes, a-t-il déclaré. Je veux que nos enfants aient accès à tout ce dont ils ont besoin pour réussir (…) Les éduquer comme des leaders, comme des gens qui se battent pour la justice sociale, les préparer pour le monde dans lequel ils vont vivre. »

Le rap comme levier d’influence

Si les initiatives lancées par la scène hip-hop trouvent un écho auprès de la population, c’est que l’univers du rap, genre musical le plus écouté en France et aux États-Unis, détient une véritable influence sur la jeune population. Pour Docteur Melfi, rédactrice pour le site Hip-HopReverse, professeure d’anglais et jeune chercheuse en civilisation américaine, ça ne fait aucun doute, le rap est un moyen idéal de toucher les élèves. « Les jeunes sont en admiration devant certains rappeurs, qui peuvent constituer un pont entre les enseignants et les élèves. Ils font partie de leurs centres d’intérêt, donc forcément quand on s’intéresse au rap on s’intéresse aux élèves. Ils ressentent quand on porte attention à ce qu’ils aiment, on fait un pas vers eux et ils font un pas vers nous ensuite. » C’est d’ailleurs la thèse défendue par Catherine Gendron, chercheuse en sociologie et membre du LIRTES (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche sur les Transformations des pratiques Educatives et des pratiques Sociales). Ses travaux insistent notamment sur la capacité du rap à servir de véritable couteau suisse didactique.

Photo : Pharrell Williams lors de la remise des diplômes de l’université de New York en 2017.

À l’heure où un rappeur comme Sofiane est invité à donner une conférence à Science Po, où les paroles de SCH, Booba ou PNL sont utilisées comme slogan lors de manifestations lycéennes, où un morceau de Médine s’invite dans les livres d’histoire (le titre « 17 Octobre », dans les éditions Nathan), où les textes de Booba sont étudiés à Harvard et ceux de Kanye West à l’université de Washington (Saint-Louis), où Pharrell Williams est invité à s’exprimer lors de la remise des diplômes de l’Université de New York et où Travis Scott crée et offre des t-shirts pour les nouveaux diplômés du lycée Eisenhower, à quand une éducation nationale prenant véritablement en compte les recommandations des acteurs du milieu hip-hop ?

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